Une seule et même nuit (roman)
Khristo Karastoyanov
Une seule et même nuit
Sous-titre : Journal d'un roman
roman, éd. Janet-45, 2014, 316 pages
Extraits traduits du bulgare et présentés par Marie Vrinat-Nikolov
Une seule et même nuitest le roman le plus mûr et le plus maîtrisé de l'écrivainKhristo Karastoyanov (1950-), auteur de plusieurs romans et recueils de nouvelles souvent primés en Bulgarie (trois prix nationaux pour ce roman). Il relate les deux dernières années du poète, critique et peintre bulgare Gueo Milev, grande figure de l'avant-garde du début du XXe siècle, qui paya son engagement à gauche : il fut torturé et froidement assassiné à l'âge de trente ans, en 1925, par un gouvernement dictatorial qui avait déclaré la guerre aux communistes et aux anarchistes après l'attentat perpétré contre le roi Boris III dans l'église Sveta Nedelia.
Il relate également l'amitié du poète avec l'intellectuel anarchiste Gueorgui Cheïtanov, mécène de la dernière revue littéraire dirigée par Milev, Plamak (Flamme), qui vécut un certain temps en France, assassiné lui aussi, à l'âge de 29 ans, par les forces de l'ordre, durant une seule et même nuit que Milev.
Ce livre, porté par une écriture forte et une narration originale, mêle « l'histoire » des derniers mois de Milev dans de courts chapitres et sous-chapitres introduits par la date à laquelle Karastoyanov aurait écrit chaque épisode, des extraits de lettres écrites par la femme du poète et des extraits très courts du journal qu'aurait tenu l'auteur de ce roman pendant qu'il le rédigeait.
Il s'inscrit dans la ligne des « fictions historiques » telles que Les Bienveillantes de Jonathan Littell, Jan Karski de Yannick Hennel ou HHhH de Laurent Binet, et nous livre un récit troublant, parfois dérangeant, toujours émouvant qui nous introduit dans les « pensées » de Guéo Milev et nous donne à réfléchir, dans quelque pays que ce soit, à quelque époque que ce soit, sur les relations entre littérature et politique, créateur et pouvoir, créateur et public, créateur et mécène, créateur et... créateurs ; sur le combat contre la médiocrité, la bassesse, la méchanceté humaines.
Une seule et même nuit
(extraits)
Sed omnis una manet nox
et calcanda semel via leti.
Quintus Horatius Flaccus
Mais tous une seule nuit nous attend
et le chemin de l'oubli n'est à fouler qu'une fois.
Horace
Je ne pourrai pas,
tant s'en faut, satisfaire entièrement votre intérêt
concernant l'amitié entre nos deux chers défunts – Guéo et Guéorgui.
Extrait d'une lettre de Mila Guéo Mileva adressée au docteur Konstantin Kantarev, anarchiste de Plovdiv, 30 octobre 1944.
[29 décembre 2012, samedi]
« C'en est fini — a-t-il dû se dire tandis que l'on détachait de ses pieds la chaîne qui le liait à un paysan en colère et effrayé du district de Nova Zagora et qu'on le poussait violemment vers la voiture sombre arrêtée devant la gare. — C'est tout. » C'est sûrement ce qu'il s'est dit. D'où ne s'était-il pas échappé, à quoi n'avait-il pas échappé, même de la prison de Sofia où, tous le savaient, à coup sûr il s’enfuirait, et l'on faisait extrêmement attention, pas tant à le surveiller que par curiosité de voir comment il le ferait. Qu'ils aient fait attention, qu'ils aient fait attention... à quel point ont-ils fait attention ?... Et de fait, il n'était resté à la prison que le temps de mettre sur pied une rébellion — après quoi, il s'était tiré de là et la vie était de nouveau devant lui, quoi que cela signifiât.
Mais alors, à cette gare au pied de la montagne, il a certainement dû être épuisé à mort : oui, il en aura été ainsi.
Peu importe...
Ils détachèrent la chaîne mais laissèrent les cordes. C'est ainsi – entièrement lié – qu'ils le fourrèrent dans la voiture. Puis ils conduisirent l'automobile sur la pente escarpée et il ne put savoir ce qu'il était advenu du poète.
