Extraits du roman PASSION ou la mort d’Alissa

Paru aux éditions Fédérop

(ouvrage traduit et publié avec l'aide du CNL et du Centre Euro-Bulgare de Sofia)

YO

On ne dit rien, ou que du bien des morts, disait ma grand-mère, et puis c'est la coutume, vous savez, jadis on crachait dans la bouche de ceux qui avaient dit un mot méchant contre un mort, comme ça, quand ils avaleraient, leurs paroles retourneraient dans leur gorge.

Aujourd'hui, je suis témoin à un procès et vous dites que mon devoir, c'est de dire la vérité, mais moi je sais de telles choses sur la demoiselle, que j'ai les cheveux qui se dressent sur la tête et l'estomac qui se serre, Dieu me pardonne ; mais puisque c'est mon devoir, et que je suis une citoyenne, même si j'ai le cœur noué et que je trouve toute cette affaire dégoûtante, je raconterai ce que vous voulez que je dise : depuis le début, la fin aussi, et même tout ce qui est honteux, je le raconterai, malgré ma pudeur ; et puis, je suis un peu curieuse, et j'en sais plus qu'il ne le faudrait : on comprend certaines choses humaines, sans le vouloir, et parfois, on aimerait bien comprendre encore une fois de manière humaine, parce que les bizarreries n'ont pas de fin, et quand on en voit une, on se dirige droit vers une autre, et ça finit par un écheveau dont on ne peut pas prédire le bout, de quelque côté qu'on le prenne. Et j'avais beau voir de vilaines choses, je n'avais pas prévu une fin pareille, ce matin-là ; Dieu me pardonne encore une fois, je me disais diverses choses sur la demoiselle, tandis que j'essayais d'ouvrir le portail qui était coincé depuis des mois, et tous les matins je devais forcer la clef, la tourner ; et ce matin-là, justement, je me suis même dit qu'il valait mieux que je n'entre pas, car c'était un jour particulier, vous savez, un jour sacré avant Pâques, vendredi saint, et des jours pareils, il faut tourner son cœur vers Dieu au lieu de se laisser aller à de mauvaises pensées et à des sentiments troubles mauvais pour l'âme, et puis, pour être tout à fait exacte et fidèle au canon orthodoxe, il n'aurait pas du tout fallu que je travaille ce jour-là, et comme excuse, j'aurais dû dire à la demoiselle que je ne ferais pas le ménage tant qu'elle ne graisserait pas cette ferraille rouillée : je le lui avais répété cent fois, mais elle, elle riait et disait que oui, elle demanderait à quelqu'un de mettre un peu d'huile.

C'est pour cela que je suis sûre que c'était fermé, à cause des pensées dont je me souviens, et quiconque est entré avait la clef, et quiconque est sorti avait aussi la clef, sinon, on ne peut pas passer à travers le portail, à travers la haie non plus car tout a poussé et les buissons se sont glissés partout : en haut, sur les côtés, même les chiens ne peuvent s'y faufiler et un homme ne pourrait s'élever qu'avec des ailes, mais ça n'existe pas, et la clef est absolument nécessaire. Aussi, je lui disais

… Mademoiselle, un beau jour, tu ne pourras pas ouvrir et tu resteras à la rue ;

et elle, elle riait et répondait

… je m'envolerai, Yo ; comme si elle avait des ailes, mais en fait, c'était un vrai diable, bien que le diable aussi, il passe partout, et ainsi, beaucoup de choses peuvent s'expliquer, par exemple, ce matin-là, alors que j'hésitais à entrer ou à me fâcher pour de bon, ou bien à prendre pour prétexte le besoin religieux de mon cœur qui se préparait sincèrement à la communion du dimanche et ne devait en aucun cas être souillé en ce jour de vendredi saint ; et comme je regrette, aujourd'hui, de ne pas avoir pris cette décision, de ne pas m'être écoutée, et si j'avais réussi à m'arrêter, simplement pour que cela lui serve de leçon ou par dignité, je n'aurais pas vécu cette horreur qui me fait trembler encore maintenant ; mais juste à ce moment-là, la serrure a tourné et comme j'appuyais de toutes mes forces, les gonds se sont mis à grincer et les hésitations ont été refoulées…

Et vous, vous ne cessez pas de me demander si je suis sûre que c'était fermé, comme si on pouvait oublier quelque chose ou le laisser derrière soi quand l'Enfer vous est apparu et que tout s'est si bien imprimé dans les yeux et les oreilles que je peux le jurer autant que vous le voulez, les gonds se sont mis à grincer parce que j'avais poussé de toutes mes forces, or, comme toujours, le portail… Ca ne s'oublie pas et je parlerai de chaque objet : où il était et où il a été déplacé par le Démon, je ne peux appeler autrement Celui qui Commet.

Ensuite, je suis entrée et j'ai été mouillée par les buissons, et je me suis de nouveau fâchée, j'ai même marmonné quelque chose qui n'est pas vraiment à dire, parce qu'on avait eu aussi des mots à propos de ces buissons, mais à ce sujet la demoiselle était intraitable et elle ne souriait pas, non, ses lèvres fines se tordaient en un arc

… ne les touche surtout pas, Yo !

Les buissons, paraît-il, étaient pour elle un rideau ; c'est comme ça qu'elle s'exprimait, toujours de manière un peu voilée, et on ne comprenait pas bien ce qu'elle voulait dire exactement, sinon, en hiver, il fallait ramper comme sous un tunnel pour se glisser jusqu'à la maison, et si la neige était fraîche, il fallait aussi marcher sur la pointe des pieds dans le silence, car si quelque chose se mettait à bouger, c'étaient des volées de neige qui vous tombaient dessus ; mais ce matin-là, tout était mouillé, il avait plu presque toute la nuit, et je me rappelle que les feuilles, à peine poussées, faisaient goutter la pluie dans mon cou, mais je ne pouvais pas me plaindre tout haut, seulement en mon for intérieur, et je savais que la demoiselle ne taillerait pas les branches. Alors je suis entrée et quelque chose m'a troublée, je l'ai vu et ça m'a rongée de l'intérieur, même si apparemment ce n'était pas grand chose, et je l'ai dépassé, mais sinon, le jardinet est joli, et propre, les buissons ne font que l'entourer, et ce qui était joli, ce n'était pas dû à la demoiselle, bien sûr ; elle ne s'occupait pas de choses pareilles et si l'on avait dû compter sur elle, même les roses elle ne les aurait pas arrosées, pourtant c'était sa mère qui les avait plantées - il y avait un pin et un saule, tout était bien disposé et agréable, mais elle protégeait ses mains fines, de peur que les coussinets ne deviennent calleux - c'est ainsi qu'elle nommait le bout de ses doigts - parce qu'avec eux, on effleure très délicatement les touches du piano, or la demoiselle en jouait, et c'était toujours une excuse pour ne pas faire sa vaisselle et accumuler les assiettes sales devant moi, sans compter qu'elle était instruite, et elle disait qu'elle n'avait pas le temps, même si pour d'autres choses que je vous raconterai, elle le trouvait ; quant au vieux monsieur du premier étage, il est aussi musicien, et c'est de lui qu'elle a tout appris, les pièces chez lui sont couvertes de haut en bas du poids des livres, mais il était toujours en train de gratter la terre avec une pioche et tout ce qui était inutile passait au sécateur sauf les buissons, car à lui aussi c'était interdit. Si bien que ça n'a rien à voir avec l'érudition ou avec de quelconques coussinets aux doigts, mais avec d'autres choses, sans compter que le jardin ne lui appartient pas du tout au monsieur, tout est à la demoiselle, et lui, il a vécu toute sa vie en location, et maintenant, quand on a tout rendu à la demoiselle selon les nouvelles lois[1]

Mais ce qui m'a mise en colère, ce n'était pas par hasard, parce que ce n'était pas la première fois, et que Dieu me pardonne, je me dis toujours qu'il y a des forces obscures qui sont la cause de bien des choses, et que la demoiselle les attirait sûrement, car depuis vingt ans déjà je fais le ménage dans cette maison et j'en connais tous les coins et recoins déjà du temps de madame, alors que la demoiselle rampait à quatre pattes sous la table, mais plus d'une fois j'ai été assaillie par des bizarreries, comme celle qui vient de se répéter et de me transpercer : dans le jardin, qui était tout propre et débarrassé même de ses feuilles (la veille, le monsieur était passé sous mes yeux avec le râteau et il avait ramassé les brindilles et feuilles mortes de l'hiver), il y avait un trou - pas très grand, mais pas non plus creusé par une taupe - et près du trou, de la terre meuble, comme lorsqu'on vient juste de creuser, et quand on voit une chose pareille, on a le cœur qui se serre et ça sent la tombe, même si cela peut aussi ne rien sentir, si on le voit pour la première fois et qu'on ne l'a jamais vécu. On s'étonne seulement pourquoi ce trou et on se demande

qui ?

mais moi, j'en ai eu instantanément le souffle coupé et j'ai eu un tressaillement à l'estomac, et si j'ai continué mon chemin en me disant "c'est par hasard, des bêtises", c'était pour me calmer, sinon, je ne serais pas entrée dans la maison, mais voilà, les pressentiments arrivent comme des souvenirs, et si on se met à croire tout… on ne sait pas quoi choisir ni vers quoi s'orienter, car la première fois, rien ne m'a avertie et je n'étais pas du tout préparée quand je suis entrée dans la maison.

