Bisous et bonne nuit

Extrait du recueil K., Sofia, Adrona, 2006.

Un soir, alors que j’étais en train de regarder un match de la Ligue des champions, mon téléphone portable se mit à pousser un cri strident. Je l’avais laissé sur le marbre de la table, erreur tactique, car la pierre amplifia le son aigu à tel point que je sursautai dans mon fauteuil. Un œil encore fixé sur les feintes de Ronaldinho, je tendis le bras vers le portable et consultai le message. Il avait été envoyé par Internet et disait: «Jet'embrasse, bonne nuit.A.»

Perplexe, je haussai les sourcils. D'où il sortait, celui-là? Je m’étais condamné depuis deux mois à une vie quasi-monacale: je me sentais épuisé par ma dernière liaison un peu plus durable et j’avais besoin du repos qui s’imposait, sans femmes autour de moi. Qui était maintenant cette personne qui m’envoyait des bisous et me souhaitait une bonne nuit? Je passai mentalement en revue les femmes que j’avais vues récemment: les collègues de la fondation, une ou deux amies de longue date, ma cousine de Vratsa qui était venue pour quelques jours connaître le résultat du concours d’entrée à l’université. Non, aucune d’elles n’avait de raison de m’envoyer un message pareil. À la télé, le commentateur continuait à s’enflammer et à dévoiler les schémas stratégiques de sa voix nasillarde, mais je ne lui accordais plus aucune attention. D'une pression monotone du bouton, je fis défiler les noms de mon répertoire. Albena – Alya – Bibi – Bilyana – Borqna – Cvetelina – Denica… Et ainsi de suite jusqu’à Zlatomira. C’était bizarre de passer en revue chaque nom et de me rappeler la personne qui se cachait derrière. Dans la liste, il y avait des noms auxquels je n’avais pas pensé depuis des mois: ex-copines, ex-copines d’amis, rencontres fortuites qui n'avaient pas abouti, ou tout simplement des femmes que je n’avais ni vues ni entendues depuis des lustres pour une raison ou pour une autre. Pour certaines d’entre elles, il me fallut d’ailleurs un certain temps avant de me souvenir de qui il s’agissait exactement. Pour d’autres, je me frappais soudain le front en me disant qu’il fallait que je les appelle. Les gens passent dans votre vie, disparaissent ou restent à la périphérie, mais leurs noms demeurent. Est-ce que cette Cvetelina que je n’avais pas vue depuis deux ans et demi continuait bien à être la même Tsvetelina[1]?

Il me paraissait peu plausible que l’une des femmes du répertoire m’envoie des bisous et me souhaite une bonne nuit. Évidemment, cela ne voulait rien dire… Il était possible que l’une d’entre elles ait décidé tout à coup de me draguer, ou qu’elle ait simplement eu une pensée gentille à mon égard. Le message était signé «A.». Je revins au début du répertoire et scrutai avec incrédulité les deux noms inscrits en haut. Non, ni Albena, ni Alia, ni leurs réincarnations latines ne me semblaient pouvoir être les émettrices du message. Albena était une collègue à la fondation où elle faisait le sale boulot pour la gourde qui était responsable des relations avec l’opinion publique. Nous avions nos numéros de téléphone respectifs parce que, de temps à autre, nous avions des tâches à réaliser ensemble. On avait pris un café une seule fois un jour où elle avait une demi-heure de libre avant un rendez-vous et où je n’avais pas envie de rentrer chez moi. Était-il possible qu’elle se soit tout à coup amourachée de moi? Cette idée était à la fois flatteuse et comique. Albena était une grande perche aux cheveux ternes serrés dans une queue de cheval et aux ennuyeuses lunettes qui pendaient sur son nez allongé. En outre, pour autant que je sache, elle avait un petit copain tout à fait sérieux, un informaticien un peu dingue aux cheveux dressés sur la tête et aux dents énormes. Non, Albena était exclue de la liste. Du moins, c'est ce que j'espérais. Alia, elle, était une jeune fille aussi frêle qu'énergique, aux cheveux châtains frisés avec qui, des années auparavant, nous avions fréquenté la même bande de copains avant de suivre chacun sa voie, mais il arrivait encore que l'on se voie de temps à autre. La dernière fois, c'était il y a un mois et des poussières, on avait pris une bière au Charter. On était assez proches, avant, mais jamais aucune étincelle ne s'était allumée. Ce n'était pas mon type, comme sans doute je n'étais pas le sien. Non, j'étais sûr qu'Alia ne m'aurait pas embrassé et souhaité une bonne nuit. Y avait-il des "A" dans mon téléphone, dont j'ignorais l'existence ? Pour le moment, en tout cas, je n'avais aucune idée.

