Lettres pour origamis (extraits traduits)
Lettres pour origamis
Extraits (traduits du bulgare par Marie Vrinat)
1
Bogomil lisait, ensuite il regardait la rue et réfléchissait.
* * *
Deux semaines auparavant, il était sorti dans le petit matin froid – deux heures plus tard, il n'était toujours pas rentré et il avait gelé près du trottoir, comme un moineau ou un sans-logis. C'était la première fois que cela lui arrivait : tout simplement, il n'était pas parvenu à traverser la rue. Quelque chose, dans sa poitrine, l'avait étouffé, son ventre aussi s'était mis à remuer. Il farfouillait en lui-même. Serrait convulsivement les poings, soufflait dans ses mains, froissait la partie inférieure de son blouson, tirait sur sa fermeture éclair et, pour finir, il était tombé, gelé, près de la cabine téléphonique.
Il se souvint qu'il tenait entre les mains le tortillage en fer Fais un cœur1 - ses enfants confectionnaient des objets de ce genre pendant l'heure de technologie. Il ne savait pas comment ce bout de fer insolite avait fait son apparition dans sa poche. Avant de s'évanouir dans la neige, il s'était dit qu'il jouerait aux cartes une partie de Peter le Noir avec son fils Alex. Un jeu dont le garçonnet serait vainqueur. C'est ce qu'il avait décidé de faire. Le petit téléphone bleu de Meri fit entendre un son strident. Il était trop tard pour changer quoi que ce soit.
Il avait appris à aimer Irena à la fin de leur première année de mariage.
Bogomil s'abandonna à la rue. Il savait que son père conservait un autre tableau dans le couloir, apparu d'on ne savait où. On y voyait des gens d'âges différents se presser devant un cinéma. Une femme avec un enfant dans les bras au premier plan. Selon son père Kiril, c'étaitt le premier film parlant soviétique chez nous, Feuille de route pour la vie. Bogomil aimait bien les visages ouverts et étonnés du tableau. Des gens avec des chapeaux melons, des enfants avec des casquettes. Un gamin pieds nus accroupi près d'une boîte de cirage. L'art est sûrement pour tous, mais la vie ? Réflexions d'un homme qui s'en va de ce monde. Puis étaient venus la solitude et le gel... ensuite la chaleur. Une étrange chaleur à la fin, pareille à une lumière.
Bogomil se réveilla à l'hôpital avec un grand nombre de gelures sur le corps. Quelqu'un lui demanda tout bas : Здравствуйте, здесь живëт крокодил Гена2 ? Bogomil hocha la tête avec soulagement. Le poste de télévision brun foncé de marque soviétique Юность 401 Д, dans leur salle à manger, se mit de nouveau à fonctionner. Ils le remplacèrent au bout d'un certain temps par un Рубин : mais à chaque fois ils avaient des problèmes avec les boutons de la couleur. Ils les tournaient et finissaient par les oublier, eux et les images. Il se rappelait clairement le téléviseur de son grand-père : un Opera avec lampes noir-et-blanc, il lui fallait dix bonnes minutes pour « chauffer » avant que l’image n'apparaisse. De temps à autre, ce que l'on voyait commençait à trembler et parfois disparaissait. Sur le téléviseur, son grand-père rangeait un livre épais avec des discours tenus lors d'un quelconque congrès du PCB3. Un coup très léger et... le monde entrait dans la petite pièce. Bogomil réapparut lui aussi, comme le vilain petit canard – après une renaissance, mais encore monstrueux et étrange pour son entourage. Du moins, c'est l'impression qu'il avait de lui-même durant les premières heures où il revint à lui.
Sa femme Irena ne disait rien – elle se contentait de le regarder d'un air interrogateur et inquiet. Le deuxième jour, elle amena les enfants à l'hôpital – Meri a huit ans, Alex onze. La pièce s'anima à leur arrivée. Ils effleurèrent à peine sa main mais il sentit un poids s'abattre sur lui. Tout lui faisait mal.
— Papa, pourquoi tu es sorti sans nous dire où tu allais ? On a eu peur, demanda Alex.
Il n'avait de réponse à rien.
