Rhapsodie balkanique (extraits traduits)
Maria Kassimova-Moisset
Rhapsodie balkanique
roman, Sofia, Colibri, 2018, 233 pages
extraits traduits par Marie Vrinat
Je dédie cette histoire
à l'âme intranquille et artistique
de ma grand-mère Maria, la boulangère de Bourgas.
THEOTITSA
Dis-lui, à Myriam, que quelque chose est interdit et tu verras qu'elle le fera sur le champ ! Même avec le sacro-saint bahut familial c'était pareil. Elle en avait approché le contenu au moins dix fois. Elle connaissait l'ordre exact des reliques qui s'y trouvaient et les remettait si bien à leur place que même sa mère ne pouvait soupçonner son intrusion. C'est du moins ce qu'elle croyait...
Theotitsa le savait. Elle était curieuse, sa Myriam, et ses yeux rôdaient sur tout ce qui l'entourait comme des papillons affolés : il était impossible que l'objet le plus secret lui échappe. Un jour, même, elle l'avait aperçue en train de se glisser vers la chambre, profitant du tohu-bohu matinal, et, pendant que sa mère prenait congé de son mari qui partait travailler, elle s'était approchée à pas de loups du bahut. Theotitsa avait entendu distinctement ses charnières grincer – ce son, elle ne pouvait le confondre avec aucun autre, dût-elle se trouver dans l'autre monde. Et elle eut du mal à se retenir de courir vers le lieu du crime, d'attraper cette gamine par sa tresse et de la tourner au-dessus de sa tête comme une crécelle. Elle ne savait pas elle-même ce qui l'avait retenue. C'était comme si quelqu'un l'avait saisie à l'épaule et l'avait clouée sur place. Elle l'avait laissée fouiller autant qu'elle le voulait dans les entrailles de son endroit le plus secret. Elle l'avait entendue secouer la couverture, ranger et plier les petits souvenirs concernant ses frères et sœurs, fourrer son nez dans les petits vêtements et respirer à pleins poumons l'odeur puissante de naphtaline derrière laquelle subsistait encore celle de tous ceux qui s'en étaient allés. Theotitsa ne partageait qu'avec son mari le contenu du bahut. Mais les sanglots silencieux, les noms des enfants chuchotés tout bas, le temps passé à plier lentement leurs petits vêtements n'appartenaient qu'à elle. Et à Myriam. En secret.
Cette petite folle était apparue dans sa vie après bien des morts et deux garçons qui avaient survécu. Elle s'était installée dans son corps par une nuit de tempête, en hiver, durant laquelle la mer salée avait gelé. Les vagues gelaient comme ça : au moment où elles se soulevaient en écume et tentaient de redescendre, le froid les clouait sur place et saisissait les suivantes. Personne ne se souvenait de la mer, à Bourgas, comme gelée. Même la Vassiliko, la femme du pope, cette je-sais-tout, affirmait que c'étaient des signes du diable et que les gens devaient passer toute la nuit dans la prière et l'humilité, pour faire revenir Dieu dans leur cœur. Bien que profondément croyante, Theotitsa n'avait pas l'intention de prier jusqu'à l'aube, surtout pas parce que Vassiliko en avait décidé ainsi. Mais elle entendait le chuchotement des gens, dehors, et leurs paroles se gravaient comme de nouvelles rides entre ses sourcils. « C'est dans de pareils moments qu'on conçoit des magiciens, disaient-ils, c'est dans de pareils moments qu'on conçoit des vauriens. »
Elle ne pensait pas à l'amour, Theotitsa. Son énième enfant s'en était allé tout récemment et ces morts d'enfants sans fin avaient tellement éprouvé son cœur que même un peu d'amour pouvait le tuer. La tristesse permanente avait durci son corps, ses yeux étaient devenus gris depuis longtemps et les caresses lui faisaient mal. Todor savait ce qui se passait dans l'âme de sa femme mais il n'avait aucune idée de la manière dont il pouvait l'aider. Il était convaincu que chacun était responsable de ses sentiments et que faire avec eux était question de caractère. Et du caractère, elle en avait à revendre, Theotitsa ! Si elle a décidé quelque chose et qu'elle s'y tient, en face de toi, rien n'y fera, ni prières ni lamentations. Après la mort de la petite Athina âgée de deux mois, quarante jours durant elle a tenu dans son poing une mèche de ses cheveux. Combien de fois Todor l'a priée de la lâcher ! Non et non, aucune parole, aucun pleur : rien. Ses doigts bleuissent à force de serrer les petits cheveux blonds tout fins.