Je revins vers le téléviseur. Barcelone menait avec 2 à zéro et il ne restait qu'une vingtaine de minutes avant la fin du match, les Grecs n'avaient pas l'air de manifester leur intention de retourner la situation. Un grand mec, à l'aile gauche, courait d'un air enthousiaste mais sans grand résultat pratique. Le commentateur à la voix nasillarde conseillait à l'entraîneur grec, qui était en fait croate, de faire entrer dans le jeu Dzambalakis, ou quelque chose comme ça. Tout en bâillant, j'éteignis la télé. Bonne nuit.

Le lendemain ne se distingua par rien de particulier. Je partis au bureau vers dix heures, me scotchai devant l'ordinateur et continuai à surfer sur les sites des universités européennes proposant un cursus en études slaves. Travail plutôt rasant quand on a déjà fini ses études supérieures et qu'on n'a pas l'intention de commencer un second cursus. De temps à autre, je jetais un coup d'œil à mes collègues, essayant d'évaluer s'il était probable que l'une d'elle soit l'auteure du SMS de la veille. J'eus l'impression que Guergana me regardait d'un drôle d'air et résolus de la surveiller durant les jours qui suivraient.

En rentrant chez moi, j'avalai deux hamburgers à deux endroits différents et bus un aïran[2] avec le second. Je pris ensuite le bus, m'enfonçai les écouteurs dans les oreilles et supportai grâce à eux les quarante minutes qu'il fallait au véhicule hors d’haleine pour franchir la distance qui me séparait de chez moi. Je rentrai, sortis une bière du réfrigérateur et pris place devant le poste de télé mais, comme il n'y avait rien d'intéressant, je l'éteignis. Je demeurai un certain temps à fixer l'écran noir mais j'en eux vite marre. J'enfilai mon pyjama, me glissai dans mon lit, disposai l'oreiller dans mon dos et pris l'énorme pavé qu'était L'Œil des ténèbres de Roger Grimsdale. J'en étais presque à la moitié, Dan et son alezan allaient entreprendre un voyage périlleux à travers le Bois de fer. Je me laissai happer par la lecture et perdis peu à peu tout sens de la réalité. Les oiseaux ensorcelés fendaient l'air tout près des piquants des sapins de fer et poussaient des cris de mauvais augure. Dan chevauchait lentement, se demandant combien de temps il lui faudrait pour atteindre Eviron. A l'instant même où il s'efforçait de se rappeler la prophétie que lui avait naguère rapportée le vieux Triondstorn, le téléphone poussa de nouveau un cri strident et me ramena dans la pièce aux rideaux jaunâtres.

"Je t'embrasse, bonne nuit. B."

Je fixai d'un regard ahuri la dernière lettre. "B" ?

Mon admiratrice inconnue avait-elle décidé de changer de signature en suivant l'ordre alphabétique ? Je pressai aussitôt le bouton de mon répertoire. Bibi-Bilqna-Borqna. Bibi – mon Dieu, Bibi, c'était tout à fait son style. Ou du moins ça aurait pu l'être si nous n'avions pas rompu trois ans auparavant. De toutes mes petites copines, c'est elle qui avait réussi à me faire frôler la crise de nerfs. C'était une terreur ambulante. Elle m'appelait trois fois par jour et pépiait à une vitesse hallucinante pour raconter ce qu'elle avait fait jusqu'alors, ce qu'elle était en train de faire et ce qu'elle allait bientôt faire, attendant que j'en fasse autant. Elle tenait à aller partout où j'allais afin de jeter des regards assassins sur mes amis, en particuliers sur les femmes, et un soir sur deux se terminait par une scène. Aujourd'hui encore, je n'arrive pas à m'expliquer pourquoi je l'ai supportée aussi longtemps : il faut croire que j'étais amoureux.