Mevleda apparut sur le pas de la porte et se détourna aussitôt. Bogomil la vit arpenter le couloir nerveusement. En avant-en arrière, en avant-en arrière. Visiblement, elle ne parvenait pas à se calmer. Bogomil l'observait à travers les charnières de la porte, à partir de la petite fente qui séparait la Tsigane en deux parties. Amie et aide ménagère de la famille, Mevleda avait le droit de donner son avis sur presque tout ce qui faisait objet de débat. Elle ne prenait jamais parti. Elle profitait du silence. Ce jour-là, elle faisait mentalement une partie de dominos. Elle n'aimait pas poser le premier domino sur la table. Elle resserrait le foulard sur son cou puis retournait légèrement les extrémités avant de rejeter ses cheveux de côté. Elle se décida enfin à entrer et à faire sortir les enfants pour qu'ils ne gênent pas leur père en posant beaucoup de questions.
Bogomil tourna la tête. C'était comme si son âme aussi avait gelé. Il ne parvenait toujours pas à comprendre ce qui lui arrivait exactement. Cet hiver avait eu une influence néfaste sur lui. Il voulait se promener mais il gelait, il voulait discuter avec sa sœur mais il ne savait pas quand il la trouverait libre, il voulait caresser les enfants et Irena mais il avait du mal à tendre le bras. Il voulait dire quelque chose de gentil à Mevleda aussi – la remercier d’avoir taillé la treille au printemps. Il n'y parvenait pas.
Son père vint à l'hôpital, le visage gonflé. Bogomil se dit qu'il avait pleuré. Sa mère se tordait les mains et se demandait ce qui se passait avec son unique fils.
Les médecins prirent soin de Bogomil et décidèrent de le laisser sortir. Les rues et les boulevards étaient à lui – il pouvait geler. Il eut honte de ces pensées. Meri lui avait demandé juste avant :
— Papa, on va faire du patin à glace ?
Il disait « oui » mais il avait peur de déjanter tout à coup et sans crier gare, au beau milieu de la patinoire. Et si, une fois de plus, il n'arrivait pas à bouger ? Il avait l'impression que sa colonne vertébrale se contractait et s'étirait. Le mouvement le remplissait mais il ne pouvait se retourner pour caresser sa femme. Il revoyait à travers les charnières et la fente Mevleda en train de mettre leurs bonnets à Meri et à Alex. Elle enfile leurs gants, enroule légèrement leurs écharpes, ferme le bouton le plus haut de la fillette. Soudain, tous disparurent : la fente ne laisse plus rien voir. Il se passe quelque chose dans le couloir de l'hôpital. Il voulut se lever mais n'y parvint pas. Mevleda cherchait le bouton de Meri – l'enfant s'empressa d'enlever son bonnet et de le poser sur le banc. Bogomil eut l'impression que Mevleda le regardait fixement à travers la serrure de la porte entrouverte. Il jeta un regard autour de lui, son père n'était plus là. Irena nouait ses cheveux, près de la fenêtre, avec un cordon foncé qui ressemblait à une fine ceinture, de celles qu'elle faisait passer plusieurs fois autour de sa taille. Deux bouts se déroulaient et pendaient sur le duvet de son cou. Il avait envie de souffler sur les petits poils rebelles.
* * *
La pétrification le quitta lentement. Il commença à marcher, peu à peu, prit de la vitesse et n'essaya pas d'oublier ce qui s'était passé. L'autre jour, dans la rue, il n'avait pas réussi à bouger ses jambes. Le bord du trottoir était comme une porte menant quelque part, qu'il n'avait pas pu ouvrir. En face, dans le salon de thé Petit coq en sucre, l'arôme des croissants et banitsas4 au fromage l'alléchait. On vendait de la boza5 et du yaourt dans de petites bouteilles en verre. Il n'alla pas jusque là – le morceau de solitude demeura collé à son palais. Ensuite l'hôpital et tout le reste. Les explications selon lesquelles il avait peut-être eu un malaise et le simulacre de ne pas avoir voulu que cela se produise. Au contraire, il le voulait. Il le dit à sa mère aussi. Apparemment, elle ne l'entendit pas. Elle lui demanda de parler plus bas. Il connaissait la situation de chaque membre de cette famille. Cette fois encore, sa mère ne manqua pas l'occasion de rappeler que sa femme Irena était née dans des circonstances particulières. Comme si l'on pouvait choisir comment et où naître ! Elle le mit en colère. Fille d'un combattant actif contre le fascisme6, sa mère jouissait d'un bon nombre de privilèges : elle agitait le nom de son père et ouvrait diverses petites portes pour « le bien de tous ». Du moins, c'est ce qu'elle affirmait.
