Le Sang du Poisson

Une île en mer Egée.

Une chambre. Une table, des chaises. Un homme et une femme sont assis et boivent du cacao.

Elle se lime les ongles, il l’observe.

Elle: Chéri, les lézards dans la salle de bains ont pleuré toute la nuit et ils ne m’ont pas laissée dormir. Ils ont chialé pendant que je prenais mon bain et ils ont continué comme ça jusqu’au matin. (Elle continue de se limer les ongles). Je n’ai pas pu fermer l’œil de la nuit à cause d’eux, et tu sais très bien que je deviens folle si je n’arrive pas à dormir. Je pense qu’il va arriver un malheur. Je serai bien embêtée de te dire quoi exactement, c’est une angoisse qui me prend à la gorge, qui me noue l’estomac, mais pourquoi, je n’en ai pas la moindre idée.

Lui: Tu as eu des cauchemars. Depuis que nous sommes ici, tu as tout le temps des cauchemars.

Elle: Ce n’était pas des cauchemars. C’est bien ça, le problème, il ne s’agit pas de cauchemars. Si ça avait été un cauchemar, je me serais réveillée et tout se serait terminé. Mais je suis restée éveillée jusqu’à l’aube. J’avais l’impression que ce n’était pas mes pensées, mais celles de quelqu’un d’autre. Comme si on essayait de me les insuffler contre mon gré et je faisais des efforts extrêmes pour les capter et les interpréter. Peut-être que si j’avais réussi à le faire, cela m’aurait apaisée, et je me serais endormie, mais comme cela n’est pas arrivé, je suis restée toute la nuit glacée comme une momie, et par la faute de qui? (Elle cesse de se limer les ongles et le regarde).

Lui: Des lézards.

Elle: Non, par ta faute. Parce que si tu ne m’avais pas laissée toute seule, rien de tel ne serait arrivé. Oui, mais voilà, tu t’en fous complètement. Je te suis parfaitement indifférente, c’est pour cela.

Lui: Ce n’est pas vrai. Tu sais très bien que ce n’est pas vrai.

Elle: Pourquoi me laisses-tu alors toute seule pendant la nuit à cause d’un foutu poisson, et en plus tu dis que ce n’est pas vrai? Tu veux me faire mourir, c’est ça? Hein? Réponds! Il ne te passe jamais par la tête que ça peut me rendre folle d’angoisse ou qu’un malheur peut m’arriver.

Lui: Ne t’inquiète pas. Il ne t’arrivera rien de mal.

Elle: C’est ce que tu répètes tout le temps. Et s’il m’arrivait? Comment peux-tu être si sûr? A ta place, j’aurais fait quelque chose au lieu de parler.

Lui: Quoi par exemple?

Elle: Je ne sais pas, mais ces lézards me tapent sur les nerfs.

Lui: Tu veux que les tue?

Elle: Quelle idée?! Elles ne t’ont rien fait, ces pauvres bêtes. J’ai parfois le sentiment que tu ne me connais pas du tout. Je me demande vraiment ce que nous faisons ensemble depuis tout ce temps, puisque chaque fois que je te dis une chose, tu en comprends une autre. C’est parce que je ne t’intéresse pas, et mes sentiments encore moins. Si tu t’intéressais au moins un peu à moi, tu me comprendrais mieux, ou tu t’en donnerais au moins l’air, au lieu de dire n’importe quoi parce que tu es fatigué et tu as sommeil.

Lui: Mais chérie, c’est toi qui as dit que les lézards...

Elle: Les lézards, les lézards… Ce n’est pas des lézards qu’il s’agit. Si tu veux savoir, dans cette maison ce sont les seuls êtres à qui je peux parler, parce que tu n’es jamais là, et même quand tu es là, c’est comme si tu étais absent. Tu crois que si tu tues les lézards, ça va changer quelque chose. C’est pas croyable comme tu peux être bête! Même si tu les tuais, il en viendrait d’autres. Ce sont des lézards domestiqués qui vivent dans cette maison bien avant nous et qui y resteront après que nous serons partis.

Lui: Où irons-nous?

Elle: Je n’en sais rien, mais je ne vais pas mourir ici, sur cette île pleine de lézards et des revenants.

Lui: Nous ne pouvons aller nulle part. Tu sais très bien que nous ne pouvons aller nulle part.

Elle: Mieux vaut mourir alors.

Lui: Ne te mets pas dans des états pareils. Je n’irai plus à la pêche.

Elle: Pourquoi, qu’est-ce qui est arrivé?

Lui: Il n’est rien arrivé. Je ne veux plus te laisser toute seule.

Elle: Pourquoi? Tu aimes la pêche et puis ça nous rapporte quelques sous.

Lui: Qu’est-ce qui nous rapporte des sous?

Elle: Le fait que tu va à la pêche avec Aki.

Lui: Je n’irai plus à la pêche avec Aki. Je resterai au chaud à la maison.

Elle: C’est encore pire.

Lui: Je pensais que ça te ferait plaisir.

Elle: Tu parles! Tu ne vas jamais nulle part. Heureusement qu’il y a Aki pour t’amener quelquefois à la pêche. Si tu veux le savoir, il aurait pu ne pas le faire.

Lui: Je me le demande aussi. Pourquoi fait-il ça ?.

Elle: C’est pourtant clair. Si tu y allais seul, tu pourrais te noyer.

Un temps.

Lui: Et avec lui ça n’arriverait pas, c’est ça?