C'est alors que madame est morte.

Et elle n'est pas simplement morte, ça, ça arrive à tout le monde : sous mes yeux elle s'est décomposée et vidée, mais à ce moment-là, personne ne m'a crue et on m'a prise pour une folle, sans compter que c'était une époque dangereuse, c'est pourquoi j'ai cessé de parler. Si vous le pensez aussi, dites-le pour que je me taise à temps, et que je m'épargne au moins cette terreur, la première décomposition, tout à fait incroyable, parce qu'elle n'était pas vieille, elle allait sur ses cinquante-cinq ans, sans compter qu'elle prenait bien soin d'elle, avec l'argent qu'avait laissé son mari, même si on leur avait pris un bon nombre de biens… non pas qu'ils soient pleins aux as, mais ils avaient tout, or durant sa vie, elle n'avait pas travaillé un seul jour, et puis moi aussi elle me payait bien, sinon comment est-ce que j'aurais accepté d'être leur domestique depuis vingt ans déjà, à elle, et ensuite à la demoiselle. Donc, elle prenait bien soin d'elle, elle se faisait arranger les cheveux chez un coiffeur chaque semaine, de telle manière que même aujourd'hui, je ne comprends pas pourquoi ils devaient être bleus ; elle avait complètement blanchi et au lieu de se les teindre normalement, elle les avait bleus, comme une fée, et elle entretenait ses mains, peu importe si elle n'était plus jeune, et elles se retrouvaient entre amies pour se chuchoter des histoires, il y avait toujours d'anciennes bourgeoises d’un certain âge qui venaient chez elle, et elles buvaient leur café ou leur cognac : bref, elle vivait sa vie et voilà qu'un beau matin, elle s'est mise à se décomposer.

Dix années ont passé depuis le moment où je suis entrée et où j'ai vu le trou dans le jardin, mais je n'y ai pas fait attention, et je n'ai pas eu de pressentiment, car j'ai pensé que le vieux monsieur (à cette époque, il n'était pas vieux et je soupçonnais qu'ils avaient une relation particulière avec madame) avait creusé la terre pour planter un nouvel arbre, et alors j'ai ouvert bien tranquillement et j'ai crié de l'entrée

… Madame (elle me forçait à l'appeler ainsi, elle ne permettait pas "camarade"[2]), je suis là, est-ce qu'il y a quelque chose de spécial à faire, ou bien dois-je commencer à balayer ?

mais personne ne m'a répondu, et alors j'ai sorti mon balai du cellier, il se trouve en bas, dans l'entrée commune, et avant de monter, j'ai regardé en haut : madame se dressait au sommet des escaliers, accrochée à la rampe, et regardait quelque part, mais on voyait bien que ce quelque part était nulle part, à vous donner la chair de poule, et ses cheveux bleus, au lieu d'être en chignon, tombaient sur ses épaules, comme jamais je ne l'avais vue, et je crois bien que c'est ça qui m'a fait peur, ils étaient très longs, comme ceux d'un fantôme, aussi j'ai voulu la réveiller, j'ai frappé avec le balai et j'ai dit

… Madame, qu'est-ce que tu as

et au moment où je le disais, elle a ployé. Elle a ployé, mais pas comme lorsqu'on s'évanouit, j'ai déjà vu comment on s'écroule en faisant un bruit fort, tandis qu'elle, pas un bruit, un silence dans lequel elle s'est vidée de l'intérieur, comme si elle était faite en caoutchouc et qu'elle avait crevé, elle a ployé et a atterri sur la dernière marche, et j'ai crié, car elle aurait dû normalement rouler dans l'escalier, mais non ! Et elle a rapetissé, si bien qu'elle était toute recroquevillée près du garde-corps. La terreur m'a envahie et je n'ai pas pu monter l'escalier, un peu plus tard seulement je me suis ressaisie, et marche après marche, je suis arrivée jusqu'à elle, j'avais l'intention de l'aider, mais dès que je l'ai touchée, je me suis convaincue que quelque chose n'allait pas, parce que j'ai saisi son bras, et il s'est plié : il s'est plié à un endroit pas normal, pas au coude, ni au poignet, mais au milieu, en fait il se pliait partout

MADAME N'AVAIT PAS D'OS.

J'ai essayé aussi avec ses jambes : rien de dur, donc ses os s'étaient décomposés, or moi, une maladie pareille, je n'en connais pas, c'est comme si la foudre m'avait frappée. Dans la maison il n'y avait personne, par malheur le monsieur était parti quelque part, la demoiselle était en cours, et j'ai couru vers le téléphone pour appeler l'ambulance, mais avant que je les joigne, un bon bout de temps a passé. Enfin, ils ont dit qu'ils viendraient, moi je pleurais déjà, et je suis revenue auprès de madame : elle n'était pas en haut ; elle avait roulé sur elle-même jusqu'à la marche du bas, donc elle avait bougé et elle était vivante, mais j'ai eu encore plus peur et je ne pouvais que regarder - quelques minutes encore ont passé et puis d'elle-même, dans un silence total jusqu'à l'éclatement, elle a roulé encore plus bas - je n'osais pas l'arrêter - et puis encore, encore, et encore… lorsque les médecins son arrivés, elle était déjà dans l'entrée, et moi je restais en haut sans en croire mes yeux, je me frottais les oreilles pour entendre un bruit, mais non ! - silence.

C'est comme si j'étais devenue sourde, mais j'ai entendu l'ambulance s'arrêter, et les médecins sont entrés avec le brancard - je n'étais pas parvenue à fermer la porte, et si les médecins avaient tardé encore un peu, madame aurait pu descendre jusque dans le jardin. Ils se sont penchés et l'ont touchée un peu partout, ils l'ont auscultée et ont dit :

… elle est morte, crise cardiaque

et moi, je demeurais pétrifiée et les mots ne me venaient pas.

… c'est ici que vous l'avez trouvée ? m'ont-ils demandé, et moi je leur réponds :

… non, là.

… où ?

… là, en haut.

… et pourquoi est-elle en bas ?

… elle a roulé dans l'escalier, marche après marche et très lentement.

… donc elle était vivante, pourquoi ne l'avez-vous pas arrêtée pour qu'elle s'allonge confortablement ?

… non, j'ai dit, c'est morte qu'elle a roulé, parce qu'elle n'a pas d'os.

Le médecin, il a eu les yeux qui se sont écarquillés et il a demandé :

… vous vous sentez bien, camarade (c'est comme ça qu'on disait à l'époque) ? Qui êtes-vous ?

… je fais le ménage, j'ai répondu,

mais il n'a pas compris, je lui ai montré le balai, mais j'ai vu qu'il chuchotait quelque chose à l'infirmière en blouse et en bandeau blancs, et elle s'est mise à remplir une seringue, de celles que je déteste énormément, personne n'aime être piqué, je sais, mais moi, j'ai particulièrement peur, à cause du chat enragé qui m'a mordue lorsque j'étais enfant, et on a dû me faire quarante piqûres dans le ventre, et c'est la mère de madame qui me les a faites en personne, elle s'y connaissait pour ce genre de choses, parce que son mari était un docteur.