[30 décembre 2012, dimanche]
Les phares de la lourde automobile perçaient les ténèbres devant elle, mais ils n'éclairaient que les rocs bordant la chaussée toute blafarde, lavée par la pluie incessante de ce printemps-là, parsemée de flaques noires que la voiture déchirait et dispersait en perles au loin sur les côtés. Le chauffeur conduisait bien et exécutait des virages furieux sur la route en pente, et lui, emmêlé qu'il était dans ces cordes sur la banquette arrière, il ne pouvait pas se retenir à la poignée de bronze de la portière et il tanguait tantôt d'un côté, tantôt de l'autre.
On le conduisit par-delà les montagnes, à Gorna Djoumaïa où l'attendaient les pathétiques assassins dont les noms étaient sur la bouche de tous durant cette année de guerre déclarée par personne mais d'autant plus odieuse, de chacun contre chacun. Et l'on raconte qu'ils auraient commencé à le juger. Il leur aurait dit de laisser tomber ça.
« Moi – aurait-il dit – vous ne pouvez pas me juger. Moi – aurait-il dit – vous ne pouvez que me fusiller ou me relâcher. »
Qui peut te dire si ça s'est passé ainsi, si ça ne s'est pas passé ainsi ? Il est possible que ce ne soit pas vrai, mais c'est vraisemblable.
[1 janvier 2013, mardi, Nouvel An]
Il savait certainement qu'exactement deux semaines auparavant, le poète s'était déjà rendu au tribunal, que son avocat était ingénieusement arrivé en retard et qu'il avait dû se défendre seul — c'était écrit dans les journaux. Le procès lui-même était absurde : on le jugeait à cause d'une œuvre. Les autres, dans la salle poussiéreuse, n'avaient accordé aucune attention à ses mots expliquant que ce qui était écrit l'était uniquement au nom de l'humanité, de la fraternité, de l'amour et de la paix sur terre, que c'était une idée qui traversait toute son œuvre, et que le tribunal bulgare était confronté à cette grande question – allait-il condamner un poète à cause de son poème — sauf qu'un tribunal, est-ce que ça croit un poète ? Et ils l'avaient condamné. À ce moment-là, au milieu de mai, par-delà le Balkan, parmi les forêts débordant d'un réséda prudent au-dessus de Kilifarevo, il avait sans doute déjà lu aussi le torchon Outro [Le Matin] : « Un provocateur condamné pour instiller la haine de classe par son poème « Septembre » ! » — là, encore, il avait appris en quoi consistait la sentence et, sait-on jamais : peut-être avait-il tout simplement soupiré en pensant qu'une année de prison et une amende de vingt mille lévas1, finalement, ce n'était que « le petit diable2 ». Les vingt mille n'étaient pas un problème, de même que n'étaient pas un problème les autres cinq mille qu'il avait apportés à madame l'épouse du poète, Mila, lorsqu'ils avaient arrêté le poète la première fois en janvier et lui avaient assigné une caution financière : cinq mille lévas. Elle avait alors couru à gauche et à droite, désespérée, fait le tour des maisons d'édition avec lesquelles son mari travaillait, des libraires et des agences de journaux où son mari devait recevoir de l'argent des livres vendus et des derniers numéros de la revue – ici, cent lévas, là deux cents – et elle était revenue à bout de forces parce qu'elle avait compris qu'elle ne pourrait jamais réunir autant d'argent. L'après-midi, il était allé lui apporter les maudits cinq mille : dix billets de rien du tout d'un violet sale... Ses yeux, derrière ses lunettes à la monture aussi fine qu'une toile d'araignée, étaient anxieux et lui, la voyant si effrayée, pour la première fois de sa vie il avait menti : il lui avait dit tout va bien. Sinon, lui aussi, il avait compris comme elle qu'on n'en finirait pas avec ces dix bouts de papier, que la caution ne cautionnait rien, que janvier n'était pas la fin, mais le début, et que tout ne faisait que commencer...
Maintenant, en effet, les vingt mille ne semblaient pas être le bout du monde, quant à l'année de prison... — et alors, une année de prison, c'était une année de rien du tout, il le savait.