Cette nuit-là où la mer gela, Theotitsa se lava les cheveux, les coiffa longuement au beau milieu de la chambre, ramassa avec la main ceux qui étaient tombés par terre, les frotta entre ses paumes pour former une boule qu'elle jeta par la fenêtre. Todor la regardait, d'un air rêveur. Il aimait la manière dont les mèches se soumettaient au peigne, dont sa main, jeune et encore douce, caressait les épaules sur lesquelles les lueurs du feu, dans le poêle, se pourchassaient. Il eut envie de la prendre dans ses bras, là, tout de suite. Telle qu'elle était... telle qu'elle était devenue. Tendue comme les cordes sur lesquelles elle n'arrêtait pas de faire sécher le linge. Raidie et crispée comme les vêtements mouillés tordus et essorés par ses mains. Remplie de règles et d'interdits, catégorique et coincée. Et pourtant à lui... Thea. Thea mou1. Cette jeune fille grecque dont les yeux étaient des olives de Kalamata et les cheveux les sons du bouzouki...
Près de Todor elle se coucha, Theotitsa.
Le lit soupira sous son poids et se détendit pour l'accueillir. Ses pieds, légèrement froids, même en été, se rangèrent l'un contre l'autre et pointèrent sous la couverture. Theotitsa dormait comme elle vivait : avec application. Si elle se couchait sur un côté, elle se réveillait presque dans la même position. Ses genoux se touchaient docilement, ses bras suivaient le contour de son corps et sa respiration gardait toujours le même rythme. Elle dormait avec une longue chemise de nuit qui lui arrivait tout en haut de la gorge. Lorsqu'elle s'endormait, elle ressemblait à un tableau pâli par le soleil. Les couleurs quittaient son visage et la laissaient se reposer dans la gamme du gris-blanc.
Todor aimait cette absence de couleur bien à elle dans le sommeil. Il appréciait la manière dont elle accomplissait tout comme cela devait l'être dans un monde idéal. Theotitsa ne dépassait jamais la mesure. Elle ne mangeait ni ne buvait trop, elle n'avait pas de plats préférés, ne rêvait à rien qui ne puisse se produire, ne se plaignait pas. Malgré tout, il connaissait ses sentiments. Il sentait ce qui se lovait sous l'apparence ternie de sa femme et s'efforçait de rester dans son monde à elle, même si, parfois, il avait du mal à le comprendre.
La première chose qu'il sentit, la nuit où la mer gela, ce fut ses pieds froids. À l'instant où il les frôla avec ses jambes, Theotitsa instinctivement plia les doigts et saisit le bouton le plus haut de sa chemise de nuit. Sa respiration s'accéléra et de son corps émana l'odeur de lavande, à la fois douce et puissante. Elle la cueillait chaque été dans le jardin de sa mère, en Grèce, la faisait sécher dans la cour de sa maison, à Bourgas, avant de l'effriter à la main et d'en parsemer les coins des armoires. Le parfum s'était incrusté dans le tissu de sa chemise de nuit blanche et, excité par la tendresse spontanée de Todor, il commença à se déployer dans l'obscurité.
– Non, Todor, je ne peux pas...
– Je ne veux rien, Thea mou, seulement t'effleurer dans l'obscurité... Réchauffer tes pieds... Respirer cette lavan...
– Laisse-la, la lavande. J'ai cessé de la sentir, je la mets comme ça, à cause des mites, je le sais depuis l'enfance...
– Il y a longtemps que tu n'es plus une enfant, Thea, tu es une femme, tu es ma femme.
– Je sais. Mais je ne peux pas. Aujourd'hui, la mer a gelé et...
– … et moi, je te réchaufferai, oublie-la, cette mer ! Maintenant, elle a gelé, mais demain, non. Et l'été viendra, et il fera si chaud que les gens iront à la plage pour se rafraîchir les pieds, Thea mou, parce que leurs pieds seront brûlés par la canicule. Tout comme maintenant, je brûle du fait de tes cheveux qui... et de tes yeux qui... et de ton odeur à cause de...
Theotitsa n'opposa pas de résistance. Elle laissa Todor enlever sa main accrochée à son col, déboutonner lentement mais avec assurance sa chemise de nuit, bouton après bouton, douze fois, dénuder doucement son épaule, puis approcher délicatement ses lèvres des os frissonnants, saisir ses cheveux dans sa main et les tirer doucement, jusqu'à ce que son visage se tende tout entier, avec ses yeux toujours fermés et son nez légèrement arqué, fier, grec, là, sous les paupières serrées. Elle lui permit de se pencher au-dessus d'elle, de la rendre humide de son souffle. Elle s'abandonna à ses baisers qui l'effleurèrent à peine, d'abord sur son front, ensuite sur ses sourcils, l'un après l'autre, puis, taquins, sur le bout de son nez, jusqu'à ce que ses lèvres se laissent aller à un fragile sourire. Sa main, cette main chaude et un peu rugueuse, descendit timidement vers l'extrémité de son vêtement, la repoussa vers le haut, avant de glisser sur ses genoux, ses cuisses, plus haut, plus haut...