J'ai oublié de dire que depuis longtemps, j'habite dans la maisonnette où je vis encore actuellement, mais jadis, avant le Neuf septembre[3], elle était rattachée à la grande maison, pour les domestiques, si bien que ma mère et mon père travaillaient ici, et moi ensuite, par héritage, même si c'était mal vu et si je le faisais entre autres choses ; sinon, je travaillais dans une entreprise, pour avoir des revenus supplémentaires et acheter la maisonnette, et j'ai eu beaucoup de chance car maintenant, avec les changements, on l'aurait rendue comme un rien à la demoiselle… Et alors, donc, j'ai dit au médecin

… pas de piqûre, docteur, je confirmerai que madame a des os ; mais de toute façon, vous les coupez à l'hôpital, vous verrez vous-mêmes, quant à moi, je vais rester ici, et il faut que je sois en forme, avec tous mes esprits, et non pas avec l'air endormi, parce que la demoiselle va revenir et il faut bien que je lui annonce la nouvelle, et imaginez qu'elle s'évanouisse, je vous appellerai encore une fois si j'ai vraiment peur, alors, pas de piqûres, vous feriez mieux de me donner des cachets pour la demoiselle.

J'ai refusé catégoriquement, ils l'ont soulevée et ils sont sortis, pas tranquilles, mais ce n'est pas de ça que je voulais parler, d'autre chose ; lorsque le tohu-bohu a pris fin et que je suis partie (c'était déjà tard dans l'après-midi, parce que j'avais des problèmes avec la demoiselle), dans le jardin, je me suis arrêtée, abasourdie : le trou que j'avais vu le matin était rempli, et par dessus, il y avait un monticule, comme une petite tombe fraîche, toute petite mais on ne pouvait pas ne pas y penser, j'ai pensé à autre chose aussi et je me suis signée et mon cœur a saigné

Madame, Madame, est-ce là que tu te dirigeais, roulant vers le bas avec tant d'obstination?

mais j'ai refoulé cette pensée, parce que j'aurais pu croire que je n'étais pas bien et que j'avais grandement besoin de piqûre, ensuite j'ai réfléchi à nouveau : pendant toute la journée j'avais été là, on n'avait pas vu le monsieur, étaient-ce les médecins qui avaient bouché le trou ? C'était stupide. Seuls de quelconques parents de la demoiselle étaient venus, elle les avait appelés, mais eux aussi étaient abasourdis… ils étaient venus s'affairer et aider la demoiselle, parce que dans des moments pareils, on perd l'esprit et la parole, qui pourrait s'amuser à creuser un trou pour le boucher ensuite !

Aussi, ce matin-là, celui au sujet duquel vous m'interrogez, j'étais tellement troublée : je me suis tout rappelé, toute cette bizarrerie que je ne peux pas m'expliquer aujourd'hui encore, et le fait qu'à partir de ce moment-là, tout s'est embrouillé, ça a été le chaos lorsque la demoiselle s'est retrouvée seule ; tout allait de travers, même si ça devait sûrement lui sembler normal, mais moi, je ne suis pas d'accord avec une vie pareille, elle me paraît désordonnée, et si j'avais une fille, je lui serrais la vis, comme a dû le faire madame, qui était une femme comme il faut et qui avait les choses bien en main. Il y avait de l'ordre dans cette maison et la demoiselle jouait du piano, elle apprenait des langues étrangères, lorsqu'elle allait à l'école, et j'ai souvent jeté un coup d'œil dans son carnet, il était toujours rempli de "six"[4] ; ensuite, elle est entrée au conservatoire où on apprend la musique à un haut niveau, mais c'est juste à ce moment-là qu'elle a changé, et je pense que c'était une erreur de madame, elle n'aurait pas dû la laisser faire ce qu'elle voulait, or elle, au lieu de jouer du piano, elle s'est mise surtout à lire, quelqu'un lui donnait divers livres, c'était peut-être le monsieur d'en bas, mais moi je suis curieuse et je jette toujours un œil quand je vois un livre ouvert, parce que j'aime bien lire, surtout des romans d'amour et j'en ai souvent pris de la bibliothèque, j'essayais de me mettre à les lire, mais j'ai compris que ce n'était pas des livres comme les autres, on y écrivait d'une drôle de manière et j'ai même demandé à madame

… qu'est-ce qu'elle lit, la petite, Madame, ça ne me paraît pas clair, des fois que ça aurait une mauvaise influence sur elle

mais elle m'a répondu, comme si elle s'y connaissait

… de la philosophie, Yo

et moi j'ai répliqué

… mais pourquoi la demoiselle ne joue-t-elle pas plus souvent, alors que c'est son métier, au lieu de rester toujours avec de gros livres, je crois bien que peu de gens les comprennent, parce qu'ils sont bizarres

mais elle m'a souri, comme si j'étais inculte, et elle m'a dit

… tu ne comprends pas, Yo

c'est vrai que je ne comprends pas, mais je sais que c'est bizarre, et la petite, depuis toujours, manifestait diverses déviances dont elle devait se protéger, au lieu de les entretenir, et puisque nous étions en train de parler avec madame, je me suis permis de lui dire autre chose

… ce n'est pas possible, Madame, que quelqu'un qui a peur d'un rien s'occupe de tout, même si elle était petite alors

mais elle m'a regardée les yeux écarquillés, comme si elle ne comprenait pas ou ne se rappelait pas, or une chose pareille, à mon avis, ça ne s'oublie jamais, surtout de la part d’une mère qui avait perdu l'esprit lorsque la petite fille avait couru dans toute la maison et s'était mise à crier - elle était toute petite -

… à l'aide ! elle m'a attrapée ! au secours !

et nous, nous courions derrière elle et demandions

… qu'y a-t-il, ma chérie, qui est-ce qui te poursuit

et elle, en pleine hystérie, elle se vautre par terre, déchire ses vêtements et hurle, les yeux grand ouverts, comme prêts à sortir des orbites, et elle s'agite à frénétiquement, impossible de voir où sont les mains, les pieds, et madame s'efforce de la maintenir, mais elle lui échappe continuellement, sous prétexte que cette chose ne la lâche pas, et alors moi, soi-disant une femme frustre, j'ai trouvé et je lui ai dit

… Madame, c'est son ombre qui l'a attrapée.

… quoi ? Elle ne parvenait pas à comprendre et j'ai dû lui expliquer :

… elle a eu peur de son ombre

et madame, elle s'est mise à rire, mais il y avait des larmes dans ses yeux, et l'hystérie s'est emparée d'elle aussi. Si ça s'était terminé alors, mais non, ça a continué un bon bout de temps, madame a dû instruire spécialement la petite, la convaincre, et tous nous lui disions

… l'homme a une ombre, ma chérie, mais l'ombre n'est rien, elle n'est pas terrifiante et elle ne fait pas mal, tout simplement, quand on bouche la lumière et parce qu'on la bouche, il se forme comme une ombre.

Et la petite semblait comprendre, elle s'est convaincue peu à peu, apparemment, mais jusqu'à ce qu'elle grandisse, elle répétait toujours

… je ne veux pas d'ombre, elle me fait peur

… et parfois je l'observais en secret, elle levait sa petite jambe et tentait de marcher dessus ou de lui donner un coup de pied, mais ses yeux étaient pleins de larmes, elle avait quelque chose, cette enfant, or des choses pareilles, ça ne disparaît pas sans laisser de traces, et il faut faire très attention.

Il y avait encore eu un incident mais je ne l'ai pas rappelé à madame, parce qu'alors, ça m'a fait de la peine pour elle, la fillette était toute petite aussi lorsqu'elle a commencé à se gratter, mais ce n'était pas un grattement ordinaire, non, elle se grattait très fort, et des plaies ont commencé à se former, le sang coulait, sur ses petits bras, ses petites jambes, même sa poitrine était en sang, tout le monde se demandait ce qu'il se passait et on a commencé à l'emmener chez des médecins, ils pensaient que c'était une maladie quelconque, la gale ou quelque chose de ce genre, et les médecins lui ont fait des analyses, ils lui ont fait des prélèvements et ils disaient à chaque fois

… il n'y a rien

mais la petite continuait à se gratter, elle allait se déchiqueter elle-même, et on en avait le cœur tout retourné en la regardant, jusqu'à ce qu'un jour elle crache le morceau

… je ne veux pas avoir de peau, a-t-elle dit, elle me gêne

… comment ça elle te gêne, ce sont des bêtises

lui disait madame, et moi, je voyais qu'elle tremblait de l'intérieur

… tu sais bien que nous avons tous une peau, elle nous protège

mais la petite

… elle ne me protège pas, expliqua-t-elle, elle m'empêche de toucher

… quoi ?