« Il s'en est tiré à bon compte, dit-il à Mariola en jetant le journal. Qu'est-ce qu'un an, qu'est-ce que huit ans !... Peut-être que le procureur est l'un de ses admirateurs, ou bien le juge... »
Et c'était vrai. Le procureur, Manyo Guenkov, avait fait tout ce qui était en son pouvoir : au lieu de requérir au moins les trois ans minimaux, il en avait requis un seul, alors le juge avait poussé un soupir de soulagement empressé et avait frappé de son marteau ! Quant à lui, dans les forêts de Kilifarevo, il aurait sans doute voulu être là-bas, dans la salle, et plaisanter, pour remonter le moral du poète. Il aurait pu lui lancer : « Hé, Milev ! Je ne suis pas satisfait de la sentence ! Sache que cet homme se moque de toi ! Un an pour un poème comme celui-ci ? Quelle honte ! Ces gens-là, ils ne t'estiment pas à ta juste valeur ! Pour un aussi bon poème, ils auraient dû te flanquer le maximum ! » Ou quelque chose de ce genre.
Mais qui aurait pu lui dire que, pendant qu'il lisait le numéro de Outro arrivé trois jours entiers plus tard, le poète avait été convoqué pour renseignements concernant le procès prétendument déjà réglé ? Et qu'on ne le convoquait pas au tribunal – on le faisait venir à la direction de la police.
C'est tout.
[1 janvier 2013, mardi soir]
Tard dans l'après-midi du quinze mai 1925, madame l'épouse du poète et la sœur de ce dernier se rendirent à la direction – le bâtiment en pierre blanche près du Pont aux lions, avec une étoile à cinq branches au-dessus du toit, qui allait bientôt se remplir de spectres, de vampires vengeurs, d'esprits sourds, de karakondjos3 et d'anges aux ailes trempées de sang. Elles lui apportaient un manteau parce que, le matin, il était parti seulement avec un mouchoir – or c'était un jour très froid que ce quinze mai. Il faisait si froid qu'elles avaient toutes les deux les doigts qui gelaient dans les gants de dentelle – comme si ce n'était pas le printemps et que l'hiver était revenu.
Bien entendu, on ne les avait pas admises à l'intérieur et, tandis qu'elles attendaient dehors et que sur toute la ville le soir commençait à tomber, elles l'aperçurent toutes les deux derrière une fenêtre du dernier étage.
Sauf que lui, dans ses collines de Kilifarevo, il ne pouvait pas savoir tout ça.
Mais le poète non plus ne pouvait pas savoir que la dernière chose qu'il avait écrite de sa vie était cette quittance attestant qu'il avait reçu du secrétaire de la société des officiers Invalide un prêt de trois cents lévas. Qu'il ne rembourserait jamais...
[2 janvier 2013, mercredi]
Il faut dire que le poète avait un rapport étrange à la mort. Il l'avait déjà vécue4pendant qu'elle l'avait retenu dans les ténèbres auprès d'elle sept jours et sept nuits durant. Ensuite, elle l'avait prétendument laissé partir, mais depuis lors, elle le suivait, où qu'il allât et quoi qu'il fît. Aussi était-elle pour lui quelque chose d'agaçant, parce qu'elle se rappelait constamment à son bon souvenir. Il lui suffisait de se regarder dans la glace. Ou encore lorsqu'il sentait l'ébahissement contrit de ceux qui le voyaient pour la première fois... Seule Mila n'avait pas frémi en le rencontrant, un jour de décembre de 1917, au coin des rues Le Gay et Dondoukov – elle n'avait pas du tout été effrayée par l'horrible abîme dissimulé derrière le bandeau noir qu'il portait alors, ni par les traces terribles sur tout son visage.
Le poète ne l'oublierait jamais.
(début, p.8-14)
[…]
[1 janvier 2014, mercredi, 00h17]
Le dernier jour de mai de l'année 1925, samedi, trente-et-un, lorsqu'elle se rendit de nouveau à la direction, tard dans l'après-midi, on la conduisit auprès d'un certain Nikola Guechev, au bureau de la troupe armée chargée de poursuivre les bandits. Le bureau des membres de la troupe se trouvait en bas de la sombre cage d'escalier – quelque part parmi le labyrinthe des caves de la direction où erraient des hommes en noir et où l'odeur des détenus se mêlait aux lourds relents d'opium. Et là, ce Nikola Guechev lui dit qu'il connaissait personnellement son époux, qu'il l'avait en grande estime, mais qu'il ne l'avait pas vu récemment...
« Gueo Milev n'a pas mis les pieds ici, Madame ! — lui dit-il. — Parole d'honneur ! Comment se pourrait-il, lui dit-il, que moi, précisément, je ne sois pas au courant de sa venue ?... Je ne vous mens pas ! »
Il avait l'air convaincu mais elle comprit que cet homme cachait quelque chose.