Elle: Ne te fâche pas, chéri, mais il fait de la plongée dans cette mer depuis qu’il est tout petit, alors que toi, tu es encore un novice.

Lui: A ton avis, qui remplit les bouteilles d’oxygène. C’est lui?

Elle: J’espère que c’est lui. Ce serait trop de responsabilité pour toi, chéri. Tu ne comprends rien à la technique et je n’ose imaginer ce qui se passerait si tu décidais de tripoter toute cette mécanique. Je t’en prie, mon chéri, ne touche pas à l’équipement. Laisse ce travail à Aki. Laisse-le s’occuper de tout. Crois-moi, c’est mieux. Pardonne-moi ce manque de confiance, mais je m’inquiète pour toi. A ma place, tu en aurais fait autant, n’est-ce pas? Mon Dieu, rien que d’y penser… Mais vous êtes de vrais gosses avec vos histoires d’hommes. Pourquoi faut-il plonger dans la mer en plein hiver, je te le demande? Qu’est-ce que vous avez à faire sous l’eau? C’est soi-disant pour pêcher du poisson, mais en vérité ce qui vous plaît, c’est de tuer des poissons et dieu sait quoi encore.

Elle va jusqu’à la cuisinière.

Elle: Tu veux que je te resserve du cacao chaud?

Lui: Oui, il a fait très froid cette nuit. Je suis tout gelé.

Elle: Avec ou sans lait?

Lui: Sans.

Elle: Comment peux-tu boire ça? C’est trop amer. Parfois tu me dégoûtes franchement. Boire du cacao sans lait et sans sucre c’est comme si on buvait du goudron. Mais des goûts et des couleurs, n’est-ce pas… Puisque tu aimes ça, bois-le, ce poison. (Un temps) Je ne vous comprends pas. Aller en mer par une telle nuit, c’est vraiment de la folie, pour ne pas dire de la stupidité, si jamais vous êtes vraiment allés à la pêche.

Lui: Où aurions-nous pu aller?

Elle: Je n’en sais rien, mais vous n’êtes certainement pas allés loin avec cet orage.

Lui: Quel orage ?

Elle: L’orage, un orage d’été. Ce vent, toute la nuit, il a ramené les nuages, il s’est mis à tonner et à pleuvoir. (Elle va jusqu’à la fenêtre). Regarde les vagues que l’orage a soulevées, elles rejettent des galets jusqu’au milieu de la route.

Lui: Il n’y avait pas d’orage sur la côte sud.

Elle: Allons, donc! A d’autres! Dieu sait où vous êtes allés pour n’avoir rien vu. L’île est si petite que quand il y a un orage, il est partout. Mais vous avez été certainement occupés à quelque chose de beaucoup plus intéressant et vous n’avez pas remarqué que les éléments déchaînés pouvaient vous emporter.

Lui: C’était peut-être le vent. Tu sais qu’il y a toujours du vent sur cette île. Quand il y a du vent sur l’un des côtés, c’est calme de l’autre et inversement.

Elle: Inversement à quoi? Au vent? Oh, ne me fait pas rire avec ça, veux-tu? Heureusement que le vent est tombé aujourd’hui, au moins ça. C’est à cause de la pluie, s’il n’avait pas plu, il y aurait encore du vent à cette heure. Mais à vue de nez, il va encore pleuvoir.

Lui: Chérie, ça fait des mois que nous n’avons pas eu une seule goutte de pluie, et tu me dis qu’il va encore pleuvoir.

Elle: Qu’est-ce que tu insinues? Que je dis n’importe quoi? Tu penses que je ne sais pas faire la différence entre la pluie et le vent ? Hein ? Dis-le! C’est tout ce que je mérite après ce que nous avons vécu ensemble ? Que tu te moques ouvertement de moi?

Elle pleure. Il essaie de la calmer.

Elle: Dis-moi. Est-ce que tu m’aimes ? Est-ce que tu m’aimes un tout petit peu ?

Lui: Je t’aime.

Elle: Pourquoi te tiens-tu alors si mal avec moi ? Pourquoi ne comprends-tu jamais ce que je te dis ? Essaie de me connaître un peu mieux. Comment peux-tu aimer quelqu’un que tu ne connais pas?

Lui: Allons, allons, ça suffit. Calme-toi ! Tout va bien. Je suis là et je t’aime.

Elle continue de pleurer.

Elle: Je veux rentrez à la maison. Tu me ramèneras à la maison, n’est-ce pas, près de maman?

Lui: Mais chérie, il y a longtemps que ta maman est morte. Et tu n’as jamais eu de maison. Notre maison est maintenant ici, où nous essayons de prendre racine.

Elle cesse de pleurer. Elle s’énerve.

Elle: Alors, tu vois. Je ne peux pas croire à quel point tu es bête. Qu’est-ce que ça peut faire que maman ne soit plus, que je n’aie jamais eu de maison? Qu’est-ce que ça peut faire? Cela ne veut absolument rien dire, tu comprends?

Elle se met de nouveau à pleurer.

Elle: Je me demande ce que je fais ici, avec toi. S’il ne tenait qu’à moi, il y a longtemps que je t’aurais quitté, mais je ne peux pas. Et tu sais pourquoi? Parce que je t’aime. Contrairement à toi, je t’aime et je ne peux pas te remplacer avec quelqu’un d’autre.

Elle pleure. Il la prend dans ses bras, essaie de la calmer.

Lui: Allons, allons. Arrête de pleurer. Je t’ai dit que tout ira bien.

Elle: Jamais rien n’ira bien, mon cher. C’est trop tard, tu n’as pas compris?