Bogomil remua légèrement dans son lit et la laissa raconter l'éternelle histoire de sa belle-fille qu'elle aimait et respectait, mais dont tous savaient, disait-elle, qu'elle était la fille d'Eli Hadjidimitrova – la femme qui ne respectait rien ni personne et qui, pour cette raison, avait été envoyée, dans les années cinquante, dans un camp de redressement dans le village de R.
— Eli n'est plus là, mais l'infamie est sur nous tous... continuait-elle.
— Maman, ça suffit sur ce sujet, je t'en prie. Je ne me sens pas bien.
— Oui, oui, je sais, mon fils. Tu t'es certainement trouvé mal un instant – ça aura été un grand froid.
Ses oreilles devinrent sourdes. Le père de sa mère lui avait offert, autrefois, un Pentcho sautillant* – jouet en bois fait à la main, un sportif animé. Il se rappelait exactement la manière dont son grand-père l'avait fabriqué. Il avait cloué trois fines baguettes de bois en forme de H. Il avait placé le petit bonhomme dans la partie supérieure, fait habilement passer un fil solide à travers ses mains et l'avait noué comme un piège. Si l'on pinçait légèrement la partie inférieure, Pentcho commençait à sautiller et à exécuter des exercices de gymnastique et des combinaisons à la barre fixe. Bogomil avait sorti récemment le jouet du grenier, il l'avait rafraîchi au papier de verre et l'avait donné à ses enfants. Le bruit de la rue lui parvint de nouveau. C'était Meri qui jouait le plus avec le petit bonhomme : « J'avoue que votre monde, autrefois, il y a lon-on-ong-temps, était très mouvant et intéressant. » C'était drôle comme elle parlait, cette enfant, en alignant les images de voitures et de motos des chewing-gums Turbo et BonBiBom de son frère. Bogomil savait que tous les enfants ne possédaient pas les images numérotées de un à cinquante. C'était grâce à des proches d'Irena qui se rendaient en Tchécoslovaquie, en RDA et en Turquie et qui les avaient rapportés. Les numéros cinquante-et-un à cent-vingts, ils les avaient collectés en Bulgarie. Il y avait une Lancia-88, on avait mis du temps à la trouver, ou encore la Isdera-89... Les motos étaient rares. Alex eut le coup de foudre pour la Suzuki-107 et la Honda-108. Bogomil aussi raffolait des grandes vitesses. L'autobus, le changement de pas et le grincement de portes invisibles dont on ne peut sortir. La bulle de chewing-gum Idéal de Meri vint se coller sur son visage entier. Il ne voyait rien, ses cheveux étaient tout collants. Les images préférées d'Alex des Finales de foot-86 étaient celles qui étaient numérotées en rouge. La série de joueurs de foot, de un jusqu'à soixante, passa devant les yeux de Bogomil... Platini, Zico et Maradona couraient très vite. Il y avait une série de chewing-gums dans lesquels van Basten se retrouvait sur deux images : apparemment, tous l'aimaient. La sympathie de Bogomil allait justement à ce footballeur.
L'année précédente, pour le championnat d'Europe en RFA, on avait lancé de petits sacs en plastique contenant un chewing-gum et cinq cartes à jouer ornées de photos de footballeurs. Même ceux qui ne s'intéressaient pas au foot les collectionnaient. La carte la plus forte, l'as de pique, était la plus difficile à trouver. Elle s'échangeait contre trois ou quatre autres cartes. Le six de cœur était avec l'URSS : l'équipe qui, de toute façon, n'était pas devenue championne d'Europe. C'était une grosse perte pour tout le Pacte de Varsovie.
Alex collectionnait aussi les photos d'équipes de foot du journal Smart. Que de mouvement il y avait autour d'un homme gelé et inerte. Bogomil tâta ses genoux, bientôt, il courrait avec son fils sur le terrain de foot – il fallait simplement que le printemps arrive.