[7 janvier 2014, mardi]
Elle se leva et sortit sans dire au-revoir. Elle partit le long du boulevard Maria-Louisa où les tramways rouges brinquebalaient en descendant vers le Pont aux lions et en montant vers la masse éventrée de l'église Sveta Nedelia5 sur la hauteur, et où des soldats hérissés, armés comme pour une guerre, casque sur la tête, marchaient à grands pas, et elle rentra dans la maison faisant face à la mosquée – avec la droguerie à une extrémité et la fabrique de boza6 Radomir à l'autre, le bureau de poste au premier étage, la banque d'export-import au deuxième et la filiale bulgare de Longines au troisième. Elle monta avec apathie les soixante-dix-sept marches raides qui menaient à leur domicile, rentra, demanda à sa belle-sœur Maria de rester encore un peu avec les enfants. Maria éclata en sanglots convulsifs et hocha la tête tandis que Mila pénétrait dans l'endroit entouré d'un rideau solennel qui leur tenait lieu, au poète et à elle, de chambre conjugale... Elle s'allongea sur le lit et, le temps de penser à quel point elle était fatiguée, elle s’endormit.
Et lorsqu'elle s'endormit, elle rêva
[10 janvier 2014, vendredi]
qu'une kyrielle sans fin de personnes vêtues de noir piétinait le désert de neige. La colonne était si longue que lorsqu'on entendit dire, un jour, que tout en arrière des gens ensauvagés par la faim avaient mangé un homme, ceux de l'avant ne pouvaient pas savoir si c'était vrai ou non – s'ils envoyaient quelqu'un pour vérifier et ensuite revenir les informer, il ne pourrait jamais les rejoindre... Et ils ne pouvaient pas non plus s'arrêter car quiconque s'arrêtait tombait et mourait : on voyait, le long du chemin, la masse noire d'une centaine de cadavres qui ne pouvaient pas pourrir dans ce froid éternel. Tous les trois jours, les premiers allumaient des feux pour que ceux de l'arrière se réchauffent en chemin...
Naguère, un homme leur avait dit que par-delà ces neuf terres se trouvait la dixième. Et cette dixième terre était, disait-il, la terre promise. Là, il y avait une maison pour chacun, du travail pour les hommes, des buissons de rose et des parterres de fleurs devant les maisons pour les femmes, ainsi qu'un potager dans le jardin, et pour les enfants il y avait du lait et des glaces, pour les garçonnets des fusils en bois et des tourniquets, pour les fillettes des poupées et de petits miroirs avec des photos d'acteurs au dos... Et ils se le répétaient comme une prière lumineuse. Cet homme leur avait dit aussi qu'ils ne devaient pas avoir peur du long chemin – le chemin n'avait rien de terrifiant. Sur les neuf premières terres qu'ils devraient traverser pour arriver dans la dixième vivaient de bonnes gens : ces bonnes gens les emploieraient pour quelque menu travail – un puits à creuser, de la brique à fabriquer avec de la boue et de la paille, un mur de pierre à élever, de la betterave et des pommes de terre à arracher – c'est ainsi que tous gagneraient leur pain avant d'arriver à la terre qui leur était promise, et là-bas...
En chemin, cependant, ils ne rencontrèrent pas un seul homme bon qui leur donne du travail. Partout, sur les terres qu'ils traversaient, régnait un froid terrifiant et personne ne creusait de puits, on ne fabriquait pas de briques car les maisons étaient en pierres noires et rouges, on n'élevait pas de murs car ils avaient été élevés sous d'autres temps, quant à des betteraves et des pommes de terre, il n'y en avait tout simplement pas sur ces terres. Les gens du cru les regardaient d'un œil sombre à travers les fenêtres aussi étroites que des meurtrières et personne ne les arrêtait avec du pain et de la viande séchée pour la route.
Il est vrai qu'ils s'en étonnèrent un peu mais ils continuèrent de marcher...
La quatrième année, ils atteignirent le milieu de la neuvième terre et alors, tandis qu'à l'horizon pointait déjà la frontière ténue séparant la neuvième et la dixième terres, ils virent venir à leur rencontre un homme sombre à cheval. Ils l'arrêtèrent et lui demandèrent d'où il venait – ne venait-il pas de la terre promise, par hasard ! Il leur dit que – oui ! — c'est de là qu'il venait.