Ils firent l'amour comme jamais auparavant. Éternellement et immémorialement, à la vie et à la mort. L'horloge, au mur, comptait les secondes, son balancier oscillait régulièrement d'un côté, de l'autre, tandis que les ombres des flammes de l'âtre passaient, tels de petits esprits, sur les murs, à travers les murs, sur les couvertures, elles effleuraient les dos en sueur de cet homme et de cette femme, puis retournaient, paniquées, à la lumière et mouraient quelque part là-bas. Les petits esprits de leurs enfants partis prématurément. Cette nuit seulement, cette seule nuit où la mer avait gelé, Theotitsa ne se sentit pas coupable d'être vivante à leur place. Cette nuit-là, elle était femme avant d'être mère. Amoureuse avant d'être orpheline. La vague de désir l'avait submergée tout entière et entraînée loin du chagrin dont elle était depuis longtemps la servante, année après année, perte après perte, enfant après enfant. Theotitsa la naufragée. Theotitsa, déesse grecque impie qui devait racheter tout le péché de la terre. Theotitsa qui, durant l'unique nuit des vagues de la mer gelée, lorsque le diable envoie des signes que le dieu a peur de déchiffrer, conçut sa fille.
Et c'était Myriam.
[...]
AHMED
Le souvenir le plus fort qu'il avait gardé de sa petite enfance était lié au voyage. Il se réveille à cause de la couverture rugueuse qui lui irrite la joue et de l'odeur d'une fraîche matinée. Il ouvre les yeux et voit le ciel gris-jaune du levant, prêt à tout moment à éclater en rayons au-dessus de l'horizon et alors, le jour, officiellement, sera là. Il se rappelait le ballottement de la charrette, ses roues en bois tressautant de pierre en pierre. Il y avait tant de poussière qu'autour de son nez se formait continuellement une petite auréole irrégulière et grisâtre percée par la énième goutte perchée à son extrémité et n'attendant qu'à se détacher. Tout en s'extirpant du sommeil, sous la couverture, il sortait sa petite langue, pointue en son bout et, au moment où il allait la laisser essuyer la goutte, une main douce lui donnait de petits coups devant la bouche.
« Sakın ! Je ne veux pas que tu lèches ta morve comme un djanavar2 ! »
Sa mère. Il ne s'en souvenait pas bien. Elle était tout entière contenue dans l'image de cette main blanche. Elle sentait bon le tahin et le citron. Comment et quand exactement elle était morte, il n'en avait aucune idée. Mais parfois, lorsqu'il errait entre rêve et éveil, il voyait la silhouette longiligne de son père la portant dans ses bras. Son corps sortait de ses contours et semblait prêt, là, maintenant, à couler sur la terre, comme un cierge en train de se consumer. Il marche, son père, dans le lointain poussiéreux, il marche vers son frère et lui, mais sans s'en approcher. Ahmed entend sa voix rauque mais il ne comprend pas ce qu'il dit. Est-ce qu'il l'appelle, est-ce qu'il le chasse, le gronde : il n'en sait rien. Seule la peur que sa mère allait se répandre, là, maintenant, des bras de son père et imprégnerait à jamais la terre, seule cette peur ne le lâchait pas.
Lorsque, un matin, il se réveilla de nouveau sur la charrette ballottante, la main douce n'était pas là. Il tenta de la faire venir en sortant prudemment sa petite langue d'enfant et en la dirigeant vers son nez mais non : elle ne se manifesta pas. Il extirpa sa main de sous la couverture et, avec le dos, se frotta tout le visage.
– Amet, on va bientôt s'arrêter pour que tu te rinces les yeux avec de l'eau. Günaydın3 !
Son père était assis, à moitié recourbé sur le banc derrière la croupe des chevaux, et les incitait mollement à marcher. Il était tête nue, comme jamais auparavant, et autour de son cou était maladroitement entortillé le foulard de sa mère. Son frère dormait encore quelque part, parmi leur chargement, les carpettes, couvertures et kilims qui devaient imprimer le goût de sa mère dans leur nouvelle demeure, là-bas, quelque part, là-bas, un jour.