* * *
Les proches de Bogomil savaient que la nature l'avait doté de force et d'équilibre, qu'il savait comprendre les gens et les circonstances, aussi, lorsqu'il décida de se marier avec Irena, encore étudiant, ce fut une surprise générale. Ils ne purent l'en empêcher et se résignèrent. L'ombre d'Eli Hadjidimitrova – la mère d'Irena – planait sur la ville de K. Le fait qu'Eli ait été envoyée en rééducation ressortait continuellement. Bogomil ne put travailler dans l'administration, on ne l'admit pas au Parti au début des années 1980. Ce n'était pas qu'il le veuille, mais cela s'imposait pour son travail comme ingénieur. Il n'y avait aucun moyen qu'il soit chef de service sans être membre du PCB. Et il ne le devint pas. Ça ne lui pesait pas. Les petits mécanismes des machines avaient besoin de perfectionnement : il concentrait leur attention sur eux. Il travaillait comme un simple ingénieur, avec deux collègues dessinateurs industriels qu'il considérait comme des amis. L'usine de production de machines était très grande. Il n'entrait pas en conflit mais, dans le bureau d'étude, on le regardait de travers, d'un air méfiant. Sa femme n'en était pas responsable. Le monde était suffisamment mal disposé à son égard : sans mère et sans père, elle a passé la majeure partie de son enfance dans un foyer. À l'âge de dix-huit ans, elle est entrée à l'Université et a fait des études de médecine. Alors qu'ils étaient encore étudiants, Irena lui avait fait connaître son oncle Ignat, personnalité qui était passée par des épreuves et avait gravi les échelons du pouvoir à K. avant de prendre sa retraite. Ce n'était pas vraiment un parent d'Irena. Autrefois, il avait jeté sur Bogomil un regard direct et un peu mécontent. Ils avaient parlé de choses et d'autres. Il lui avait donné une bourrade sur l'épaule et lui avait demandé de prendre soin d'Irena. Il prenait soin d'elle mais, à certains moments, il avait l'impression d'une ingérence invisible dans leur vie.
* * *
Le regard de Mevleda suscitait chez Bogomil des sentiments étranges et mêlés. Il lui arrivait de ne pas la remarquer, mais il sentait sa présence comme témoin et complice de certains calculs. Elle brouillait passé et présent avec la froideur d'une sorcière. Il savait qu'il était injuste. La Tsigane venait de cet avant que tous voulaient fuir ou oublier. Ces derniers temps, Bogomil se demandait de plus en plus souvent si c'était possible. Étant amie de la défunte mère d'Irena, Mevleda avait pris des engagements à l'égard de quelqu'un pour quelque chose.
La mère d'Irena possédait une vieille maison que tous nommaient Le domaine du nord. On le lui avait enlevé pendant les années cinquante. Elle se trouvait tout près de la mer. Parfois, ils s'y rendaient avec les enfants. Personne n'y vivait. Irena soupirait ou plutôt, elle retenait son souffle. C'est de cette maison, un matin d'hiver, qu'on avait embarqué sa mère, Eli. Elle s'approchait de Meri et d'Alex, les serrait dans ses bras avant de se diriger vers la clôture de sa maison. Son oncle Ignat haussait les épaules et disait qu'il valait mieux ne jamais remuer les vieilles blessures. Le domaine du nord était actuellement la propriété de l'État et on ne pouvait rien y faire.
Irena était pédiatre à l’hôpital régional. Elle assurait aussi des gardes aux urgences.
* * *
[…]
2
Janvier 1951
Je n'ai aucune envie de tenir ce journal – mais je sais que le passé peut être sauvé par les mots et les pensées. Pas simplement par des idées qui ne signifient rien, mais par le sens caché qui est le fondement de l'authenticité.
Seul le vécu personnel est authentique – il transperce l'univers et force le monde à être intransigeant et vrai. Autour de moi, tous parlent de vérité, de justice et de fraternité. Je comprends tout cela d'une autre manière. Mon rêve, cette nuit, me l'a montré et suggéré.
J'ai vu, comme dans une apparition, l'ourson du zoo : il était dans une grande cage et tout le monde affirmait que c'était sa maison. On l'a ramené de je ne sais où et on l'a laissé au milieu de la forêt. Durant deux mois, environ, il n'est pas sorti de son trou. J'ai rêvé que je le priais de venir et que des enfants jetaient des pierres sur l'herbe dans son repaire. Tout un tas s'est formé. L'ourson est sorti de son trou et il s'est mis à pleurer. Les pierres se sont abattues sur lui au moment précis où il s'était décidé à grimper la colline. Il a sombré dans le mirage de son enfance sans pouvoir franchir la montagne.
Je me suis réveillée. J'ai décidé de décrire mes pensées pour éviter que les pierres me tombent dessus.
Ça s'impose, il y a déjà un mois que je suis à R.
Je m'en souviens encore – dans notre maison blanche, à K, un homme en habits bleu marine est venu. Il a frappé à la porte. Je lui ai ouvert. Maman et papa se sont levés : manifestement, ils le connaissaient. Je regardais, effrayée.
Je me rappelle les répliques échangées, c'était à peu près ce qui suit :
« La jeune fille part demain. » (A dit sèchement S.)