Biliana était la mère d'un ami : si j'avais son numéro, c'est parce qu'il m'appelait souvent du téléphone de sa mère. Elle avait cinquante et un ans, deux enfants et un mari architecte. Je n'arrivais pas à m'imaginer qu'elle m'envoie des bisous pour me souhaiter une bonne nuit. En revanche, à l'évocation de Boriana, je me passai la langue sur les lèvres. C'était une nana super mignonne avec de gros seins, dont j'avais fait la connaissance au bord de la mer. Je sentais la chose gonfler dans mon slip de bain tout en lui parlant. Son petit ami devait sans doute le sentir également car il me lançait des regards furibonds. C'était un sportif quelconque, qui pouvait m'envoyer valdinguer jusqu'à la balise d'une seule gifle. On s'était revus plusieurs fois à Sofia mais, apparemment, elle était toujours avec lui, et, même si ce n'était pas le cas, je doute qu'elle aurait eu l'idée de m'envoyer ce genre de SMS. Il est vrai qu'elle me dévisageait toujours avec un regard scintillant de ses petits yeux malins, mais je crois que c'était pareil avec tout le monde. Pour être franc, je dois dire qu'elle m'était presque sortie de l'esprit, ce qui signifiait que, de son côté, elle avait dû totalement m'oublier. Je n'avais évidemment rien contre qu'elle m'envoie des bisous et me souhaite une bonne nuit, bien au contraire, mais je doutais fort que ce soit possible.

Avec un soupir je repris L'Œil des ténèbres, mais ce n'était plus pareil. Dan discutait avec la vieille femme aux simples dans sa chaumière au bord de l'Étang glauque et je me prenais à songer aux SMS. C'était vraiment étrange, qui avait bien pu avoir une idée aussi dingue ? Le plus probable était que ce n'était pas une femme, mais plutôt un copain qui me faisait une farce. Avant de m'endormir, je décidai de me venger si j'arrivais à lui mettre la main dessus.

Le lendemain, je me réveillai de mauvaise humeur et incapable de travailler sérieusement de toute la journée. Je passai mon temps à visiter toutes sortes de portails et de sites mais les images se fondaient les unes aux autres, les mots s'interrompaient et les lettres se mettaient dans l'ordre alphabétique. Est-ce que ce serait "V" ce soir, suivant l'ordre alphabétique du cyrillique, ou bien "C", suivant l'alphabet latin ? Cette question me vint à l'esprit vers l'heure du déjeuner et ne me laissa aucun répit jusqu'au soir. Cette fois-ci, je n'osai allumer la télé et ne tendis pas la main vers L'Œil des ténèbres. J'arpentai nerveusement le salon tout en pestant en mon for intérieur, et sortais régulièrement mon portable de ma poche en fixant son écran d'un air furieux. Vers dix heures et demie, au moment même où je le rangeais, il poussa son cri strident. C'était "C". "Je t'embrasse, bonne nuit. C" Je me sentis brusquement étrangement soulagé. Maintenant, je savais au moins que le mystérieux expéditeur avait choisi l'alphabet latin et je pouvais me souvenir en toute tranquillité d'esprit de Tsvetelina, de son corps ferme et de la courbe perverse de ses lèvres, des divines parties de jambes en l'air que nous pratiquions quasiment tous les soirs durant plusieurs mois jusqu'au jour où, pour finir, elle dut partir pour l'Allemagne. On en resta là.

Non, bien sûr, je n'essayais même plus de deviner qui m'envoyait ce genre de messages. Le plus plausible, c'était qu'un beau jour le mystérieux farceur se dévoile. "Dis-donc, mec, on dirait que tu es amoureux, tu ne recevrais pas par hasard des messages d'amour ? Ha-ha-ha!..." Mais je découvris tout à coup que je prenais plaisir à consulter tous les soirs la énième lettre de mon répertoire, à sélectionner les noms de femmes et à me rappeler chacun d'eux. Le nom et celle qui le portait. Un alphabet des femmes. D'ailleurs, il me semble bien avoir lu quelque chose avec ce genre de titre.[3] Voilà, je pouvais maintenant me souvenir de toutes les femmes dans l'ordre alphabétique. Il est injuste d'oublier les gens, même si on n'a pas envie de les revoir. Sans compter qu'à la réflexion ceux qu'on oublie sont des personnes qui ne nous ont jamais rien fait de mal, tout simplement, un beau jour ils ont fait leurs bagages et ont pris une direction inconnue. Je commençais à ressentir de la gratitude à l'égard du farceur anonyme qui ne se doutait probablement pas de l'immense service qu'il me rendait. Il m'aidait à lutter contre l'oubli, restaurait des souvenirs laissés de côté, et, en évoquant d'autres personnes, je me souvenais de ce que j'avais été à tel ou tel moment, de ce que j'avais pensé et de ce que j'avais fait.