– Baba, annem nerede4 ?
– Anan artık yok, oğlum. Ta mère n'est plus là, mon fils. Nous, nous continuons en direction de la Bulgarie. Elle... elle va rester i...
Son père lâcha la bride d'une main et ses doigts rugueux s'élevèrent vers le ciel. Ils restèrent une ou deux secondes au-dessus de son crâne et retombèrent lourdement et avec force sur sa tête. Ils s'élevèrent de nouveau, retombèrent de nouveau, encore, encore et encore... Recroquevillé sous la couverture, Ahmed suivait des yeux la main paternelle qui s'élevait et retombait sur la tête de son père, il entendait les coups, d'abord feutrés, devenir de plus en plus durs et de plus en plus forts, le son d'os battus se densifier et s'imprimer pour toujours dans l'ordre du monde, dans tout ce qui avait été inscrit, où que ce soit, à quelque moment que ce soit. La main de son père frappait comme si elle ne faisait pas partie du corps de ce même homme. Comme si elle le détestait et que son seul but était de le pousser à crier de douleur.
Et son père criait.
Au début, c'était comme une respiration lourde. Ensuite, des exclamations échappées de l'âme. Avec le coup sourd qui suivit vint le long hurlement qui s'incarna en vociférations étouffées et aiguës tranchant l'air matinal frémissant. « Aaaaaaïe... aaaaaaïe... aaaïe... »
– Ağlıyor musun, baba5 ?
– Yok6 ! Je ne pleure pas, mon fils. Ce sont mes yeux, seulement, qui pleurent un peu.
[...]
– Est-ce que tu veux que je t'emmène à la maison ?
– Qu'est-ce que... qu'est-ce que tu dis ?
– J'ai dit beaucoup de choses, mais toi, on dirait que tu ne m'as pas entendue, hein ? – Myriam s'était assise sur un rocher peu élevé et couvert d'herbes à quelques mètres de l'arbre, et elle balançait ses jambes dans les airs, comme les balanciers d'une horloge. – Mais je ne t'en veux pas, une bavarde comme moi, même un moine ne pourrait la supporter. Je me tais, taisis-taison !
Miya fit le geste de se fermer la bouche et lança théâtralement la clef imaginaire en direction de la mer. Ahmed se mit à rire une seconde avant de se balancer d'un pied sur l'autre, embarrassé. Il ne savait pas s'il avait entendu ce « je t'emmène à la maison » ou si ce n'était qu'une impression parce qu'il n'avait pas fait atten...
– Fais attention de ne pas tomber, çılgın7 ! s'entendit-il crier et sa voix interrompit ses pensées.
– Çılgın-mılgın, mais non, je ne vais pas tomber, t'en fais pas ! Si tu savais combien de fois j'ai sauté par la fenêtre de ma chambre, par dessus la clôture de la maison... Si tu demandes à Mila, elle te dira que je passe ma vie à faire ça : je saute par ici, je saute pas là, quand ça me chante.
– C'est bien toi, ça : une petite folle, çılgın, c'est ce que je dis ! Et lorsque je suis avec toi, je ne sais pas si tu as sauté dans mon monde à moi ou si tu m'as emporté quelque part.
– Qui sait, Ahmed, peut-être aussi qu'on entre tous les deux dans un troisième monde, un monde qui n'est qu'à nous. Toi du tien, moi du mien et hop ! on est dans ce monde-là, répondit Myriam en riant à gorge déployée, avant de se hisser à la force de ses muscles et de sauter du rocher. Sa jupe s'accrocha à une branche invisible qui pointait et s'agita, comme les draps qui gonflaient sur l'étendoir de Theotitsa. – Tu vois, même si je saute du rocher, j'atterris quand même dans un nouveau monde. J'étais une fille, maintenant je suis un bateau !
Ses deux mains saisirent la jupe par ses extrémités et commencèrent à s'élever, en haut, en bas, comme des ailes. Son petit corps mince demeurait immobile, tandis que le tissu aérien de son vêtement suivait le vol de ses mains et, à chaque mouvement vers le haut, découvrait un court instant ses genoux pointus. Ahmed ne pouvait détacher son regard. Non pas de son sourire, de ses mains, de ses genoux : c'est de tout l'univers Miya qu'il ne pouvait détourner les yeux. Il voulait l'écouter et la regarder, jouir de ses pensées fuyantes comme de petits lézards. Parfois, il lui semblait que, s'il la touchait, s'il s'enhardissait seulement à lui caresser les cheveux ou à lui donner une pichenette sur le bout du nez, elle se métamorphoserait en fumée rose et disparaîtrait. Elle s'enroulerait autour de son cou, le tirerait par ses bretelles et, un peu avant de le catapulter quelque part, elle se dissiperait à jamais. Comment l'embrasser, comment...