Lui: Allons, allons, calme-toi. Tu es énervée parce que tu n’as pas dormi. La mer te déprime.

Elle: Ce n’est pas vrai. J’aime la mer. En fin de compte, je n’ai qu’elle.

Lui: Tu l’aimes, mais elle te déprime. Depuis que nous sommes sur l’île, il s’est passé quelque chose avec toi. Tu ne t’en rends peut-être pas compte, mais il s’est passé quelque chose avec toi.

Elle (pensive): Tu as peut-être raison. Le fait qu’il m’arrive de te haïr ne signifie pas forcément que j’aime la mer et le fait que j’aime la mer ne signifie pas forcément que je te hais.

Lui: Je ne sais pas, chérie. J’ai lu dans un journal que la mer apportait trop d’énergie négative et que pour cette raison elle ne convenait pas à tout le monde.

Elle: Oh, arrête, veux-tu? Je sais que tu es maladivement jaloux, ne me raconte pas ces histoires à la gomme qu’on lit dans les journaux. Tu fais vraiment pitié. Tu ferais mieux de te taire, j’ai déjà suffisamment les nerfs à fleur de peau après ma nuit blanche.

Elle se dirige de nouveau vers la fenêtre.

Elle: Regarde quelle belle journée! La mer est calme. Ou elle donne du moins cette impression. Les vagues n’ont pas de crête, mais comme elles sont immenses! Aki dit que cela arrive quand la mer prend le vent. Mais je ne sais pas si c’est vrai. Mais tu dis qu’il n’a pas plu du tout et je ne sais plus que penser.

Lui: Faisons un pique-nique si tu veux.

Elle: Excellente idée. Faisons un pique-niquer, mais dans un endroit d’où l’on ne voit pas la mer.

Lui: Je croyais que tu aimais la mer.

Elle (pensive, sans relever la remarque): Oui, oui, je connais une oliveraie loin du rivage. On ne voit pas la mer de là-bas. On l’entend, mais on ne la voit pas. Si tu veux, nous pourrions aller là-bas, rien que nous deux. Pas maintenant ni demain, nous irons un jour, quand je me serai préparée. Je ferai des crêpes, et toi tu ramasseras du bois pour faire du feu. Ce sera bien. Tu verras. Mais pas aujourd’hui. C’est déjà trop tard et la mer est houleuse, on entend de tous côtés le vacarme des vagues.

Lui: Quelle oliveraie ? Tu ne montres jamais le bout du nez dehors, si tu fais un saut jusqu’à l’épicerie d’en face c’est un maximum, et tu me parles d’oliveraie.

Elle: Comment peux-tu savoir si j’y ai été ou non ? Même si ce que tu dis est vrai, je ne suis pas obligée d’avoir vu quelque chose pour le connaître. Ce n’est pas comme toi qui dois obligatoirement tuer une bestiole pour être sûr que ce que tu as vu était un poisson.

Lui: Oui, je ne pourrais pas savoir avec certitude où tu es allée, si tu as été quelque part ou pas.

Elle: C’est tout ce que tu as compris de ce que j’ai dit ? Je me demande parfois pourquoi je discute avec toi. A part de la jalousie obtuse, je ne peux attendre de toi rien d’autre.

Un temps. On entend des cris de mouettes.

Elle revient jusqu’à la table et verse du cacao dans les tasses.

Elle: Je te demande pardon. Tu dois être fatigué et je ne cesse pas de parler. Vous avez pris du poisson? C’était une nuit de pleine lune. Il y avait certainement beaucoup de poisson.

Lui: Qu’est-ce que la lune a à voir avec ça ?

Elle: Aki dit que le poisson sort par pleine lune.

Lui: Oui, mais il n’est pas sorti.

Elle: Qui ça?

Lui: Le poisson.

Elle: Qu’est-ce que cela veut dire? Tu veux dire que vous êtes restés en mer toute la nuit sans rien prendre ?

Lui: C’est exactement ce que je veux dire.

Elle: Je savais bien que vous avez été ailleurs, parce que si vous aviez été à la pêche, vous auriez été à coup sûr pris par l’orage. Si vous aviez tant soit peu le sens de la réalité, vous vous seriez justifiés avec l’orage et je n’aurais pas eu le moindre soupçon de doute, alors que maintenant, la seule chose qui me vient à l’esprit, c’est que vous avez passé la nuit avec une salope.

Lui: De qui parles-tu, chérie ?

Elle: De vous deux. Tous les deux, vous êtes des hommes, des êtres primitifs, bien que vous sembliez très différents l’un de l’autre.

Lui: Tu penses qu’Aki et moi, nous avons une liaison avec la même femme?

Elle: Je pense que vous me mentez, voilà ce que je pense.

Lui: Je ne te mens pas.

Elle: Si tu ne mens pas, dis-moi alors ce que vous avez fait.

Lui: En réalité, Aki m’a proposé d’aller au bordel, mais je ne suis pas tombé dans le panneau, j’ai refusé.

Elle: Ah, voilà que tu avoues, enfin! Ce n’est pas la peine de mentir, tu n’y arrives pas de toute façon.

Lui: Qui te ment ?

Elle pique une colère.

Elle: Vous les hommes, vous êtes tous pareils. Des bêtes sauvages guidées par vos bas instincts. Voilà ce que vous êtes. Des bêtes qui confondent l’amour avec l’instinct.

Il se lève, fait un pas vers elle avec l’intention de la prendre dans ses bras. Elle le repousse.