… tout.

C'était à devenir fou, et madame l'a menacée de lui attacher les mains, mais la petite a réfléchi, réfléchi, et pour finir elle a dit

… bon, je ne me gratterai pas, mais quand je serai grande, je sortirai de ma peau.

C'est ainsi que tout s'est terminé et après, peu à peu, elle s'est calmée, tout est devenu normal et allait bien, jusqu'à ce que le trou apparaisse dans le jardin et que cette chose arrive à madame, ensuite, les herbes l'ont entouré, il a verdi et s'est fondu avec tout, mais je crois bien que j'étais la seule à remarquer qu'il s'affaissait progressivement, se tassait et disparaissait, jusqu'à ce que je l'oublie moi aussi, il n'y avait rien à se rappeler, sinon des impressions et des choses apparentes, jusqu'au matin où cela s'est répété.

Cela s'est répété, or la répétition est effrayante, lorsqu'elle peut avoir une signification, parce qu'on est assailli par les pensées, et je me suis demandé

Est-ce que cela a une signification ou non ?

Car alors, tout avait commencé, et de trou en trou, on en était arrivé à un vrai chaos ; brusquement, tout s'est troublé en moi, à cause d'impressions qui se mélangeaient, parce qu'on prend conscience des choses d'un seul coup, et c'est comme ça que ça se termine : de trou en trou

Et maintenant, qu'est-ce que cela peut bien signifier ?

C'est pour cette raison que je ne me suis pas arrêtée, la curiosité est une force puissante et elle m'a poussée à entrer, mais je n'étais pas pressée, parce que le pressentiment de la peur me retenait, et j'ai fait attention lorsque j'ai ouvert le portail, comme si quelqu'un pouvait s'effondrer juste sous mes pieds, je l'ai même refermé derrière moi, forte de mon expérience, lorsque madame roulait toute seule, morte, suivant une direction qui lui était propre, et dès que je l'ai fermé, j'ai entendu jouer du piano et je me suis arrêtée sous le coup de la surprise : à huit heures du matin, la demoiselle devait dormir, je ne l'avais jamais vue matinale, et si on la laissait faire, elle pouvait rester au lit jusqu'à midi, prendre son café au milieu des draps et s'envelopper de fumée, si bien que j'avais comme premier devoir, en montant les escaliers, de frapper à sa porte avec le manche du balai pour ne pas me blesser le poignet, et de crier :

… Mademoiselle, la Terre s'est levée, le Soleil a ouvert les yeux - jusqu'à ce qu'elle se réveille. C'est elle qui avait inventé ça lorsqu'elle était petite et ce souvenir la rendait toute joyeuse, il lui était cher, et elle disait

… Yo, ce sont des mots magiques, crie-les hardiment, ils pénètrent immédiatement et m'arrachent aux rêves - même s'ils n'aidaient pas toujours et si je devais prendre d'autres mesures - mais qu'elle soit réveillée à huit heures du matin et déjà devant son piano, ça, je n'en avais pas souvenir.

Tiens, il y a quelque chose de bizarre, me suis-je dit, et au moment où je le formulais, j'ai senti que la musique ne venait pas d'en haut, du piano de la demoiselle, mais d'en bas, de celui du monsieur, et Dieu sait pourquoi, cela m'a semblé encore plus étrange et c'était vrai, parce qu'un homme comme lui, je n'en connais pas d’autre, mais je peux jurer que le monsieur, en dix ans déjà, n'avait jamais changé d'une seule minute son emploi du temps : il sortait à sept heures du matin, puis il rentrait à une heure, quand je sortais, il me saluait toujours avec courtoisie, salut Yo, au revoir Yo, ensuite il s'enfermait dans sa chambre, et à cinq heures précises, quel que soit le temps, qu'il soit venteux et froid, qu'il tonne et qu'il pleuve, qu'un ouragan passe, je me disais, il sortirait quand même se promener - jusqu'à six heures et demie où il rentrait et se préparait toujours tout seul son dîner ; c'était sa vie depuis que madame est morte, avant, il voyageait souvent et comme je vous l'ai dit, lorsqu'elle s'est décomposée, il n'était pas à la maison et il est rentré le lendemain seulement. Il est entré et sans que je lui aie rien dit, il s'est pris la tête, je crois qu'il n'a vu que les yeux de la demoiselle, mais il n'a même pas dit un mot réconfortant, non, il s'est enfermé dans ses appartements, et il n'est pas sorti jusqu'au neuvième jour, il n'est même pas venu à l'enterrement et a laissé la demoiselle la pleurer toute seule - c'est depuis ce moment qu'il s'est mis à vivre ainsi, et on ne pouvait pas ne pas penser (et je le savais) qu'il y avait quelque chose entre lui et madame, même s'il était pas mal plus jeune, d'environ dix ans, mais que ne voit-on pas en ce monde, on voit toutes sortes de folies, et alors, il me semble que lui non plus, il n'avait pas toute sa raison. Il ne faisait que bavarder avec la demoiselle, et toujours, lorsqu'il se préparait son dîner, il frappait au plafond avec un rouleau à pâtisserie, si la demoiselle était seule à la maison, pour qu'elle descende dîner avec lui, ils s'entendaient très bien tous les deux, et moi, je ne comprenais toujours pas comment les deux étages vivaient en bonne intelligence, et j'attendais que ça explose un beau jour, car chacun n'en faisait qu'à sa tête. C'était comme s'ils n'entendaient pas ce que faisait l'autre, et la demoiselle n'arrêtait pas de frapper à n'importe quel moment, elle jouait même pendant la nuit, invitait toutes sortes de gens, divers hommes, vous comprenez, et pas une seule fois le monsieur ne s'est plaint, il l'appelait constamment pour qu'ils se fassent la causette, mais elle ne lui témoignait pas de reconnaissance, je ne suis même pas sûre qu'elle l'ait suffisamment respecté, parce qu'une fois où j'ai fait son éloge devant elle pour la vie régulière qu'il menait, pour lui faire comprendre quelque chose, elle m'a répondu comme si elle se moquait de lui

… lui aussi il imite, Yo, il se prend pour Kant, mais en réalité, tous, nous imitons et nous nous prenons pour autre chose

c'est ce qu'elle a dit et je ne sais pas trop si c'était une raillerie ou non, parce que je n'ai pas vraiment compris, et je ne connais pas Kant - est-ce que c'est un homme bon ou mauvais - mais je suis certaine d'une chose : le monsieur aimait la demoiselle, il la connaissait depuis l'enfance, et alors, quand je me suis convaincue qu'il était dans la maison, ce matin-là, je me suis étonnée et j'ai eu le sentiment que quelque chose n'allait pas, mais en même temps, j'ai respiré avec soulagement, quand on n'est pas seul, même si on se heurte à la bizarrerie, on la supporte plus facilement et on peut se poser des questions, parce que la certitude qu'il y avait quelque chose ne m'avait pas quittée, ni la peur que ça allait fondre sur moi à tout moment… C'est pour cette raison que j'ai décidé de frapper chez le monsieur et d'inventer quelque chose pour qu'il monte avec moi. Je ne pouvais pas lui dire simplement

… Monsieur, dans le jardin il y a un trou, et c'est mauvais signe pour la maison, viens, parce que j'ai peur, viens, on va réveiller ensemble la demoiselle et lui dire le petit poème dans lequel la terre se lève

parce que les savants, quand on leur raconte des choses pareilles, ils vous croient fous, mais je pouvais le convaincre autrement de venir avec moi, et s'il s'était passé quelque chose, toute la nuit il avait été dans la maison, peut-être il était au courant…et une fois que j'ai pris cette décision, je me suis assise sur la chaise dans l'entrée, j'ai attendu que la musique s'arrête pour ne pas l'embêter et le fâcher, mais aussi pour réfléchir à ce que j'allais lui dire, de manière à ce qu'il me croie et me suive. Je me suis assise et me suis agréablement laissée aller dans la fraîcheur humide - ce n'était que musique et chaleur, sinon, tout était calme, comme si quelque chose flottait alentour, et j'ai fermé les yeux, je me sentais si bien, que j'ai complètement oublié, et c'est comme si tout ce qui, jusqu'alors, roulait dangereusement dans ma tête, s'était envolé, et j'ai commencé à imaginer des choses agréables,

aller le même soir à l'église et me faire asperger d'eau bénite par le prêtre, le Vendredi saint, l'office est de ceux qui traînent tristement, mais nous n'avons qu'un jour à attendre et c'est la Résurrection,