– Je t'emmène à la maison ?
Cette fois-ci, il l'entendit on ne peut plus clairement. Donc, elle avait posé la même question avant, ce n'était pas une impression. À présent, sa question pesa dans l'air et il devait lui répondre. Le visage de Miya était à un empan du sien et son haleine réchauffait sa joue par vagues.
– Miya, je ne sais pas si...
– Moi non plus, je ne sais pas si, Ahmed-Archimède.
« Voilà, ça lui ressemble bien : elle peut poser la question la plus dramatique, elle trouvera toujours moyen de la tourner en plaisanterie », se dit Ahmed et il la prit par la main.
– Archimède serait davantage le bienvenu chez vous qu'Ahmed, çılgın ! Il n'était pas chrétien, mais au moins, c'est un Grec, comme ta mère : elle l'accepterait.
[…]
PREMIÈRE CONVERSATION ENTRE THEOTITSA ET L'AUTEURE
– Et alors ?! C'est maintenant que tu trouves enfin le temps de me parler ?
– Non, ça fait longtemps que je parle avec toi. Depuis la première photo sur laquelle je t'ai vue.
– C'est quoi, cette photo ?
– Une en noir et blanc, jaunie par le temps. Tu es avec une autre femme, je ne la connais pas. Ma grand-mère m'a dit qui c'était, mais je n'ai retenu que toi.
– Que moi ?! Si tu étais enfant, il faut croire que quelque chose en moi aura attiré ton attention pour que tu t'en souviennes.
– J'étais enfant, oui, je devais avoir huit ou neuf ans. J'ai eu peur en te voyant. Tes cheveux pointaient dans tous les sens, comme ceux d'une folle. Ta robe, triste, boutonnée jusqu'en haut du cou, m'effrayait, elle aussi. Elle me faisait l'effet d'une cuirasse sur laquelle la tête a été posée après. Et tes yeux... il a suffi qu'ils se fixent sur moi et c'était fini, ils ne me lâchaient plus ! Ils me regardaient, me suivaient, aiguisés, en porcelaine. Ton front, bien que dépourvu de rides, était vieux lui aussi. Il soutenait tes cheveux, et eux, par-dessus, on aurait dit un géranium desséché dans un pot. Tu étais là, pour personne, pour toi. Comme si Dieu lui-même t'avait dit de te faire photographier pour sauver le monde, et toi, tu t'es fait photographier, Qu'est-ce que tu pouvais faire d'autre. Mais ça ne t'empêche pas d'être en colère, évidemment. Et ça se voit...
– Je ne peux rien te dire de plus. Si tu me vois terrifiante et en colère, ça veut dire que je le suis. Seul Dieu sait qui on est vraiment.
– Tu crois en Dieu ?
– J'ai mis au monde treize enfants, j'en ai enterré neuf, en ai élevé quatre. Que faire sinon croire en Dieu.
– Pourquoi as-tu chassé Ahmed ?
– Parce qu'il n'a pas sa place parmi nous. On a suffisamment de péchés à racheter, alors lui en plus.
– C'est quoi, son péché à lui ?! Un garçon sans mère, avec un père fou et un frère à élever. Il s'est débrouillé tout seul dans la vie, un homme honnête...
– Il est d'une autre confession, voilà tout. C'était pas un péché pour lui, mais ça l'était pour Myriam.
– Je croyais que tu étais quelqu'un qui ne connaissait pas les frontières, qui ne trouvait pas d'explication à tout dans la religion.
– Je ne trouve pas d'explication dans la religion, j'en trouve dans la foi.
– Et quelle est cette foi qui se met en travers de l'amour ?
– La mienne. Dans cette vie, il faut qu'il y ait un ordre. Chacun doit œuvrer pour lui comme on le lui transmet. Ce qu'on m'a transmis, c'est que Dieu est au-dessus de tout. Je ne peux pas me croire plus grande que lui au point de changer son ordre. Une chrétienne avec un musulman, ça ne se peut pas, c'est tout.
– Tu n'avais pas de la peine pour Myriam ?
– Même si j'en avais, c'est ma peine à moi. L'ordre, c'est l'ordre. Il faut le respecter pour que ceux qui viennent après nous ne soient pas seuls et qu'ils n'aient pas peur.
– Grand-mère était seule et elle avait peur.