Je me rappelle très précisément le moment où le jeu a commencé à vraiment me plaire : à la lettre "F". Jusqu'alors, j'étais encore énervé, irrité par le fait que quelqu'un avait entrepris de me titiller de manière aussi insistante et méthodique. Il est vrai que j'étais curieux de recevoir le SMS, savourant à l'avance avec un plaisir presque culinaire le souvenir assaisonné à une sauce spécifique – sucrée, amère, piquante, acide, parfumée à la cannelle, au curry, au curcuma – mais il demeurait encore tout de même un petit grain de colère, d'hostilité à l'égard de l'intrus anonyme qui s'immisçait de manière aussi agressive dans mon espace intime, non, qui s'infiltrait carrément en moi, orientant mes pensées sur des objets particuliers, me modelant suivant un plan mystérieux qui lui appartenait, ou qui s'amusait tout simplement. Pourtant, la lettre "F" me sidéra. Pourquoi ? Eh bien, parce que dans mon répertoire il n'y avait aucun nom commençant par un "F". Je ne connaissais pas de femme avec un nom pareil. Je ne connaissais personne avec un "F", plus généralement. Je n'avais pas de Filip, ni de Filipina, ni de Ferdinand, rien de rien ! Je n'avais pas de souvenir commençant par "F". Ce qui m'incita à accorder plus de prix à mes souvenirs. Ils n'étaient pas si nombreux : je ne pouvais me permettre de les perdre l'un après l'autre.

Mais, quelque part vers "N", le frisson n'était plus là. Le son strident du téléphone et le recours au souvenir s'étaient métamorphosés en agréable rituel du soir, de ceux qui, un beau jour, commencent à vous lasser. L'attente impatiente qui au début me rongeait pendant toute une journée, menaçant le soir d'exploser en crise d'hystérie, n'était plus au rendez-vous. Je faisais tranquillement mon boulot, rentrais chez moi, buvais une bière, regardais la télé ou lisais (j'avais terminé L'Œil des ténèbres et avais commencé Les lettres d'Isabel à Dieu dont l'auteur était un certain Fabian Alonso Vega qu'on appelait le nouveau Coelho mais il ne me plaisait pas), ensuite, à un moment donné, retentissait le son strident bien connu, je souriais, saisissais mon portable, ouvrais le répertoire et me souvenais.

Il m'était naturellement impossible d'éviter les prénoms masculins, même s'ils étaient moins nombreux. Je sautais aisément le nom de mes amis et des hommes que, de toute façon, je voyais souvent. Mais, de temps à autre, surgissait un nom que je n'avais pas prononcé depuis longtemps. Je m'efforçais de ne pas me laisser distraire : c'était les prénoms féminins qui m'intéressaient dans la mesure où les invariables bisous et souhaits de bonne nuit s'y rapportaient. Et il était assurément plus drôle de me souvenir d'eux. Au milieu de l'alphabet, j'avais déjà appris à passer automatiquement les hommes du répertoire. À "Q" (où, bien entendu, je n'avais pas un seul prénom), je constatai que le jeu ne me procurait plus autant de plaisir. Je m'était tellement habitué à ces SMS que le soir de "Q" je les oubliai complètement. Je laissai le téléphone dans la cuisine et m'assis devant la télé pour voir un film dans lequel Bruce Willis sauvait le monde pour la énième fois. C'est seulement en passant dans la cuisine pour prendre quelque chose à grignoter que je vis le téléphone sur la table et lui jetai un coup d'œil : "Je t'embrasse, bonne nuit. Q". Ha-ha, me dis-je, là, ils commencent à déconner. Désolé, je n'ai aucun souvenir lié à "Q".