Elle: Ne me touche pas! Enlève tes mains sales de moi. Salauds! Vous êtes tous comme ça, des créatures misérables castrées de sentiments.

Lui: Pourquoi tous ces reproches, je n’ai rien fait.

Elle: Parce que vous êtes des ordures, voilà pourquoi.

Lui: Ca suffit. Calme-toi. Tu te mets dans un tel état pour rien! Ce n’était qu’une proposition dont, de toute façon, je n’ai pas profité.

Elle: Mais tu en aurais profité dans d’autres circonstances, n’est-ce pas?

Lui: Quelles circonstances, chérie? Tu sais très bien que je ne m’intéresse pas aux autres femmes, et encore moins aux putes du bordel.

Elle: Et alors, qu’est-ce que ça peut faire qu’elles soient des putes, les putes ont aussi des culs, des nichons et tout ce dont vous avez besoin, non?

Lui: Chérie, je pense que tu exagères et que tu prends trop au sérieux une chose que j’aurais très bien pu ne pas évoquer.

Elle: Justement. Tu aurais très bien pu ne pas en parler, mais tu en as parlé exprès. Tu t’imagines qu’en jouant l’indifférence, tu peux me tromper, mais je ne vais pas tomber dans le piège, pas cette fois-ci, mon cher. Tu m’offenses en me sous-estimant de cette façon.

Lui: Tu ne sais pas ce que tu racontes!

Elle: Je le sais très bien, c’est toi qui as dità propos d’Aki: “Je ne suis pas tombé dans le panneau”. Je ne vois pas en quoi tu ne t’es pas fait avoir. Dis-le-moi, hein? Tu ne dis rien. Parce que tu ne sais pas quoi dire.

Lui: Si j’avais su que tu en serais tellement bouleversée, je ne te l’aurais pas dit.

Elle: Tu ne penses quand même pas que je vais rester de glace quand tu m’annonces qu’un lupanar a ouvert ses portes sur cette île déserte, ni que je vais croire que vous êtes allés à la pêche, alors que vous rentrez sans même vous avoir sali les mains. Qu’est-ce que tu aurais pensé à ma place, hein?

Lui: Que tu fantasmes. Voilà ce que j’aurais pensé.

Elle: Moi? Tu as parlé du bordel sans que je t’aie rien demandé.

Lui: Je n’ai rien avoué du tout. Je t’ai seulement dit ce qu’Aki m’a proposé et non pas que nous avons été là-bas.

Elle: Et comment as-tu résisté à cette tentation? Serais-tu attiré par les hommes pour tourner le dos à de pareilles propositions?

Lui: Je ne suis attiré que par toi.

Elle: On ne dirait pas.

Lui: C’est ce que tu crois, parce que tu passes ton temps à dormir et tu ne peux pas t’en rendre compte.

Elle: Il suffit de me réveiller.

Lui: Je ne peux pas.

Elle: Tu vois? C’est bien ce que je disais.

Lui: Qu’est-ce que tu disais?

Elle: Qu’il y avait sûrement anguille sous roche puisque tu as laissé Aki aller tout seul au bordel.

Lui: Aki n’est pas allé au bordel. As-tu oublié que nous plongeons toujours ensemble?

Elle: Où plongez-vous toujours ensemble?

Lui: Dans la mer.

Elle (ironique): Ah, oui, c’est vrai. Tu sais, je commence à en avoir assez de cette mer. C’est toi qui avais raison, je la supporte mal. Et ici, il n’y a que la mer de tous côtés.

Lui: Bien obligé, nous vivons sur une île.

Elle: Je ne supporte pas les îles, et celle-ci moins que les autres, ce n’est qu’un grand bordel.

Lui: Mais c’est toi qui l’as choisie. Tu as dit que c’était l’île des dieux et que tu donnerais tout pour rester ici.

Elle: J’ai dit ça? Je ne me souviens pas d’avoir proféré de telles paroles. Mais même si cela était, qu’est-ce que ça change? Nous ne sommes pas des dieux, toi et moi, inutile donc de provoquer leur colère en nous incrustant chez eux.

Lui: Comment peux-tu en être sûre?

Elle: Il y a des choses que je sais mieux que toi, parce que je suis une femme et je sens les choses.

Lui: Tu ne sens rien du tout, tu deviens simplement folle, chérie!

Elle: Qui est devenu fou, moi? Et pourquoi? Parce que je te dis la vérité?

Lui: Et quelle est la vérité?

Elle: Que j’ai peur.

Lui: De quoi?

Elle: Je ne sais pas. Si je le savais, je te le dirais, mais le problème est que je ne sais pas. J’ai peur, c’est tout. Et ne me prends pas pour une folle simplement parce que je suis capable de pressentir la colère des dieux.

Lui: Il n’y a pas de quoi avoir peur.

Elle: Et de la foudre?

Lui: Il n’y a pas de foudre. Il n’y a rien dont tu puisses avoir peur.

Elle: Il y en avait, cette nuit.

Lui: Cette nuit, il n’y avait que la lune immense et son sillon couleur de sang sur la mer.

Elle: C’est étrange. J’ai parfois l’impression d’avoir été dans une autre dimension.

Lui: Tu as dû rêver. Depuis un certain temps, tu ne fais que dormir et rêver.

Elle: Je suis sûre qu’il a plu. J’ai écouté toute la nuit la pluie fouetter les carreaux.

Lui: Tu as dû entendre le tonnerre. Parfois ça tonne, ça tonne, mais il ne pleut pas.