– Oui, parce qu'elle ne m'a pas écoutée. La volonté de Dieu est là, mais le choix, il t'appartient. Elle a choisi l'amour. Dieu l'avait prédestinée à autre chose.
– Le manque d'amour ? Je croyais que Dieu était amour, comment peut-il te destiner à vivre sans amour ?
– Parce qu'il a un autre projet pour toi. Et puis arrête ces simagrées avec l'amour ! Parfois, il consiste à y renoncer. S'ils s'aiment tellement mais que leur amour est un péché, pourquoi s'incitent-ils mutuellement à pécher ? Pourquoi n'assurent-ils pas leur salut mutuel en se séparant ? Parce que leur foi est fragile, voilà pourquoi. L'amour, quand c'est un péché, il se punit par des épreuves. Ta grand-mère a fait son choix.
– Mais quand même, tu ne regrettes pas de ne pas l'avoir soutenue ?
– Continue d'écrire, pourquoi tu es là à bavarder en plein milieu du livre ?
– Et toi, qu'est-ce que tu vas faire ?
– Je vais te surveiller. Allez, écris, écris...
MYRIAM
Le jour J est venu. Il faut seulement que la nuit passe et le lendemain matin ils partent. Tout est emballé et rangé près de la porte. Une grande valise avec le peu de vêtements qu'ils ont et la machine à tricoter dans une boîte à part. Elle est lourde, elle ne peut pas la porter à la main, heureusement au moins que le cocher du fiacre a promis de l'aider. C'est à dix heures pile que le bateau démarre. À neuf heures, ils doivent être au port, ça veut dire qu'il faut partir à huit heures, parce qu'on ne sait jamais ce qui peut arriver dans les rues. Le fiacre viendra la chercher à huit heures, il lui a promis d'être ponctuel. Elle se lèvera à six heures... ou à six heures et quelque. Si toutefois elle parvient à s'endormir malgré toutes ses pensées.
Durant les cinq dernières nuits, elle n'a pas fermé l’œil un seul instant. Tout ce qui l'entourait commençait à prendre l'allure d'un rêve dans lequel quelqu'un d'autre rêvait d'elle et elle ne pouvait pas l'arrêter, elle devait simplement prendre part, patiemment, jusqu'à ce que ça s'arrête tout seul. Elle ne se rappelait pas exactement ce qui s'était passé durant ces, combien... cent-vingts heures. Elle était rentrée, Karim pleurait, évidemment, il s'était collé à ses seins dès qu'il l'avait vue, durant toute la journée il n'avait pas voulu se détacher d'elle un seul instant. Elle le trimbalait à travers la cour intérieure et la pièce, le traînait comme une pierre à son cou, cet enfant de trois ans, mais rien ne lui faisait plus mal, rien. Tante Fatmé apparaissait et disparaissait, ces jours-là, mais quand et pourquoi exactement : elle ne s'en souvenait pas. Il y avait des assiettes avec de la nourriture sur la table, ensuite elles n'étaient plus là, puis il y en avait d'autres qui disparaissaient, elles aussi. Était-ce elle qui les préparait, quelqu'un d'autre, ça n'avait pas d'importance. Les objets semblaient se déplacer d'eux-mêmes dans l'espace et pour la première fois ils lui paraissaient étrangers, pas les siens. D'une manière ou d'une autre la nuit tombait, la ville s'apaisait, puis, tôt le matin, dans la chambre se glissait le chant de l'imam, de la mosquée, suivie des roues des charrettes et des fiacres, parfois d'un bruit de voiture, des paroles de ceux qui passaient sous sa fenêtre. Elle les percevait et s'efforçait de déchiffrer le sens des étranges messages qu'elle assemblait elle-même. « Est-ce que tu as lavé... on verra ce soir... à quelle heure... elle a l'habitude d'ouvrir les portes... est-ce qu'il n'aurait pas faim, le petit... paraît qu'il est tombé et qu'il est mort... la mer est dangereuse lorsque... bon voyage... » Quelqu'un avait dit « bon voyage ». Bon voyage ! Ils devaient voyager, ils partaient ce matin, ils devaient partir ce matin.