Maman a demandé timidement : « Où allez-vous la transférer, camarade ? »
L'homme au vêtement bleu marine a répondu que je serais dans le village de R., près d'ici, a-t-il dit. Que je n'avais même pas besoin de bagages.
Il est sorti dans la tempête. Avant, il a jeté un regard circulaire sur notre maison, a gravi l'escalier intérieur défoncé – nous n'avions pas les moyens de le réparer. Il s'est arrêté à l'étage, entre les deux chambres, et a demandé qui dormait là. Il montrait uniquement avec la tête, tandis que ses yeux regardaient dans des directions différentes. L'un à gauche, l'autre en haut. Ce strabisme, il m'arrive de le voir encore aujourd'hui. Papa a répondu que j'étais « ici » et eux « là ». En train de dormir et d'attendre, avec des espèces de muselières qui s'enfoncent dans nos mâchoires.
Mon père a baissé la tête. Ses yeux se sont légèrement fermés. Je l'observais d'en bas, cachée entre les lattes du plancher écaillé par le temps. Papa s'est un peu écarté pour laisser passer S. étouffé par la rage et la hargne. Pour finir, il a exprimé le souhait de nous « exterminer », racontant avec force cris et écume à la bouche qu'il avait dormi avec ses cinq sœurs, sa mère et son père dans une même pièce. Je le regardais et me disais qu'il avait dû lorgner en cachette ses sœurs en train de se déshabiller. J'ai détesté cet homme au premier coup d’œil.
Notre maison était ancienne, héritage familial. Mes grand-parents paternels y ont vécu et maintenant, papa, maman et moi. Les meubles roumains étaient là avant le Neuf septembre7 – en bois de pin. Avec le temps, ils avaient changé de couleur mais avaient conservé leur odeur. Notre maison a été construite avec la pierre blanche, élégante mais crue, de K. Le jour où le camarade S. est venu, on était le 15.1.1951, je venais juste de terminer l'école d'instituteurs. On voyait de loin qu'il n'était pas possible de tremper mon cœur au même point que l'acier.
Nous avons gardé le silence pendant le dîner, jetant des regards mal à l'aise. Papa renâclait et se demandait que dire après la visite de S. Il m'a demandé de faire attention. Ses dernières paroles, au dîner, étaient : 'Ne t'inquiète pas, Eli, tu ne seras pas loin – presque à côté de nous. »
Je me taisais, pressentant qu'un long voyage m'attendait dans l'inconnu. Le village de R. se trouve à pas plus de quarante kilomètres au nord de la ville de K.
Notre maison, à K. est connue comme Le domaine du nord. Elle était d'une architecture excentrique. Maman m'a raconté, un jour, en secret, que grand-mère avait eu une liaison avec l'architecte roumain qui avait donné l'idée de ce à quoi devait ressembler notre maison.
Le toit était en tôle, plat, avec une petite excroissance en forme de coupole au sommet. Nous avions aussi une cave, ainsi qu'une véranda accolée au flanc droit. Nous occupions l'étage supérieur, à l'étage inférieur se trouvent les pièces dans lesquelles grand-père tenait la comptabilité de son entreprise. Notre maison est coincée dans une ruelle, près du bord de mer. J'ai toujours ressenti notre demeure comme isolée du monde, un endroit où je cachais des trésors et des secrets. Les nouveaux dirigeants n'ont pas réussi à pénétrer derrière les murs – ils entraient et sortaient – ils emportaient nos livres « ennemis ». Ils appréciaient nos meubles roumains. Papa gardait le silence, enfermé dans son bureau. Les bras croisés sur sa poitrine. J'avais le sentiment qu'il pleurait. Et moi, je lisais comme une folle Le Comte de Monte-Cristo. Le sens m'apparaissait dans l'espoir, la hardiesse, la vérité, le pardon et la vengeance. J'attendais, espérant la fin du déménagement de nos affaires. Cette fouille commençait à me taper sur les nerfs. Pour plus de sûreté, nous restions tous muets. Je sentais que papa avait peur pour moi. Certains de ses amis avaient été tués sans jugement ni sentence. Je n'ai pas de bien-aimé pour me défendre – les nouveaux garçons m'évitent. Ils me paraissent assez semblables, tous autant qu'ils sont.
The fountains mingle with the river
And the rivers with the ocean,
The winds of heaven mix for ever
With a sweet emotion;
Nothing in the world is single;
All things by a law divine
In one spirit meet and mingle.