Elle: Ca m’étonnerait. J’ai senti l’odeur d’ozone dans l’air, après la pluie. J’ai même ouvert la fenêtre pour laisser entrer le parfum des fleurs qui ont poussé après l’averse.

Lui: Quelles fleurs? On est en janvier et il n’y a pas la moindre fleur, à part peut-être les amandiers qui bourgeonnent, mais ce n’est pas vraiment des fleurs, et d’ailleurs, ils n’ont pas encore fleuri.

Elle: Le parfum venait peut-être du jardin des dieux.

Lui: Tu délires. Tu dors encore et tu parles en dormant.

Elle: Ca ne m’étonne pas. Je n’arrive pas à me réveiller ces derniers temps. Le matin, j’ai toutes les peines du monde à ouvrir les yeux. Mes paupières sont si lourdes que je n’ai pas la force de les bouger. Parfois j’ai peur de ne plus me réveiller et de me dissoudre dans l’humidité comme du sel.

Lui: Ne dis pas ça. Que ferais-je sans toi?

Elle: La même chose. Tu ferais de la plongée, mais je serais plus tranquille alors, car tu plongerais en moi-même.

Lui: Allez, calme-toi. Ce n’est pas la peine de me raconter des choses abracadabrantes pour m’obliger à te prendre dans mes bras.

Elle: Tu dis toujours ça et ensuite te me laisses de nouveau seule. Parfois j’ai l’impression que tu veux me sacrifier aux dieux.

Lui: Ne crains rien, je ne te donnerai à personne.

Elle: Je ne te crois pas.

Lui: Pourquoi?

Elle: Tu ne m’aimes pas.

Lui: Au contraire, je t’aime plus que tout.

Elle: Pourquoi alors n’as-tu pas versé une seule larme pour moi?

Lui: Parce que je ne sais pas pleurer.

Elle: Tu peux apprendre, ce n’est pas difficile. Je te montrerai, si tu veux

Elle se cache les yeux avec les mains.

Lui: Ne fais pas ça, je t’en prie. Si tu pleures, ça ne veut pas dire que tu m’aimes plus, n’est-ce pas?

Elle: Oui, mais ça aide. Essaie, tu verras.

Lui: Je ne veux pas.

Elle: Pourquoi? Tu ne me crois pas?

Lui: Je ne veux pas quémander ton attention de cette façon lamentable.

Elle: Tu vois? Tu dis que tu m’aimes et tu m’insultes.

Lui: Je ne t’insulte pas, je suis direct.

Elle: Oui, mais tu me rends malheureuse ainsi.

Lui: Ce n’est que quand tu es malheureuse que tu es la plus heureuse.

Elle: Si tu continues, je vais pleurer pour de bon.

Lui: Je t’en prie, ne fais pas ça. Je suis fatigué. J’ai besoin de me reposer.

Elle: Repose-toi. Qui t’en empêche?

Lui: Toi avec tes larmes et tes crises de nerfs.

Elle: Que veux-tu que je fasse d’autre? Je sais que tu vas t’endormir et ronfler et je serai encore seule, bien que tu sois à mes côtés. Que me reste-t-il d’autre à faire sinon pleurer comme un enfant qu’on a puni?

Lui: Si je dors cela ne veut pas dire que je sois mort.

Elle: Tu crois ça. Mais les raisons qui m’ont mise dans cet état, tu t’en fous. Tu penses peut-être que je pleure par plaisir? Je fais ça pour te faire plaisir à toi, si tu veux le savoir, parce que ça te donne plus d’assurance en toi. Tu t’imagines je t’appartiens parce que je pleure. Et tu te mets à ronfler comme un vrai homme. Ce n’est pas croyable comme tu peux être naïf! Tu ne sais pas qu’il n’y a rien de plus facile pour une femme que de se mettre à pleurer?

Lui: Qu’est-ce que tu essaies de me dire?

Elle: Et voilà! L’orgueil du mâle parle! Eh bien, tu vois, quand je ne pleure pas, c’est toi qui souffres.

Il lui prend le coude et l’attire à lui.

Lui: Pourquoi serais-je naïf? Dis-moi!

Elle: Mon Dieu, tous les hommes sont pareils!

Lui: Arrête de répéter “Tous les hommes sont pareils” !

Elle: Tu vois, tu t’énerves. Son altesse s’est mise en colère. Je t’ai dit que je t’apprendrai à pleurer. Si tu pleures, ta colère passera. Verse deux larmes et tu verras que tu te sentiras mieux.

Lui: Tais-toi!

Elle: Pourquoi? Qu’est ce qui se passera si je ne me tais pas? Tu vas me frapper? Vas-y, fais-le. Frappe-moi! Tu veux me faire pleurer, c’est ça?

Il se lève, marche, énervé, jusqu’à la fenêtre. On entend le cri des goélands.

Lui: J’ai parfois du mal à te supporter.

Elle: Tu viens de me dire que tu m’aimais plus que tout au monde.

Lui: Et alors?

Elle: Est-ce que tu sais ce que tu veux d’une femme?

Lui: Je sais, mais je ne veux pas que tu pleures.

Elle: Oui, mais est-ce que tu m’aimeras alors?

Lui: Je t’aimerai toujours.

Elle: M’aimeras-tu quand je ne serai pas malheureuse et quand je n’aurai pas besoin de ton réconfort?

Lui: Oui, même alors. Mais ne pleure pas.

Elle: D’accord, mais il faut que tu saches que je doute de ta sincérité.

Lui: Chérie, ne doute jamais de moi.