Elle s'efforçait de ne pas penser à Khaalim. Elle avait essayé de détacher cet épisode des trente ans qu'elle avait passés sur cette terre, comme quelque chose qu'on lui aurait raconté mais qui ne se serait pas produit. Elle devait tout reconsidérer et se séparer de presque sept années de sa vie. Sa grossesse à Bourgas, la rencontre fortuite au marché avec sa mère, les nuits durant lesquelles, tous les deux, avec Ahmed, ils imaginaient leur enfant à venir et lui cherchaient un prénom... Sa naissance, les paroles de Vassiliko, la femme du pope... Puis tout, ici. Comment penser à ses années à Istanbul sans voir Khaalim ?! Comment se souvenir d'Ahmed – de son visage, de ses mains et même de sa maladie – sans Khaalim ? Comment revivre le jour de son enterrement, qui se diluait dans ses souvenirs et ses sentiments... sans Khaalim ? Si elle ne pouvait pas effacer toutes ces histoires, par quoi pouvait-elle y remplacer le souvenir de Khaalim ? Par quoi pouvait-elle d'ailleurs remplacer Khaalim ? Comment remplaçait-on un enfant ?!...
* * *
Le jour se lève. La nuit la plus longue était à son déclin et bientôt, elle mourrait pour toujours. Encore un peu, seulement, et elle se lèvera pour se laver, peigner ses cheveux et s'habiller. Ensuite, elle réveillera Karim. Tante Fatmé viendra pour les accompagner. Elle aura fait le café, pour que Myriam n'ait pas à s'occuper de divers cafés avant de partir... Elle est si fatiguée ! La fatigue la rend distraite et c'est une bonne chose, c'est aussi ce que pense tante Fatmé. Elle ne pensera à rien, elle se contentera de se transporter jusqu'au port, de monter sur le bateau avec Karim et les bagages et d'attendre la sirène. Ensuite, elle ne regardera pas en direction de la côte, elle ne la regardera pas, parce que sur cette côte, un peu à l'écart, tiens, derrière cette colline, elle a laissé un enfant... Non, non, pas comme ça ! Cette côte, elle ne va pas la regarder, n'est-ce pas, elle restera à l'intérieur, enfermée avec Karim dans la salle, s'il le faut, elle se glissera dans la cale et elle attendra, jusqu'à ce qu'on ne voie plus aucune côte, jusqu'à ce que, autour d'elle, il n'y ait que de l'eau et encore de l'eau. Elle serrera Karim, le prendra dans ses bras et écoutera les machines, elle pensera à l'eau immense et à ses profondeurs, elle pensera à sa nouvelle vie, à sa nouvelle ancienne vie dans la ville d'où elle était partie. C'est ce qu'elle fera, oui, parce qu'il le faut, n'est-ce pas, pour le bien de son enfant...
On s'occupe de lui, là-bas, sûrement on s'occupe de lui, parce que c'est la meilleure école de la ville, la meilleure, la meilleure des meilleures ! Il s'y sera déjà habitué, les enfants s'habituent vite, et puis Khaalim est un enfant si sage qu'il est impossible qu'il cause problème. Il se sera levé tôt, se sera lavé, aura pris son petit déjeuner ou sera justement en train de le prendre. Il met du pain dans sa bouche et, avant de le mastiquer, il boit du thé. Il est comme ça, c'est ce qu'il fait, « le pain, il est plus moelleux comme ça, maman », qu'il dit... Est-ce qu'il s'est coupé les ongles, six jours se sont passés..., Bah, ce n'est pas beaucoup, ils n'ont sûrement poussé tant que ça, et en plus, est-ce que c'est vraiment le moment de penser à ces ongles, maintenant ?!... Il toussait, à un moment donné, maintenant, est-ce qu'il va bien ? Il va sûrement bien, là-bas, ils les guérissent, ils s'occupent d'eux, eux aussi ils ont des enfants, non ?, ils savent ce que c'est, ils ne le laisseront pas comme ça, c'est sûr !... C'est une bonne chose qu'elle lui ait appris à faire son lit – maintenant, voilà, ça lui sert, on ne le grondera pas sous prétexte qu'il ne sait pas – il sait, il le sait depuis longtemps ! C'est elle qui le lui a appris, ça, c'est d'elle qu'il le sait... Il sait aussi saluer, et encore, dans trois langues : en turc, en bulgare et en grec ! Quel enfant sait tout ça à son âge : aucun ! Mais Khaalim, il sait... Remercier aussi, il sait le faire dans ces trois langues. Maintenant, il apprendra également en français et... il n'y en aura pas d'autre comme lui, il deviendra le meilleur officier. Il grandira, lorsqu'à vingt ans il sortira du pensionnat, elle aura quarante-quatre ans... Quelle sera sa vie à quarante-quatre ans ? Quel souvenir gardera-t-elle de son fils, comment sera-t-il alors ?...