ensuite, je me suis souvenue aussi de mes obligations - je n'avais pas beaucoup de travail ce jour-là, la demoiselle avait peint les œufs, tandis que la brioche, elle l'achetait au magasin, je n'avais qu'à balayer un peu et à préparer quelque chose de léger pour le déjeuner, elle aussi, elle jeûnait, incroyable mais vrai. Il n'y avait qu'une seule chose que je n'aimais pas faire, mais je ne pouvais pas faire autrement, même si c'était une pure stupidité et si, en adulte, j'avais honte - la chambre de la demoiselle était pleine de jouets, en quantité inimaginable, sans doute plus que dans un magasin, fourrés partout : deux placards avec des vitrines pleines de poupées barbies, de poupées-mamans, de poupées-papas, de baigneurs, au moins cinq cabinets de toilettes avec les salles de bain qui vont avec, lavabos, baignoires, machines à laver, quant aux chambres à coucher, elles devaient être une vingtaine, avec de grands lits, des penderies et des miroirs, des maisons de poupées avec cuisine, salles de séjour, - mais pourquoi je les énumère - sans compter toutes sortes de petits animaux : chiens, grenouilles et lions, et que sais-je encore, il y avait aussi des instruments de musique pour au moins deux orchestres entiers, à cordes et de ceux dans lesquels on souffle, quelques pianos, et des petits musiciens en frac - tout cela en plastique et recouvert de vêtements, c'était une sorte de manie, que celui-là lui avait transmise (celui-là, c'est son amant, celui qui les faisait). Il apportait chez elle des échantillons, jusqu'à en boucher l'espace, sans penser que je devais les nettoyer, parce que vous n'imaginez pas à quel point ça prend la poussière et ça s'essuie difficilement, et même, tous les deux ou trois mois, la demoiselle les déshabillait et me forçait à laver leurs vêtements, ce que je ne supportais pas du tout, et pour me récompenser de ne pas refuser d'exécuter cette sottise, un jour elle m'a préparé un sale coup, si bien que je n'oublierai jamais : en entrant dans la chambre, je regarde

les poupées étaient déshabillées pour la lessive, et elle les avait disposées toutes nues : les barbies sur les lits, jambes en l'air, sur elles les poupées hommes, et les enfants passaient un œil de derrière les chaises, eux aussi tout nus, mais elle ne s'était pas arrêtée là, elle avait aussi accouplé les animaux, et en plus sans respecter l'aspect et l'espèce, comme ils lui étaient tombés sous la main - alors, j'ai claqué la porte et je me suis mise à hurler

… Mademoiselle, je n'entrerai plus jamais ici, puisque tu te moques de moi et me montres des choses aussi répugnantes

mais elle, elle était morte de rire et elle s'est excusée, mais en demandant

… pourquoi en faire un drame, Yo, regarde comme elles sont belles

c'était pas un drame !

j'ai boudé un jour ou deux et je suis revenue, parce que c'est comme si la demoiselle m'ensorcelait, et j'ai recommencé à tout essuyer…

C'est ce à quoi je pensais, tandis que j'étais assise, détendue, entourée de musique et de chaleur, les yeux fermés, et je regardais sans regarder, jusqu'à ce que je voie quelque chose, quelque chose que je ne peux nommer, et j'ai fixé mon regard, et les pensées se sont évaporées, comme si tout avait culbuté dans mes yeux, et ils se sont mis à fouiller l'entrée. Elle est très grande, d'entrée elle n'a que le nom, sinon, c'est une véritable pièce, et meublée - quand on entre, en face il y a la porte qui mène vers les appartements du monsieur, et au-dessus, une petite fenêtre avec un vitrail qui laisse pénétrer la lumière, et lorsque le monsieur était chez lui, dans son petit couloir c'était allumé de jour comme de nuit, et comme ça, notre entrée aussi se trouvait un peu éclairée, sinon elle était sombre, la lumière ne parvenait que de la petite fenêtre au-dessus de la porte d'entrée et elle se glissait un peu de l'étage supérieur, mais les ténèbres envahissaient tout et si on n'allumait pas la lampe - j'évite de le faire parce que je suis très économe - on voyait sans voir, on pouvait trébucher parce que seul ressortait vraiment le vitrail où quelqu'un avait dessiné un visage, un peu effrayant, avec de grands yeux, et autour de lui de petits ronds, de petites croix, des triangles ou autres ; mais il y avait autre chose encore qui concentrait la lumière et attirait le regard - contre le mur gauche, il y avait une coiffeuse avec beaucoup de petits tiroirs que la demoiselle remplissait de n'importe quoi : épingles à cheveux, cartes de visite, aiguilles, lunettes, fards, peignes, crayons et stylos, divers rouges à lèvres, bref, c'était un de ces fourbis, et lorsqu'elle perdait quelque chose de tout petit, la demoiselle fouillait toujours dedans pour le trouver et elle renversait tout sur le sol, et ensuite, elle remettait tout ça dans le désordre, jamais elle ne les a rangés, ces tiroirs, pourtant c'était une belle coiffeuse, avec un grand miroir, devant lequel elle peignait ses cheveux une dernière fois avant de sortir, parce que sinon, dans sa chambre, il y avait la même coiffeuse, et dans le salon un grand miroir, ils ne manquaient pas, mais elle lissait toujours ses cheveux dans l'entrée aussi, et donc, ce miroir était très puissant, et il semblait briller dans la pénombre, il s'imposait toujours au regard ; c'est lui que j'ai fixé et je suis sortie de mes pensées, de la chaleur et de la paix de la musique, parce que le miroir n'était pas là ou, plus exactement, il était là sans être là, d'abord j'ai pensé qu'il était recouvert de quelque chose, mais en regardant mieux, j'ai constaté qu'il n'était resté que le verre, le joli cadre, et dedans, du verre nu, bref ce qui fait qu'un miroir est un miroir, je ne sais pas comment ça s'appelle, s'était écaillé, ou bien quelqu'un l'avait gratté, ce qui aurait été très difficile, parce que la coiffeuse est massive, lourde, elle n'avait pas été déplacée, et je ne sais pas si on peut enlever de son cadre ce verre lourd - avant, un miroir - et tandis que je regardais fixement, j'ai eu une impression encore plus bizarre, j'ai vu encore une dégradation, les choses se faisaient d'elles-mêmes dans cette maison, quelque chose les provoquait de l'intérieur, comme si elles étaient possédées par le démon, et j'ai eu le cœur serré, et je me suis levée pour voir de tout près, croyant que mes yeux me trompaient ou que j'avais la tête qui tournait, mais non, c'était bien ça, j'ai regardé derrière pour apercevoir les traces de la matière qui fait qu'un miroir est miroir, mais non, rien, c'était propre à l'exception de la poussière, ensuite j'ai regardé encore une fois devant et

- Seigneur ! -

qu'est-ce que j'ai eu peur, car je ne l'avais pas remarqué avant - le verre était plein de petits ronds et de petites croix, comme derrière la porte, transparent et léger, il fallait déplacer le regard et l'accommoder à la lumière, comme avec les petites cartes spéciales qui peuvent bouger, pour voir vraiment si elles existent ou non et ce qu'elles contiennent exactement, et je me suis mise à bouger, à accommoder, et tandis que je bougeais, le visage aussi m'est apparu, absolument semblable à celui qui faisait peur sur le vitrail, avec ses grands yeux, et il me regardait, je le regardais, comme s'il était vivant et attendait que je bouge, c'était vraiment diabolique et j'ai crié

- Seigneur ! -

et ce n'était plus la peine que j'attende la fin de la musique, la terreur s'est emparée de moi et je n'entendais plus, je ne pensais plus, je suis allée jusqu'à la porte, et j'ai commencé à frapper, à frapper, à frapper…

rien…

silence complet.

J'ai tendu l'oreille - la musique s'était arrêtée -

aucun bruit.

Et moi, je n'osais pas me retourner, car est-ce que je savais ce qui me regardait dans mon dos, et j'ai cogné, absurdement cette fois…

j'ai cogné…

cogné…

SEBASTIAN[5]

... on cognait dans mon cœur mais je ne pouvais ouvrir : écho de mon destin dans le dernier son horriblement concentré en un calme, un silence éternels, un mutisme, Bach engourdi dans ses doigts - dans tes doigts, Alissa, mon enfant, trésor secret de mes jours...