Elle: Bon, puisque tu le dis. (Elle se dirige vers la salle de bains). Je vais essayer de dormir, mais je prendrai une douche avant de me coucher.

Elle s’affaire, cherchant quelque chose.

Elle: Tu n’as pas vu le peignoir de bain? Je l’avais mis à sécher, là, sur la corde, et il n’y est plus.

Lui (distrait): Non, je n’en ai pas la moindre idée.

Elle: C’est bizarre.

Lui: Qu’est-ce que tu m’as demandé?

Elle: Le peignoir de bain. Je l’avais mis sur la corde à sécher, et il n’y est plus.

Lui: Je ne sais pas. Je ne l’ai pas vu.

Elle: C’est vraiment étrange. Ca doit être cet homme, qui est venu pour toi, cette nuit.

Lui: Qu’est-ce que tu dis?

Elle: Je dis que c’est sûrement l’homme qui est venu cette nuit et qui voulait te parler.

Lui (inquiet): Quel homme, chérie?

Elle: Un homme très grand, un vrai géant. Ca m’étonnerait qu’il ait eu besoin de mon peignoir de bain, mais puisque tu n’y as pas touché, je ne vois vraiment pas qui d’autre aurait pu l’emporter. Si c’était l’été, on aurait pu penser que c’était les touristes. Ils prennent tout ce qui leur tombe sous les yeux, mais nous sommes encore en janvier, bien que nous ayons une vraie journée d’été.

Lui: Bon sang, chérie, qui est-ce qui est venu pour moi cette nuit?

Elle: Je ne sais pas, j’étais ensommeillée et je ne l’ai pas très bien vu. Mais il était si grand qu’il occupait tout l’encadrement de la porte.

Lui: Pourquoi est-il venu?

Elle: Je n’en sais rien, il voulait te voir.

Lui: Pourquoi voulait-il me voir?

Elle: Je n’en sais rien. Je sais seulement que c’est toi qu’il voulait voir.

Lui: En quelle langue?

Elle: Je ne sais pas. Il a simplement prononcé ton nom.

Lui: Je ne connais personne sur cette île, chérie, tu ne trouves pas un peu bizarre que quelqu’un vienne demander à me voir en pleine nuit?

Elle (pensive): Oui, c’est vrai qu’ici, tu ne connais qu’Aki.

Lui: Oui, et Aki c’est tout, sauf un géant.

Elle: Oui, c’est vrai. Ce n’est pas un géant, mais j’ai bien fait de te le présenter, parce que si je ne l’avais pas fait, même lui, tu ne le connaîtrais pas.

Lui: Oui, c’est vrai, heureusement que tu nous as présentés l’un à l’autre. Je ne sais vraiment pas ce que j’aurais fait sans lui.

Elle: Chéri, ce n’est pas un mauvais gars et tu le sais.

Lui: Cesse de me parler d’Aki, de toute façon ce n’est pas lui qui était dans l’encadrement de la porte, parce que d’abord ce n’est pas un géant, et ensuite, nous ne nous sommes pas quittés de la soirée.

Elle: Bien sûr que ce n’était pas lui.

Lui: Qui alors?

Elle: Je ne sais pas. Cela pourrait être n’importe qui.

Lui: Par exemple?

Elle: Ca aurait pu être le Cyclope.

Lui: Le Cyclope?

Elle: Oui. Tu ne sais pas qu’ici c’est la terre des Cyclopes? Je ne vois vraiment pas qui d’autre que le Cyclope aurait pu ressembler à un géant.

Lui: Comment cette idée de Cyclope t’est-elle venue à l’esprit? Tu as peut-être mal vu dans le noir.

Elle: C’est possible. Si j’avais su que cela aurait tant d’importance pour toi, je l’aurais invité dans mon lit, mais je lui ai claqué la porte au nez et je me suis hâtée de la boucler à double tour, parce qu’il ne viendrait à l’idée d’aucun homme normal de se promener en pleine nuit sous la tempête.

Il marche nerveusement.

Lui: Oh, non! Dis-moi que tu mens, dis-moi que tu inventes, mens-moi, dis-moi ce que tu veux, mais ne répète pas que le Cyclope est venu me voir.

Elle: Pourquoi pas? On ne sait jamais qui peut venir te chercher.

Lui: Tu dis ça pour me mettre en colère, n’est-ce pas?

Elle: Pourquoi te mettrais-je en colère?

Lui: Parce que ça te fait plaisir.

Elle: Quoi ça?

Lui: Ca, me rendre fou avec tes cauchemars idiots.

Elle: Rassure-toi, j’ai dû me tromper.

Lui: Tu n’as pas pu te tromper.

Elle: Si je me suis trompée qu’il a plu, alors qu’il n’a pas plu, c’est donc possible que je me sois trompée que quelqu’un est venu pendant que tu n’étais pas là.

Lui: Ce n’est pas pareil.

Elle: Comment ça, ce n’est pas pareil? Si ça marche pour la pluie, ça doit aussi marcher pour un homme.

Lui: Je t’en supplie, ne me rends pas dingue, je suis déjà assez troublé comme ça.

Elle: Tu es troublé parce que tu ne me crois pas. Tu ne crois à personne. Même pas à toi-même.

Lui: Comment veux-tu que je te croie?

Elle: Tu as peut-être raison. La peur a peut-être provoqué une crise.

Lui: Quelle crise?

Elle: Une crise schizophrénique.

Lui: Tu n’es pas schizophrène.