Mais, deux soirs plus tard, après avoir flâné dans tous mes souvenirs féminins commençant par "S" (ils étaient plutôt nombreux), je m'inquiétai brusquement. On approchait de la fin de l'alphabet : que ferais-je quand les lettres seraient finies ? Pour la première fois la pensée qu'un jour les SMS prendraient fin affleura à ma conscience. Que je ne recevrais plus de bisous pour la nuit, que je ne pourrais plus me rappeler les femmes de ma vie. Que je serais privé de cette habitude peut-être un peu lassante mais agréable qui faisait partie intégrante de la notion que j'avais de l'ordre et du confort intérieurs. Celui qui avait inventé ce jeu avec les SMS, quel qu'il soit, avait sans doute prévu cela. L’inoffensif farceur se métamorphosa de nouveau en infâme persécuteur.

C'est alors que des trucs bizarres commencèrent à se produire. Divers objets commencèrent à disparaître à la maison. Le lendemain matin, après le message de "U" (coup pour rien, je doute fort qu'il y ait un seul prénom bulgare commençant par la lettre cyrillique "Ou"), je me levai comme d'habitude, m'aspergeai d'eau le visage, allai dans la cuisine et ouvris le placard dans l'intention de me faire du café. Je sortis le paquet et raclai avec la cuillère mais lorsque je la retirai il n'y avait rien dedans. Je jetai un coup d'œil à l'intérieur : le paquet était entièrement vide. Je demeurai bouche bée. Si ma mémoire ne me trompait pas, j'avais acheté ce paquet une dizaine de jours auparavant, il était impossible que je l'aie terminé étant donné que je ne buvais pas plus d'un café par jour chez moi. Je jetai le paquet à la poubelle avec une certaine inquiétude, sortis et pris un café dans le bar malodorant d'en face. C'était un bouge étroit, qui se composait tout au plus de cinq tables, complètement imprégné de l'odeur de cigarettes, si bien que vous aviez l'impression obsédante qu'il n'y avait pas une seule fenêtre. J'étais le seul client : les gens ne venaient pas là pour leur café du matin. Et ça n'avait rien d'étonnant : il était dégueulasse.

"V" était une lettre faste qui me fournit l'occasion d'un grand nombre de souvenirs. Mais durant tout ce temps je n'arrivais pas à chasser de mon cerveau l'idée que bientôt tout prendrait fin. Qu'est-ce que je ferais alors, bonté divine ? Je ressentis tout à coup une étrange inquiétude, comme si ma vie était un ballon mal attaché qui laissait progressivement passer l'air. Je tendis le bras vers ma table de nuit dans l'intention de me replonger dans cette stupidité, Les Lettres secrètes d'Isabelle à Dieu mais le livre n'y était pas. Un frisson parcourut tout mon corps, des doigts de pied jusqu'aux cheveux. Je bondis et fouillai la pièce de fond en comble. Je jetai un coup d'œil sous le lit, le déplaçai pour regarder derrière : rien. Je me ruai dans le salon, retournai les meubles, cherchai fébrilement dans le moindre tiroir, puis dans la cuisine, les toilettes, rien de rien. Merde, que se passait-il dans cette maison ?

Le lendemain matin, je me forçai de nouveau à boire le café dégueulasse en face ; le barman me regardait d'un air méfiant sous ses paupières gonflées. Au bureau, j'étais nerveux, renfrogné, répondant laconiquement aux questions qui me rasaient. Quoi qu'il en soit, je terminai mon travail de la journée et me rendis compte tout à coup que je n'avais pas envie de rentrer chez moi. J'avais envie de me balader, de prendre un peu l'air. J'errai sans but dans les rues : il avait plu durant toute la journée, l'air était encore imprégné d'une humidité dense et, de toute évidence, les gens préféraient rester chez eux plutôt que de flâner par un temps pareil. Un petit vent froid soufflait de tous côtés, je sentais ses mains froides sur ma peau. Je m'engouffrai dans une gargote où je dînai, faisant durer le repas aussi longtemps que possible. Puis je décidai comme ça d'aller au cinéma, pour la dernière projection, et je ne me rappelle même pas ce que j'ai vu. En sortant du salon, plein d'espoir j'allumai mon portable, mais il n'y avait pas de message. Apparemment, celui qui envoyait ces maudits SMS voulait que je les reçoive chez moi. Je n'avais plus la force de traîner dans la ville trempée. Je pris le dernier bus et rentrai chez moi. Au moment même où j'enlevais mon blouson, le téléphone poussa son cri perçant. "W". Mais aucun de mes souvenirs ne commençait par "W".