Je pensais ne jamais sortir de ma chambre - je ne voulais pas entendre - jusqu’à ce que je me consume peu à peu à force d’écouter sans relâche l’espoir absurde dirigé tout en haut,

vers le grincement léger du plafond,

vers le rire pénétrant le mortier,

vers le claquement régulier de fins talons fixant dans l’espace des instants pressés,

vers les gémissements irrépressibles de l’amour qui ne se gênaient pas pour faire le tour de la maison et se répandre à travers les escaliers en un cri qui s’arrêtait devant ma porte, sur le seuil de mon inlassable solitude ; je voulais seulement attendre l’impossible et remplir cette attente d’une musique où, en fermant les yeux, je verrais ses doigts - tes doigts, Alissa, penchée sur la fugue, recueillie dans les voix que tu semblais écouter avec tes yeux, et tu demandais -

... c’est quoi, Bach ? -

car elle croyait que je savais, car elle savait elle aussi, et nous devions confirmer la correspondance des voix - de nos voix - parce que nous aimions Bach ; or pour lui, chaque voix peut être mise en correspondance avec toutes les autres, Seule et Correspondante selon les règles naturelles qui répètent l’Univers -

dans son unicité, Alissa, la voix est recueillement en elle-même, dans sa correspondance, elle est voix pour toutes les autres voix...

... je hais Beethoven et je me fiche de l’harmonie... - déclara Alissa ; et elle sourit, car elle ne haïssait pas Beethoven, tout simplement, elle aimait Bach.

Yo cognait violemment, annonçant la catastrophe à sa façon : bruyamment, presque avec joie, car tout bruit recèle le bonheur de la déclaration curieuse ; la peine, elle, est silencieuse et le chagrin est caché quelque part entre les voix de la fugue, dans le silence où fusionnent les voix, l’espace destiné à la dissimulation et à la consolation... Je ne pouvais ouvrir, enseveli dans l’entre-voix car ce que je devais voir, je le savais bien, je l’avais lu, je l’avais démêlé dans les détails de la vie et le krach des illusions : la catastrophe est en nous, nous la possédons et la cultivons docilement, jusqu’à ce que quelque chose la refoule comme un fantôme qui nous boit des yeux, venus de l’au-delà, prêts à nous dominer violemment... elle revêt plusieurs images, mais Yo la voit comme un trou. Je l’envie car le trou sera rempli et il en sortira un pêcher.

Alissa en pêcher aux branches vertes et aux fruits lourds et jaunes -

mais je ne vois plus, je pense Alissa dans le rébus du verbe, mot assemblé, signe de mes mondes qui se réduisaient en cendres, puis se recomposaient par hasard dans les virgules du destin par essence absurde…

Car c’est le destin même qui m’avait précipité dans cette journée blottie dans les plis de la peur, et je me dressai devant les broussailles où, quelque part dans les branches, se cachait une sonnette, un petit bouton sur la barrière derrière laquelle il semblait ne rien y avoir : verdure et mystère confinant à l’abstrait ; et tandis que l'on joue avec le bouton, on entend des pas inattendus, une voix -

... pour l’amour de Dieu, nous avons entendu, ne sonnez plus, elle dort et vous avez dû la réveiller.

Que rêvais-tu, Alissa? En chemise de nuit, suçant ton pouce?

Non, je ne savais pas qui dormait, je ne vis alors que sa mère, très étrange sous la voûte verte, entièrement vêtue de noir, et surtout ce ruban noir qui s’accrocha à la branche, laissant les cheveux tomber en désordre -

... excusez-moi, avec ces broussailles, on ne peut plus passer car mon mari est mort et il n’y a personne pour les élaguer, mais vous sonnez horriblement

ses cheveux aussi étaient noirs, très noirs, et je ne me souviens même pas quand ils ont commencé à blanchir, quoique cela se fît très rapidement, et je me demande souvent pourquoi des cheveux aussi noirs blanchissent, je trouve ça injuste comme la mort ; elle les retint avec ce geste qu’Alissa avait hérité, elle qui avait les mêmes cheveux qu’au moment où la branche s’était insinuée tendrement dans le nœud du ruban, les déversant devant mes yeux et bouleversant ma pensée -

... je croyais que la sonnette ne marchait pas, vous savez, on n'entend rien ; les oiseaux chantent et on a l'impression de jouer…

je voulais tellement me justifier, et les oiseaux chantaient pour de bon, dans cette cour les oiseaux chantaient toujours ; partout ce n'était que bruit et poussière, or ici, dans notre cour, il y avait des oiseaux (même s'il est un peu abusif de dire “notre” cour, car elle n’a jamais été à moi, rien n’est à moi ; ce n’est pas à la propriété que je pense, mais au fait que j’étais incapable de posséder : même elle, des années plus tard, elle ne m’appartenait pas plus qu'au moment où je l’ai vue et où je m’étais justifié, sans soupçonner un seul moment qu’Alissa dormait à l’intérieur et sans savoir que je dirais maintes fois

- “mon Alissa” -

mon Alissa, même si tu n'es pas mienne, car l’inaptitude à posséder allait se heurter à l'incapacité de se donner, mais cet avenir n’existait pas encore, et nul pressentiment ne sauvait les voix des oiseaux, rien que désarroi, justification et un peu de peur -

... j’ai appris que vous aviez une chambre à louer, c’est pour cela que je sonne -

j'avais très envie d'ajouter “Madame”, mais je n’osai pas, car les temps avaient changé et les gens ne s’adressaient plus les uns aux autres : ils ne communiquaient dans l’espace que d’une manière impersonnelle, et les mots s'envolaient, sans adresse ni direction ; elle me dit très simplement -

... venez, Monsieur...

c’est à moi qu’elle le dit, bien à moi, et je franchis le seuil. D’abord l’un, puis l’autre. Dans une pièce encombrée de meubles, on nous servit du café ; c’est Yo qui nous le servit, une jeune Yo qu’Alissa avait nommée ainsi. Elle donnait des noms à tout et ils demeuraient tels quels ; apparemment, personne ne se souvient plus du vrai nom de Yo, il ne doit figurer que dans son passeport ; ce doit être l’une des syllabes de son nom, tout comme je suis devenu Yan : Alissa se construisait tout un monde et elle le voulait petit, pour qu’il reste à elle ; aussi, lorsque cet homme-là apparut et qu’elle me parla de lui en le désignant par son nom entier, je fus envahi par la peur - une peur incompréhensible - mais je sais maintenant que c’était le commencement de la fin...

- Alissa...

c’est ainsi que tu te nommais toi-même, ton nom était le seul que tu ne voulais pas modifier, et tu te fâchais terriblement dès que quelqu’un tentait de le faire...

Alissa,

qui dormais alors au-dessus de nous, tandis que nous prenions notre café sans pressentir notre destin, tous deux tournés vers le passé, car pour nous, tout était là-bas, absorbé jusqu’au désespoir...

...Madame, si un jour je m’installe ici, il faut que vous sachiez que je ne veux pas vous nuire, c'est vous qui déciderez... oui... j’ai été en résidence surveillée, oui... dix ans... je suis musicien, non, plus exactement je l'étais, mais maintenant, tout est perdu... j’ai un piano, un piano... vous aussi?

... arrête, Alissa, tu ne t'entends pas frapper les touches ? Descends chez moi et assieds-toi à mon piano : il en sortira cette voix...

... pousse-toi, rien ne sort et je hais Bach, c’est ta faute...

... non, car je t’ai dit de ne pas le jouer, tu es trop petite, ce n’est pas pour toi...

... oui mais moi, je le frapperai parce qu’il me torture, je le torturerai moi aussi et je le haïrai

... ne blasphème pas, Alissa, Bach est le Dieu de la musique et tu parles comme un athée -

... je ne sais pas ce que c’est qu’un athée,

les sons se turent et dans le silence :

... c’est quoi un athée?

je ne sais comment te l’expliquer, c'est comme un homme qui ne s’est jamais vu : imagine qu'il n'y ait pas de miroirs, qu'ils n'existent pas, et que nous ne nous réfléchissions nulle part ; l’homme ne sait pas à quoi il ressemble, il ne peut se voir et...

Yan, il y a une certaine beauté à ne jamais savoir l’apparence qu’on a, on peut alors fantasmer et se croire très beau...

... mais je parle de l’âme, Alissa...

... oui mais elle n'a pas besoin de miroirs, de toute façon, elle ne se voit jamais...