L'attendra-t-il ce dimanche ? Demain, lorsqu'elle sera presque en Bulgarie, est-ce qu'il attendra qu'elle vienne au pensionnat ? Combien de temps l'attendra-t-il ? Jusqu'à quand peut-on attendre lorsqu'on est persuadé que quelqu'un viendra à coup sûr, viendra à coup sûr, à coup sûr...
KHAALIM
[…]
À un peu moins de huit heures, après s'être habillé et avoir pris son petit déjeuner, il était assis sur le banc devant le bâtiment principal et essayait de toucher le sol de son pied. Ceux qui devaient travailler entraient l'un après l'autre en provenance du monde extérieur en passant par le portail et, dans leur précipitation, ils ne le remarquaient pas une seule seconde. Le type longiligne passa, ensuite celui aux petites moustaches, et encore après un facteur. Le barbier entra une minute avant huit heures et se dirigea lourdement vers son échoppe. Khaalim resta encore un moment sur le banc, regarda les gardes en faction devant la clôture et se leva. Le samedi, les cours commençaient à dix heures du matin, il disposait donc encore de temps pendant lequel, si on ne l'arrêtait pas pour lui demander de faire quelque chose, il pourrait demeurer un peu dans l'échoppe du barbier. De cette manière, au moins, le temps passait plus vite et le lendemain ne paraîtrait pas aussi désespérément lointain.
Il se mit lentement en chemin sur l'allée latérale et aperçut de loin le barbier qui se hâtait de tourner la clef dans la serrure de son échoppe. Devant, trois des garçons les plus grands, venus sans doute pour se faire couper les cheveux, attendaient en se balançant impatiemment d'un pied sur l'autre. Lorsque la porte s'ouvrit, ils se ruèrent en même temps tous les trois, c'était à qui entrerait le premier, mais le « Stop ! » enflammé qui jaillit de la gorge du barbier les cloua sur place en une rangée ordonnée et tirée au couteau. Ils entrèrent lorsqu'ils en reçurent l'ordre, l'un après l'autre, tandis que le barbier, content d'avoir exercé un court moment l'autorité que lui conférait l'ancienneté, appuyait une chaise contre la porte, enfilait son tablier et se mettait au travail.
Quelques minutes plus tard, Khaalim apparut, hésitant, sur le pas de la porte et suivit avec une curiosité non dissimulée ce qui se passait à l'intérieur. L'un des garçons était déjà assis sur la chaise, un grand drap blanc autour du cou, pendant que les ciseaux du barbier tintaient avec un son menaçant autour de ses oreilles. Les deux autres attendaient silencieusement leur tour, assis bien sagement sur le banc, à l'écart. Alors qu'il coupait d'une main experte les cheveux drus du jeune officier en tournant autour de sa tête ronde comme un melon, le barbier remarqua sa présence. Il se figea, ciseaux et peigne en suspens une seconde dans les airs, sincèrement étonné :
– Ça alors ! Mais qu'est-ce que tu fais ici ? Je croyais que ta mère partait aujourd'hui pour la Bulga...
Ses mots s'interrompirent à l'instant où il se rendit compte de ce qu'il était en train de dire. Son visage s'allongea visiblement, une rougeur sombre glissa sur son visage tandis que sur son front, de petites gouttes de sueur se mettaient à couler en filets désordonnés. Khaalim se pétrifia. Il avait l'impression que quelque chose de grand et de froid entrait de force dans son corps, s'y installait et le clouait sur place. Il était incapable de penser. Ce « ta mère partait aujourd'hui pour la Bulga... » résonnait dans sa tête vidée, et il attendait, paniqué, que quelque chose se produise. Ses pieds se détachèrent du sol et l'emportèrent quelque part. Dans son dos demeura en suspens le cri du barbier qui courut quelques secondes sur ses talons. Du coin des yeux il le vit agiter la main. Puis il se gratta le crâne et se faufila dans son échoppe où les deux autres têtes attendaient qu'on s'occupe d'elles.
* * *
Il devait partir immédiatement vers le port, immédiatement ! Pas le temps de retourner au dortoir, pas le temps de traîner ici ! Il avait envie de faire pipi, mais ce n'était pas le moment pour ce genre de choses, sortir, il fallait sortir maintenant, maintenant...
1« Ma Thea » en grec. À moins de mention contraire, toutes les notes sont de la traductrice.
2Sakın : Ne fais pas ça ! (emprunté au turc). Djanavar : monstre, bête (canavar en turc).
3Bonjour ! (turc) (Note de l'auteur).
4Papa, où est maman ? (turc) (Note de l'auteur)
5Tu pleures, papa ? (turc) (Note de l'auteur)
6Non (turc).
7Petite folle (turc) (Note de l'auteur)