Le lendemain, je me sentis un peu mieux. Je m'étais acheté du café et, au moins, le bouge puant m'était épargné. Au boulot, rien de spécial. Une sorte de résignation tranquille m'avait envahi. Le soir, je rentrai à la maison, allumai le téléviseur et attendis avec apathie le nouveau coup pour rien, "X". Vers la fin de l'alphabet les souvenirs commençaient à se faire rares. J'éteignis la télé et allai me laver les dents. J'ouvris le petit placard, pris le dentifrice, tendis le bras vers la brosse à dents : elle n'était pas. Pas là. Pas là.

Je dormis d'un sommeil de plomb. Le lendemain matin, je me levai tard, c'était un samedi, avec la sensation confuse d'avoir fait un rêve très long et intéressant mais sans pouvoir me souvenir de quoi que ce soit. Je ne pointai pas le nez dehors de toute la journée, de toute façon, il faisait un temps pourri, il tombait une petite pluie fine et, de la fenêtre, les immeubles ressemblaient à des pigeons déplumés. De temps à autre divers trucs disparaissaient : d'abord le sucrier, puis mes pantoufles, le parapluie que j'avais laissé dans le couloir. Je m'en fichais désormais. Je déambulais dans l'appartement et regardais les objets se volatiliser l'un après l'autre. Le soir tomba sans que je m'en aperçoive et je reçus l'avant dernier message : "Je t'embrasse, bonne nuit. Y" Ça, bien entendu, c'étaient Yana et Yoanna, les jumelles de mon ancien boulot, deux filles sympa avec lesquelles j'allais en boîte de temps en temps. Elles sortaient avec des jumeaux originaires de Vidine. Je me rappelai minutieusement leurs yeux, leurs cheveux, les taches de rousseur sur leur visage, leur silhouette ; je n'en savais pas plus car c'étaient seulement des copines. Ainsi donc, il restait "Z" pour le lendemain – Zlatomira. Je me lavai les dents avec un doigt (heureusement, au moins, que le dentifrice était toujours là) et me couchai.

Je dormis encore une fois comme une souche mais, le lendemain matin, l'apathie m'avait quitté. Ces histoires d'objets qui disparaissaient, la pluie dehors, ça ne me plaisait pas du tout, de même que les immeubles déplumés qui jetaient un coup d'œil par ma fenêtre. Il valait certainement mieux que je sorte, que je prenne un peu l'air, que je voie quelqu'un, que je confie mes inquiétudes. J'enfilai mon jean noir, mis mon pull à même la peau – tous mes tee-shirts avaient disparu – et m'apprêtai à sortir. Je sortis la clé de ma poche et tentai d'ouvrir la porte mais la clé heurta le bois et tomba sur le carrelage : la serrure avait disparu. Tout simplement, il n'y avait pas d'orifice, rien de rien. Je ne pouvais pas sortir. Ils en étaient arrivés là. Je ramassai lentement la clé et revins dans l'appartement. C'était dimanche et je n'avais plus de serrure. C'était dimanche et je devais recevoir, le soir, le dernier message, celui de Zlatomira. Je ne pouvais pas sortir, je ne pouvais pas m'enfuir. Je ne pouvais rien faire. Je ne pouvais même pas me rappeler, nom d'un chien, qui était Zlatomira.


Remarques

[1] Le bulgare s'écrit en alphabet cyrillique mais certains téléphones portables ne sont pas encore réglés pour l'afficher. L’auteur joue ici avec les deux alphabets, le cyrillique et sa transcription latine.

[2] Boisson rafraîchissante, faite de yaourt battu, salé, allongé d’eau.

[3] Allusion au récit "L'Alphabet des femmes" de Guéorgui Gospodinov (paru en français dans le recueil du même nom : L'Alphabet des f emmes, traduit du bulgare par Marie Vrinat, aux éditions Arléa, 2003).

Traduit du bulgare par Marie Vrinat

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