« Et c'est encore loin jusqu'à la terre promise ? — l'interrogèrent-ils. — Et là-bas y a-t-il — lui demandèrent-ils avec impatience — du travail pour les hommes, des jardins de fleurs pour les femmes et du lait et des balançoires pour les enfants ?
L'homme les regarda et leur dit :
« Balivernes. »
Les gens s'émurent et commencèrent à protester, comment ça balivernes, mais l'inconnu répéta :
« Balivernes ! Des jardins, des balançoires... ce ne sont que des balivernes. »
Ils élevèrent la voix et lui crièrent qu'il ne savait pas ce qu'il disait.
« Comment ça des balivernes — hurlaient-ils avec fureur, — c'est ce que nous a dit un homme il y a bien des années ! Il a dit, il y aura pour chacun une maison, du travail pour les hommes, des buissons de rose et des parterres de fleurs devant la maison et un potager dans le jardin pour les femmes, pour qu'elles aient de quoi s'occuper pendant que leurs maris sont au travail, du lait et des glaces pour les enfants, pour les garçonnets des fusils en bois et des tourniquets, pour les fillettes des poupées et de petits miroirs avec des photos d'acteurs au dos... On l'a cru et c'est pour ça qu'on est partis à la recherche de la terre promise. C'est ce qu'il nous a dit !... »
« Il vous l'a dit... du vent ! — renâcla le cavalier. — Il vous l'a dit, mais il a oublié de vous dire que ce n'est qu'une histoire !... »
[29 janvier 2014, mercredi]
[Il tombe pluie et neige... tout comme à Chamonix en janvier 1924. Alors, comme maintenant, il est tombé une pluie qui transformait la neige en boue, suivie d'un froid terrible et d'un sacré verglas.]
« C'était quoi ? — demandèrent les gens, bouche bée. »
« Une histoire ! — dit l'autre. Comment ça, vous ne savez pas ce qu'est une histoire !... Le type a écrit une histoire, il vous l'a racontée à l'église et vous, vous l'avez cru, vous avez cru que c'était la vérité, je me demande bien pourquoi ! Rampez, maintenant, comme des vagabonds sans patrie, loqueteux, cadavériques, faméliques7... »
Il parla ainsi, aiguillonna son cheval avec ses éperons étincelants d'ange déchu et galopa dans la direction d'où ils étaient venus, longeant toute la kyrielle de gens emmitouflés dans des guenilles noires, des couvertures en loques et des foulards dépenaillés, qui allaient bientôt comprendre qu'on les avait trompés.
24.
[30 janvier 2014, jeudi]
Lorsqu'elle se réveilla, il faisait déjà nuit. Dans le ciel noir, derrière la fenêtre, il n'y avait ni étoiles, ni lune – seul le diamant rond de l'enseigne au-dessus du Splendid brillait derrière le minaret de la mosquée Banya Bachi, et un tramway tardif brinquebala dans la descente vers le dépôt qui se trouvait de l'autre côté du Pont aux lions, à l'instant même où l'horloge des Halles se mit à sonner.
Elle sonna onze coups – heure à laquelle, en d'autres temps, Sofia commençait tout juste à vivre sa vie nocturne dans les ténèbres diaphanes du printemps, or, cette nuit-là, seuls le fracas de sabots, le ronflement d'une lourde automobile et ce dernier tramway perçaient le silence de mort.
Elle se souleva, s'assit sur le lit et sentit brutalement quelque chose se déchirer en elle avec l'ouragan rouge de la douleur.
Et Mila Guéo Mileva comprit soudain que leur petit garçon, objet de tant de leurs chuchotements, avec le poète, durant les nuits de ce printemps pluvieux et froid de l'année 1925, ne naîtrait jamais.
1Le lev (pluriel lévas) est la monnaie nationale bulgare qui se décline en stotinki (centième de lev). À moins de mention particulière, les notes sont de la traductrice.
2C'est-à-dire qu'il s'en tirait à moindre frais.
3Gnomes malfaisants dans la mythologie balkanique.
4Guéo Milev a été blessé à la tête et a perdu un œil lors de la Première Guerre mondiale. Il a subi en Allemagne quinze opérations...
5En 1925, un attentat a été perpétré contre le roi Boris III dans cette église. Le roi en sortit indemne, mais ce fut le début d'une terreur blanche et de l'interdiction du parti communiste.
6Boisson fermentée préparée avec du millet, héritage ottoman dans les Balkans.
7Extrait du poème « Enfer » (1922) de Guéo Milev.