Why not I with thine?-
And the waves clasp one another;
No sister-flower would be forgiven
If it disdained its brother ;
And the sunlight clasps the earth
And the moonbeams kiss the see:
What is all this sweet work worth
If thou kiss not me8?
Ce que mes amies préféraient, dans notre maison, c'étaient ses fenêtres – hautes, avec des ornements en plâtre. J'habitais près du magasin Svetlina (Lumière) et de l'ancienne préfecture désertée après le 9 septembre car la Milice9 est ailleurs. J'aimais faire le tour de l'un des bâtiments les plus hauts dans les environs, la villa « Dame de cœur ». Elle a été achevée en 1871 dans un style baroque avec des éléments gothiques : c'était la seule construction à quatre niveaux à cette époque entre la ville de V. et Constanța. Il paraît que les volets étaient impressionnants avec leurs ornements de bronze combinés à la façade en pierre de K. Le béton, alors, était rare, c'est pourquoi toute la maison est entourée de ceintures de plomb toujours visibles sur la façade. Son propriétaire était un aristocrate grec qui faisait partie de l'élite de Constantinople. En jouant aux cartes, il avait gagné une grosse somme d'argent après avoir misé sur la dame de cœur. Lors d'un voyage jusqu'à K., cet aventurier avait été impressionné par le développement du commerce dans cette ville mais il avait remarqué l'absence de lieux de divertissement et il avait décidé de construire un hôtel de luxe européen avec un salon doté d'un piano. Il l'avait baptisé « Dame de cœur » : à chaque étage était encastrée une niche spéciale avec la statue de celle-ci grandeur nature. Par une ironie du sort, il perdit plus tard l'hôtel, encore une fois aux cartes.
Tout près se trouve le Musée régional d'Histoire. Des heures durant, j'y contemplais des manuscrits du Réveil national10 fauchés par quelqu'un. À un demi-kilomètre de là, ce sont les deux rues principales de la ville. Je me rappelle leurs noms d'avant le Neuf septembre : « Rue de la mer » et « Regina Maria ». Aujourd'hui, ce sont les rues « Dimiter Blagoev11 » et « Staline ».
Les constructions basses sont fendillées. Les maisons ne résistent pas à la corrosion et elles s'écroulent peu à peu. Chaque année, notre ville s'affaisse. Pour l'instant, c'est une pensée qui me réconforte.
Depuis deux ans, à K. il y a une maison de la culture, « Liliana Dimitrova ». En tant qu'élève de l'école locale pour instituteurs, je faisais partie d'un chœur politique. Quelques jours avant que je ne termine l'école, on m'a inscrite à un cours de trois jours avec d'autres collègues. Un essaim de coccinelles a rampé sur moi. On nous disait d'être vigilants et prêts à nous défendre. Je ne comprenais rien : depuis que j'étais petite, je savais que seul Dieu veille sur nous et nous défend. Là-bas, on nous a expliqué que les nouveaux rapports sociaux créaient la nouvelle éthique, la nouvelle morale des gens d'aujourd'hui. Nous, les instituteurs, nous allions devoir nous battre pour cette morale en inculquant aux enfants qu'ils pouvaient et devaient vivre en suivant les préceptes des camarades de l'URSS. On nous a aussi expliqué le rôle de la famille, à nous qui allions bientôt en fonder une. Les parents assument la responsabilité de tous les soins concernant la famille, leur autorité est fondée sur toute la puissance de la morale communiste. On exige des parents qu'ils dirigent la famille en pleine conformité avec lui. Ils dirigent consciencieusement leur petit collectif...
Je crois que je ne suis pas très douée pour la propagande : il me manque quelque chose d'essentiel. Sinon, le cours se déroule bien. Personne ne fait attention à moi et ça me plaît.
Maman, moi et papa, on nous qualifie de koulaks.
J'aime les babioles qui font du bruit. Lorsque je fréquentais le cours, j'essayais d'entendre la voix de ma vieille poupée ou de mon petit bonhomme en chiffon. La poupée tire sa chaussette vers le haut, elle love l'autre vers le bas. Elle enroule sa tresse et s'imagine en train de voyager vers les nuages. Elle tend les bras vers sa mère.