Elle: Non, je ne suis pas schizophrène, mais j’ai parfois des crises, tu sais que j’ai des crises.

Lui: D’habitude cela ne te fait pas peur.

Elle: Qu’est-ce qui ne me fait pas peur? Les hommes?

Lui: Non, les crises.

Elle: Cela ne veut pas dire que je n’en aie pas.

Lui: Cela veut dire qu’il y a quelque chose que j’ignore.

Elle: Quelle chose?

Lui: C’est à toi de me la dire.

Elle: Que veux-tu que je te dise?

Lui: Qui t’a parlé du Cyclope?

Elle: Les livres. C’est écrit dans les livres. Ouvre un livre et tu verras.

Lui: Ne me raconte pas des bobards! De toute façon, tu n’as jamais fait attention à ce qu’il y avait écrit dans les livres.

Elle: Il y a aussi des rumeurs qui courent.

Lui: Quelles rumeurs?

Elle: Que des Cyclopes venaient sur l’île, mais tout le monde ne pouvait pas les voir.

Lui: Et qui peut les voir?

Elle: Seulement les élus.

Lui: Et qui t’a raconté cette sottise?

Elle: Aki.

Lui: Qui d’autre, en effet?

Elle: Je t’en prie, dis-moi ce qui s’est passé.

Lui: Pourquoi penses-tu qu’il s’est passé quelque chose?

Elle: Parce que tu te comportes comme un imbécile.

Lui: Devine! Toi, qui as toujours des pressentiments!

Elle: Je n’ai pas de pressentiments, seulement des doutes.

Lui: Quels doutes?

Elle: Que tu me caches quelque chose.

Lui: Je ne cache rien.

Elle: Pourquoi ne me dis-tu rien? Pour me torturer?

Lui: Même si je te disais, tu ne me croirais pas.

Elle: Je crois toujours ce que tu me dis.

Lui: Ah bon?

Elle: Oui, même tes mensonges.

Lui: Je ne dis pas de mensonges.

Elle: C’est encore pire si tu ne me dis rien, parce que tu alimentes ainsi mon imagination qui est déjà assez prolixe. Je me demande en quoi ai-je mérité cette attitude humiliante et indigne.

Lui: Quelle attitude?

Elle: Celle de faire l’imbécile.

Lui: Je ne fais pas l’imbécile.

Elle: Tu ne le fais pas, parce que tu en es un, mais si tu avais un peu de cervelle dans la tête, tu saurais que nous faisons un tout, toi et moi, et nous ne pouvons pas avoir de secrets l’un de l’autre.

Lui: Je peux te dire seulement... que j’ai vu ses traces.

Elle: Les traces de qui?

Lui: Du Cyclope.

Elle: Quel Cyclope?

Lui: Celui qui est venu et qui voulait me voir.

Elle: Ha! C’est tout ce que tu as trouvé?

Lui: Je pensais que cela allait t’intéresser, puisque tu l’as vu, toi aussi.

Elle: Qui est-ce qui j’ai vu? Je n’ai vu personne, et même si j’ai vu quelqu’un, je m’en fous, c’est toi qui m’intéresses, pas les Cyclopes.

Lui: C’est vrai?

Elle: Qu’est-ce que tu crois? Que je m’intéresse aux traces sur le sable, seraient-elles celles d’un dinosaure?

Lui: Ce n’était pas les traces d’un être humain, mais les empreintes d’un géant.

Elle: Et elles menaient tout droit au bordel?

Lui: Elles menaient jusqu’à toi.

Elle: Comment le sais-tu?

Lui: C’est toi qui me l’as dit.

Elle: Tout ce que je t’ai dit, c’est que quelqu’un était venu et qu’il voulait te voir, et j’ai pensé que c’était lui.

Lui: Qui lui?

Elle: Le Cyclope.

Lui: Tu as dit qu’il t’avait semblé que c’était lui?

Elle: Il m’a semblé que c’était toi qui rentrais.

Lui: Non, ce n’était pas moi.

Elle: Non.

Lui: Qui alors?

Elle: Personne.

Lui: C’est impossible.

Elle: Pourquoi? Ne t’est-il jamais arrivé d’éprouver le sentiment que quelqu’un te regardait dans le dos et de ne voir personne en te retournant?

Lui: Ca m’est arrivé.

Elle: Tu vois?

Lui: Oui, mais dans ce cas, il n’y a pas de traces, alors que là, il y avait d’énormes empreintes qui venaient des fonds marins.

Elle: Et alors? Ca ne signifie pas forcément qu’elles aient été laissées par le Cyclope.

Lui: Je ne savais pas que c’était le Cyclope.

Elle: Et comment l’as-tu su?

Lui: C’est Aki qui me l’a dit.

Elle: Qu’est-ce qu’il t’a dit, Aki?

Lui: Il m’a dit qu’ici, c’était la terre des Cyclopes.

Elle: C’est bien ce que je t’ai dit aussi.

Lui: Oui, mais lui, il ne lit pas de livres, je ne sais même pas s’il sait lire, et d’ailleurs, même s’il savait, je doute qu’il ait jamais ouvert un livre.

Elle: On n’est pas obligé de lire pour croire aux dieux.

Lui: Ah bon?

Elle: Oui.

Lui: Depuis quand es-tu devenue si crédule?

Elle: Et toi, depuis quand es-tu devenu si susceptible?

Lui: Depuis que j’ai mis les pieds sur la terre des Cyclopes.

Elle: Le fait que nous vivions sur la terre des Cyclopes ne signifie pas qu’ils existent.