... tu ne comprends pas du tout, joue plutôt et quand tu auras appris à jouer Bach, tu comprendras...

... quand même, c’est quoi un athée?...

... quelqu'un qui ne sait pas jouer Bach...

... alors je suis athée?...

... non, tu es petite et tu apprendras; et celui qui ne sait pas l’écouter, c'est un athée lui aussi, alors viens plutôt chez moi, je jouerai un peu, pour autant que je le puisse...

Deux jours plus tard, je transportai ma valise et mon piano, et ma vie recommença. L’incroyable s’était produit, un conte que Yo voulait détruire en cognant comme une folle à la porte et en pleurant hystériquement

... Monsieur, Monsieur -

comme si je ne savais pas que le sang s'était écoulé, que le trou s'était bouché et qu’un pêcher allait pousser ; je le sais, Yo, c'est toi qui ne le sais pas et qui veux l’apprendre dans la peur, mais moi -

NON !

Je ne veux pas que la vie se termine, je veux transporter mon piano et l’installer en face de la fenêtre, entre la bibliothèque pleine des recueils de droit de son mari, qu’elle essuyait avec soin et emportait quelque part, car les rayons devaient être remplis de partitions, de même que le bureau, sculpté de branches et d’oiseaux chantants, recelant cinq petits tiroirs fermés avec cinq petites clefs d’argent - elle me les remit et me dit en souriant que j’entrais en possession ; c’était la seule chose que j’avais toujours eu le sentiment de posséder : mon bureau et ma vieille machine à écrire, par dessus ; les clefs restaient enfermées dans une petite boîte de fer forgé, elle-même fermée avec une clef que je gardais dans la poche de ma robe de chambre... Je ne veux pas que cela se termine, je veux que ce soit toujours le premier jour, celui où j’entendis une voix d’en haut

... maman, maman Lia ; elle m’avait dit qu’elle s’appelait Amalia, et elle se tourna vers moi -

... c’est ma fille Alissa, elle abrège toujours les noms... viens, Alissa, viens faire la connaissance de…

et je vis Alissa, vêtue d’une petite robe bleue, ses jambes, si maigres qu’elle en étaient diaphanes, étaient serrées dans des chaussettes blanches. Elle, si petite et fragile, que l’on ne voyait que ses yeux et ses cheveux serrés en queue de cheval, tombant en cascade jusqu’à sa taille ; il n’y avait pas de petite branche pour se faufiler dans le nœud de son ruban et disperser ses cheveux, comme ceux de sa mère. Elle me regardait, curieuse, et tendit courageusement une main qui devait disparaître dans ma patte énorme si j’osais la prendre

... comment t’appelles-tu ? Je suis Alissa -

... Sebastian -

... tu habiteras ici ?

... oui -

... alors, tu es Yan -

conclut Alissa, me jetant un regard approbateur, puis, sans faire attention à Amalia qui expliquait que les messieurs inconnus étaient censés être vouvoyés, elle s’approcha du piano qui restait encore en travers de la chambre, sans pouvoir s’inscrire dans l’espace entre la bibliothèque et le bureau, l’ouvrit et bondit trois fois de plaisir -

... alors comme ça, toi aussi tu as un piano, et en haut il y en a un autre : on jouera à travers les murs et on s’entendra... puis elle réfléchit... je ne sais pas encore jouer et maman me cherche un professeur

... tu l’as maintenant, si tu le veux vraiment

d’un côté, Amalia me considérait de son regard de femme, de l’autre, Alissa ; il me sembla que là où nos regards se croisaient, un parfum se répandait ... C’est alors que Yo fit son entrée. Yo rompt toujours le charme, mais en fait, c’est nous qui l’avions appelée, elle était venue pour nous aider à transporter une commode, comme madame le lui avait ordonné ; je m’en souviens bien, car dans l’enchantement du premier jour, c'était quelque chose d’inexplicable et d’oppressant, mais il est possible que je me le sois rappelé beaucoup plus tard, lorsque la maille s’est défaite et que les fils se sont dispersés ; et alors Amalia, affairée et pressée, ordonna que Yo et elle portent un côté, et moi l’autre, promettant que la commode ne serait pas lourde, qu’au contraire elle était très légère, et s’excusant que l'on doive la transporter dans sa chambre, comme si nous n’avions pas déplacé tout ce qui était dans la maison, tandis que je demandais naïvement si l’on ne ferait pas mieux de la vider, à quoi bon la porter pleine, en effet. Amalia, troublée, répondit un peu nerveusement que l’on ne pouvait pas car elle n’avait pas la clef : personne, prétendit-elle, n'ouvrait cette commode, qui était pleine de choses légères, pas lourdes du tout...

et nous la saisîmes, cette commode qui ressemblait à un cercueil d’acajou, aux incrustations d’or élimées, et la montâmes - moi devant, elles derrière, - avec Alissa qui nous aidait du regard, et de fait, ce n'était pas lourd du tout, sauf que l’escalier est très haut et abrupt, comme tous les escaliers dans les vieilles maisons. Je trébuchai sur une marche, chancelai et laissai tomber le coffre : quelque chose tinta, et je vis le visage d’Amalia pâlir comme si elle était envahie par la terreur -

... Oh, mon Dieu -

murmura-t-elle doucement et je frémis moi aussi -

… pardonnez-moi, Madame, est-ce que c'était fragile ?...

mais elle serrait fermement, sans lâcher prise, me demandant :

... portez, monsieur Sebastian, portez, de toute façon, personne ne l’ouvre

et moi, je me remis à porter, mais je me rappelai son visage, je me souviens de tout, et pourtant c’était il y a vingt-cinq ans -

c’est absurde -

vingt-cinq ans plus tard, Yo cognait très fort à la porte, voulant tout effacer comme la dernière des sottes. C’est ainsi que je la qualifiais, mais je savais bien que c’était moi le fou, car je finirais par ouvrir en désespoir de cause, mais quel condamné à mort ouvrirait la porte de sa cellule, pour laisser entrer ceux qui l'emmèneraient ; ne peut-on pas reporter l’instant à l’infini et remplir l’espace de souvenirs jusqu’à ce qu’ils se ravivent et l’engloutissent

rien ne s’est passé et ne se passera jamais!

Le matin, j’entrerai toujours dans la cuisine et je mettrai la grande cafetière à chauffer, j’ouvrirai la fenêtre et laisserai entrer la voix des oiseaux, pour éprouver chaque jour l’incroyable sentiment qu'un monde peut se cacher derrière les branches épaisses des broussailles et se conserver dans sa propre essence, sans se manifester, en n'existant que pour soi, car dehors coulait lâchement l’eau trouble de destins égrenés et dénudés, que l'on envoyait défiler quelque part, tandis qu'ici, derrière les broussailles, Alissa jouait sa première fugue et demandait

...c’est Anna-Magdalena qui l’a écrite ?

Tandis qu'Amalia et moi, nous créions le code secret de nos sentiments, cet incroyable Interphone par lequel nous nous disions tout à travers les étages, parfois avec un accord seulement qui se décomposait dans l’espace et résonnait lentement, lettre par lettre

...il fait gris aujourd’hui, et l’ennui rampera au ras du sol

un si mineur se déployait sur tout le clavier, et je dus l’interrompre

...viens à moi! - c’était Beethoven, opus 31, avec cet étrange appel introduit en majeur, car nous nous appelions toujours ainsi, et Chopin le refusait par la petite forme, le simple prélude qui questionnait et excusait ; et plus tard, quand j’eus commencé à explorer les différents modes, le code se nuança et au bout d’un moment, nous n’avions presque plus besoin de mots : Amalia jouait son thème, un cantus firmus, qui pénétrait dans mon sang, provoquant tous mes sens, et je commençais à construire mes mélodies en contrepoint ; je devais avoir déterminé le mode attentivement et précisément, car si je n’arrivais pas à distinguer les gammes pentatoniques majeure et mineure, je pouvais me tromper, partir vers le haut et risquer de ne pouvoir ouvrir la porte ; car l’insuffisance des cinq tons avait deux directions : la frustration enfermée dans le mineur, n’admettant nulle pénétration, et alors ma mélodie devait établir des correspondances de loin, se structurer souplement et attentivement selon toutes les règles, pour laisser le cantus firmus fondamental libre dans toute sa tension interne ; mais l’insuffisance pouvait aussi bien être ouverte, en quête de consolation, et la gamme pentatonique, tendant au majeur, un appel

...j’ai besoin de toi, viens que je touche ta main

mais il m’arrivait aussi le plus grand des miracles : j'entendais une mélodie sur le mode phrygien, si féminin et excitant ; alors, mon cœur se mettait à battre dans mes tempes et je m’asseyais au piano sans jamais utiliser le mode dorien, cette proclamation solennelle, masculine et impétueuse, préférant répondre avec la douce excitation du mode lydien méprisé, avec soumission...