Mon bonhomme en chiffon est couvert de petites éclaboussures de neige : des fils blancs que j'ébouriffe à chaque fois que je sors. Une fois, je l'ai fourré dans mon sac et je suis allée en cours avec lui. J'entendais sa voix : je le sentais étouffer à l'intérieur. Il n'y avait pas moyen que je le sorte au grand jour : on me l'aurait pris. Pour toujours. Je tâtais mon sac de la main. Chiffonou (comme je l'appelais) dormait d'un doux sommeil. Je me suis sentie rassurée : il n'était pas mort. Mon léger sourire n'est pas demeuré inaperçu. Ils ne devinaient pas quels espaces j'habitais. J'ouvrais et refermais les doigts. J'ai de nouveau tâté mon sac : cette fois, je n'ai pas entendu la respiration de Chiffonou et j'ai poussé un cri perçant. Personne ne s'est tourné vers moi. Je me souviens que la fille assise à coté de moi m'a fait signe de me taire. Je me suis figée. On m'a fait sortir, défaillante tant j'avais peur. Ensuite, je ne me rappelle plus. On m'a posé une question. On m'a aspergée d'eau. Un homme en habits noirs tâtait mes doigts. Personne ne faisait attention à Chiffonou . On m'a ramenée dans la salle, auprès des autres. Je me suis assise à côté de la même fille. Je me suis trompée : c'en était une autre. J'ai levé la main. On ne m'a pas remarquée. J'ai demandé sans y être autorisée où était la fille solidaire de tout à l'heure. On m'a dit qu'elle n'était pas là. Chiffonou a bougé. Il est vivant.
Le soir avant mon départ pour R., maman a éclaté en sanglots : elle est montée et a préparé mes bagages. Elle a chauffé de l'eau sur le poêle et et m'a aidée à me laver. Quelqu'un se frottait les mains dehors : j'entendais ses pas. Il marchait dans la neige, faisait fondre de l'eau et se lavait les mains. Mes doigts gelaient, la neige tombait dans mon âme. Quand j'étais petite, je regardais les Tsiganes d'un village voisin récolter et égrener le tabac avant de le suspendre à des crochets. Il séchait. Ça sentait fort le tabac et l'encre refroidie. Parfois seulement, lorsqu'il écrivait, papa fumait une grande pipe. Ces deux odeurs (de l'encre et du tabac)se sont nichées dans mon esprit. Naguère, je voulais couper le tabac en gros morceaux, ensuite le frotter pour l'émietter et, pour finir, l'allumer. J'avais les mains desséchées par le froid. En une nuit, le voisin, à quelques rues de chez nous, a « découpé » sa villa comme avec un couteau. Je n'avais encore jamais vu ça. Avant le Neuf septembre, il travaillait le fer blanc et en faisait des récipients, il produisait des timbales pour les Allemands. Le nouveau pouvoir voulait lui imposer de partager sa maison avec des gens à cause de l'importante surface qu'il possédait. Nous nous sommes réveillés un matin et avons constaté qu'il manquait une aile à sa maison. Le voisin a continué à vivre seul.
C'est moi qui ai entamé une discussion avec maman. Je voulais comprendre pourquoi je partais. Les longues charges à l'encontre de mon passé ont fait de moi quelqu'un qui renaîtra à un autre endroit, à une autre époque et parmi d'autres personnes. Pour la énième fois, durant mes quelques vies, il se trouvait quelqu'un qui n'appréciait pas mon identité. J'ai agité en pensée les plumes de mon oreiller, elles se sont dispersées sur tous les monts. Le duvet s'est installé entre les deux mondes. En ce qui me concerne, j'hésite lequel des deux choisir. Je ne veux pas partir pour le village de R.
Maman a rétorqué qu'on me déplaçait à cause de la photo prise à Sofia, sur laquelle je n'étais pas. On y voit le monument à Staline, ainsi que mes collègues, mais moi, je suis cachée dernière l'appareil photos. Le fait que je prenne la photo ne me justifiait pas. Lors d'une réunion, tous ont décidé à l'unanimité que j'étais coupable et que je devais partir. Je partirai. Ou alors je resterai dans l'aventure magique, je disparaîtrai, je réapparaîtrai et échapperai au voyage jusqu'à R.
Vers minuit, je me suis assoupie. Maman et papa chuchotaient dans le salon.
Vers une heure du matin, peut-être, la terre a tremblé. De bas en haut – les grands lustres de grand-mère se heurtaient. La poussière tombant du plafond a recouvert le tapis de toute façon devenu gris. J'ai eu mal à la tête – la mer toute proche s'est mise à rugir. Notre maison semblait sombrer puis refaire surface. L'espace de quelques secondes. Je me souviens de mon dernier hurlement, il retentit douloureusement dans mes oreilles. Tout mon être criait mais ma voix ne se faisait pas entendre.