Lui: Et s’ils existaient?

Elle: S’ils existaient, cela voudrait dire que tu es devenu fou.

Lui: Ne me prends pas pour un crétin, chérie.

Elle: C’est toi qui joue au crétin avec ta susceptibilité exagérée qui n’est rien d’autre que de la jalousie sans fondement.

Lui: De la jalousie? Qu’est-ce que tu appelles jalousie: mon bon sens?

Elle: Quel bon sens? Est-ce que tu en as?

Lui: Je n’en ai pas, peut-être?

Elle: Non. Tu t’imagines que parce que tu as lu un livre ou deux, tu sais vraiment tout et tu ne veux pas admettre que l’on puisse avoir plus de connaissances que toi, sans même savoir lire.

Lui: Il ne s’agissait pas de moi en fait.

Elle: Et de qui? De moi?

Lui: Non.

Elle: De qui alors?

Lui: Du Cyclope.

Elle: Quel Cyclope?

Lui: Celui qui a frappé à ta porte.

Elle: Pardon! A ma porte? Tu l’as peut-être oublié, chéri, mais cette maison est aussi à toi, et le fait que tu en sois absent chaque nuit ne te donne pas le droit de me traiter de cette façon.

Lui: De quelle façon?

Elle: Comme une putain!

Lui: Tu vas trop loin.

Elle: Oui, maintenant tu joues à l’offensé, mais c’est moi qui devrais me plaindre. Parce que j’étais toute seule à la maison et n’importe qui aurait pu faire ce qu’il voulait avec moi, mais de tout cela, tu t’en fous, il n’y a que ton amour-propre qui compte, rien d’autre.

Lui: Ce n’est pas vrai. J’ai peur pour toi.

Elle: Si tu as peur pour moi, tu n’as qu’à rester à la maison, au lieu de me laisser en tête-à-tête avec le géant.

Lui: Mais tu as dit que ce n’était qu’un rêve?

Elle: Ce n’était pas un rêve, je t’ai dit ça pour te rassurer, d’habitude tu n’écoutes pas ce que je te dis, mais maintenant tu t’accroches à mes paroles comme à une planche de salut.

Lui: Oui, parce que j’ai vu ses empreintes de mes yeux.

Elle: Depuis quand crois-tu à tes yeux?

Lui: Depuis aujourd’hui.

Elle: Que s’est-il donc passé aujourd’hui?

Lui: Rien.

Elle: Pourquoi es-tu alors si bouleversé par des empreintes de pas sur le sable? Moi aussi je vois tout le temps des choses, mais je ne sais pas combien d’entre elles sont réelles. Tu as dû te tromper, toi aussi. La nuit, on croit voir plein de choses.

Lui: Je me suis peut-être trompé, mais Aki ne s’est pas trompé, lui.

Elle: C’est certainement lui qui les a laissées.

Lui: Laissé quoi?

Elle: Les empreintes.

Lui: Et pourquoi donc?

Elle: Pour te faire peur.

Lui: Pourquoi voudrait-il me faire peur?

Elle: Il a voulu te jouer un tour et te faire peur.

Lui: Ca m’étonnerait, il paressait plus effrayé que moi.

Elle: Aki est un grand comédien, tu sais.

Lui: Tu crois?

Elle: Il sait très bien jouer au fou, mais il n’en est pas un.

Lui: Et comment es-tu si bien au courant de tous ses mauvais tours?

Elle: Je ne suis pas au courant, mais si tu y réfléchis un peu, tu comprendras que c’est la seule logique saine.

Lui: Logique saine? C’est toi qui parles de logique saine?

Elle: Oui, puisque tu sembles en manquer.

Lui: Vous finirez par me faire passer pour un cinglé.

Elle: Tu n’es pas un cinglé, tu as un comportement un peu bizarroïde, chéri.

Lui: Pourquoi? Parce que je ne comprends pas aussi bien que toi les blagues d’Aki?

Elle: Parce que tout n’était qu’une farce. Voilà pourquoi. Mais tu es trop aveuglé par la jalousie pour comprendre cela.

Lui: Qu’est-ce qui n’est qu’une farce? Le fat qu’un Cyclope soit venu me voir en pleine nuit, c’est une farce?

Elle: Ce n’est pas une farce?

Lui: Il semblerait donc que toute cette histoire ait été montée pour m’agrémenter la vie.

Elle: Eh oui.

Lui: Tu mens.

Elle: Qu’est-ce qui t’arrive? Tu as toujours cru aux mensonges.

Lui: Quels mensonges?

Elle: Toutes sortes de mensonges. Tu fuis toujours la vérité parce que tu en as peur. Même maintenant, quand tu dis que tu vas à la pêche, tu le fais pour échapper à la réalité. Tu préfères te noyer dans la mer qu’accepter les choses telles qu’elles sont.

Lui: Et comment sont-elles?

Elle: Dégueulasses. Voilà comment elles sont. Mais tu aimes ça. Tu es prêt à croire n’importe qui, sauf moi.

Lui: Pourquoi te croirais-je puisque tu mens?

Elle: Je te mens, parce que je t’aime, crétin.

Lui: Tu me mens parce que tu m’aimes?

Elle: Si je ne le faisais pas, tu te lasserais de moi et un beau jour tu partirais à la pêche et je ne te reverrais plus.

Lui: Et c’est pour cela que tu vois des démons, pour rendre ma vie plus intéressante?

Elle: Les Cyclopes ne sont pas des démons.

(…)

Traduit du bulgare par Roumiana Stantchéva

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