J'ai bondi hors de mon lit et j'ai commencé à trébucher dans les escaliers. Papa m'a entendu et il est venu. Manifestement, il lisait et ne s'était pas encore endormi. Il a ôté ses lunettes et m'a demandé pourquoi je m'étais levée. J'ai répondu que j'avais ressenti un tremblement de terre. Il ma demandé de me recoucher.
Papa a touché mon front. Il était froid et moite de sueur. Il m'a dit laconiquement : « Tu auras rêvé, Eli, il n'y a pas de tremblement de terre. »
J'ai hurlé aussi fort que ma voix le permettait que je n'avais pas rêvé.
Papa a baissé la tête et il est rentré tristement dans sa chambre. Il ne pouvait rien faire.
Le lendemain matin, maman m'avait fait une tartine de miel, du thé. Elle a sorti le dernier pot de confiture de figues. Papa gardait le silence, comme s'il ne me verrait plus jamais. Maman a de nouveau éclaté en sanglots. La tempête s'était apaisée et il tombait une petite neige fine. Une agréable journée d'hiver s'annonçait. J'aurais pu faire autant de photos que je voulais mais je devais me rendre à R.
Peu avant midi, je me suis dirigée vers l'arrêt de bus. J'ai vu que les panneaux portant des inscriptions étaient tous tombés : comme si quelqu'un les avait décrochés à dessein. À moins qu'ils ne soient tombés par terre depuis le tremblement de terre de la veille ? Trois oscillations suffisent à tout faire : ramener la terre dans l'état où elle était avant la Création, détruire les insectes, renverser notre maison, laver l'infamie sur la face de la terre, et la mienne parce que je suis un élément bourgeois. Seul le palais de K. demeurera.
Tout en trébuchant, je me suis retrouvée à l'arrêt de bus. Là, une femme d'une quarantaine d'années m'attendait. Elle s'est approchée de moi. Et a dit que nous voyagerions ensemble. Elle m'a avertie de ne plus donner de coups de pieds dans les panneaux sur le chemin.
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1Les expressions en italiques (qui le sont aussi dans le texte bulgare) renvoient à des objets, des réalités de l'époque communiste (à moins de mention particulière, les notes sont de la traductrice).
2Salut, c'est ici qu'habite le crocodile Guéna ? (en russe dans le texte). Allusion au film soviétique d'animation Guéna le crocodile (première sortie en 1978).
3Le parti communiste bulgare (abréviation : PCB) est une organisation politique qui dirige la Bulgarie durant la période 1944-1990. Le 3 avril 1990, le PCB se transforme en PSB (parti socialiste bulgare). (N. d. l'A.).
4Feuilleté fait avec de la pâte filo, du yaourt, des œufs et du fromage type fêta.
5Boisson préparée avec du millet fermenté, au goût sucré et acidulé. C'est l'un des nombreux héritages de l'Empire ottoman dans les Balkans.
6C'était un titre sous le régime communiste qui donnait droit à une avancée de carrière et à des privilèges.
79 septembre 1944 : coup d'État des forces de gauche, regroupées dans le « Front de la partie », à la faveur de l'entrée de l'Armée rouge en Bulgarie. Prélude à l'instauration, progressive et réelle à partir de 1948, de la dictature communiste qui dura jusqu'au 10 novembre 1989 (NdT).
8 Lesfontaines se mêlent à la rivière, et tes rivières al'Océan les vents du Ciel s'unissent pour jamais avec une douce émotion rien dans le monde n'est isolé toutes choses, par une loi divine, se mêlent l'une avec l'autre dans un seul être; pourquoi pas moi avec le tien Vois, les montagnes baisent le haut Ciel, et les vagues astreignentl'une l'autre nulle sœur,parmi les fleurs, ne serait pardonnée si elle dédaignait son frère; et la lumière du soleil étreint la terre, et les rayons de la lune baisent la mer. Que valent tous ces baisers, si tu ne me baises pas ? Percy Bisshe Shelley, « Philosophie de l'amour », Œuvres poétiques complètes de Shelley, tome 3, traduites en prose par Felix Rabbe, Paris, Stock, 1907-1909.(NdA adaptée en français par la traductrice)
9Nom de la police sous le régime communiste .
10La période comprise entre la fin du XIXe siècle et la Libération des territoires bulgares, en 1878, après cinq siècles de domination ottomane.
11Dimiter Blagoev (1856-1924) est le fondateur, en 1891, du parti social-démocrate bulgare, premier parti social-démocrate des Balkans, et le partisan d'une fédération balkanique.