...je te désire, Amalia, je t’attends, quand tu le veux ; moi, je te veux à tout instant...

et Amalia venait chez moi, dans ma chambre, dans mon lit, dans ma peau...

Et un jour, lorsqu’elle eut grandi, Alissa comprit soudain, elle découvrit notre langage, et un matin, elle s’introduisit dans le jeu, alors que je me réveillais et j’entendis, aussitôt levé, une question posée avec insistance : Rakhmaninov attaquait l’espace et exigeait quelque chose par un motif obsédant, voire inquisiteur, de Polichinelle ; je me précipitai en haut en pyjama, car je n’arrivais pas à identifier la demande qui pourtant était pressante, résonnant comme un appel, et sans frapper

...qu'y a-t-il, ma chérie ? - demandai-je et je m’arrêtai, car c’était Alissa, un sourire malin aux lèvres et les yeux rayonnant de joie

...Yan, ne transgresse pas les règles, redescends et réponds sur ton piano, devine ce que je t’ai dit et exécute, je le veux tellement

...qu’est-ce que tu veux, Alissa?

...je croyais que tu connaissais le langage ; maman et toi, vous jouez si facilement, et maintenant tu devras comprendre sans réserve, va vite et pose tes questions en musique!

C’est ainsi que cela commença ou plutôt continua, jusqu’à ce qu’Amalia meure, et alors, Alissa interdit le jeu, même lorsque je l’appelais pour le dîner, elle m’obligeait à frapper avec le rouleau à pâtisserie. Nous jouions seuls, rien que pour nous-mêmes, même si nous nous écoutions et devinions mutuellement, mais le dialogue était interdit et le jeu enterré

Est-ce qu’un pêcher a poussé ?

Je n’ouvrirai pas à Yo et me réfugierai dans le souvenir avec obstination, et je donnerai chair au passé, jusqu’à ce que j’arrête le temps, non, jusqu’à ce que je le fasse reculer, un tout petit peu, mais suffisamment pour que cette nuit s’arrête et n’existe plus... mais ce n’est pas possible, le temps aurait dû être arrêté, condamné beaucoup plus tôt, et le code de la ruine brouillé - il est trop tard maintenant, les sentinelles dorment, l’armée est dissoute, les lucioles ont disparu il y a longtemps, et lorsqu’elle était petite, Alissa les collait sur son visage et brillait…

Sans doute je devenais fou - Yo cognait dans ma tête et l’on chantait dans mes oreilles...

Je dirai la vérité, rien que la vérité, et je ne demanderai pas comme Ponce Pilate

- qu’est-ce que la Vérité?

Je ferai comme si je connaissais, et comme si vous connaissiez aussi le Verbe - je le jure!

Et au milieu du Verbe, je t’ouvrirai, Yo. Mais pour ce faire, je dois accomplir un long chemin - du fauteuil à la porte, et de là, par le petit couloir, jusqu’à la seconde porte... arrête de cogner, tu vas casser le vitrail, et de toute façon, la ruine est complète...

La vérité est que je savais ce qui s’était passé -

Alissa a été tuée, elle gît là-haut, à deux pas du piano et autant du miroir -

(est-ce qu’il lui renvoie son image et est-ce qu’au moins ce problème est résolu ?)

ses cheveux sont éparpillés, à moins qu’il ne les arrangés pour que paraissent vivantes les deux boucles jaillissant toujours de son front, aussi noires que celles d’Amalia et se déversant comme les siennes. Le sang a coulé, beaucoup de sang, car c’était le but que je soupçonnais, et que j’ai appris ensuite et attendu, figé par l’horreur de l’inaction ; mais je ne devais pas le voir - personne n’aurait pu me faire monter et voir de mes yeux, car je ne veux pas voir. Je veux croire ou au moins douter, je ne regarderai pas le sang, absorbé par le tapis, qui a coulé en petits ruisseaux sur le parquet, essayant d’arriver jusqu’à moi, mais je l’ai arrêté, avec force et avec peine, car regarde quiconque veut voir -

je ne participe pas...

Je t’ouvrirai, Yo, mais tu iras seule, si jamais j’arrive à parcourir cette distance qui est infinie.

Je sais que l’on peut tuer par action ou inaction, car ce sont les deux formes du même désespoir qui s’emparait peu à peu d’Alissa, et la vérité, c’est que si vous donnez au meurtre le nom de suicide, la réalité ne serait pas trop pervertie, seule la forme serait autre, et je sais parfaitement qu’elle n’a pas beaucoup résisté, au contraire : tout s’est accompli dans une paix et une résignation bénies, de sorte que l’on ne pouvait comprendre si le dernier râle était d’amour ou de mort. L’Erotisme suprême s’est tout simplement concentré dans son point final pour se déverser à jamais en spasmes sanglants qui ont fait trembler la maison : cela, je l’avais entendu ou senti, car j’ai tremblé moi aussi, et je sais que sur le plancher s’étaient dispersés les feuillets du piano, avec cette fugue en ré mineur qu’Alissa avait jouée toute la soirée jusqu’à ce que la porte s’ouvre et qu’il entre

Bach est engourdi dans ses doigts – il y avait bien des feuillets avec des notes autour d’elle quand vous êtes entré chez elle ?

Je n’ai pas vu, mais j’en suis sûr, je les ai entendus tomber, et je n’ai plus bougé, écrasé par le poids du refus de comprendre, de voir et d’entendre. J’étais pétrifié et lorsqu’il a frappé à ma porte, car naturellement il ne pouvait plus tenir et voulait le dire tout de suite, pas un muscle n’a frémi sur mon visage, je suis resté comme figé, or il ne frappait pas comme Yo, il ne demandait tout doucement que le repentir, mais moi, j’en avais autant besoin, et je n’ai fait que chuchoter en mon for intérieur -

... Yossif, nous nous verrons quand on aura enchaîné ton corps et mon âme.

Ce fut tout, cette nuit-là, dans les grandes lignes du détachement, sans les détails qui ne sont sûrement réservés qu’à moi, car le détail est quelque chose de très incertain, presque comme les fils fantomatiques et chatoyants du désespoir qui s’insérait dans l’horizontale et s’écoulait par la verticale de notre existence - la mienne et celle d’Alissa - et dans les pas de Yossif qui s’éloignaient -

je ne pouvais ouvrir, Yossif – ma grande croix de bois avec le Crucifié au-dessus du piano, si haut que j’avais du mal à l’atteindre, était enveloppée de toiles d’araignée, et j’ai tiré un fil invisible qui a entraîné l’invisible. Les mains du Sauveur ont commencé à se défaire, les jambes à se dénuder, et je ne pouvais pas bouger, fasciné par cette image, assujetti à ma propre main qui flottait dans l’air, soudain à la portée de l’incommensurable - le désespoir engendre les détails, et je ne sais pas ce qui, cette nuit-là, avait de l’importance et était un signe, et ce qui était fortuit, et je devais comprendre

si c’était l’absurdité du verbe qui était advenue ou si c’était l’existence fissurée qui avait fait éruption dans un spasme érotique,

si c’était la vie qui était morte ou si c’était tout simplement la mort qui était revenue à la vie, mais je me souviens du détail - trois fois elle a répété la deuxième voix de la fugue, puis elle a joué la première, frappant les touches. Mais cela ne sortait pas et ne sonnait pas suffisamment, et elle a recommencé, écouté doucement le tout et l’a soudain concentré, assemblé en accords, et les voix entrelacées se sont tordues en dissonances décomposées, mais ça, je le savais, je l’avais vécu ou plutôt lu, et je me suis étonné car tout s’est embrouillé - je ne savais pas ce que c’était, ce que c’est et ce que ce sera inéluctablement, j’ai même cherché le manuscrit parmi les feuillets que je prenais un à un tandis qu’elle écrivait, pour les préserver de sa vie distraite - je l’ai cherché, mais j’ai trouvé autre chose qui m’en a détourné : le voilà, ce même manuscrit que vous avez tous lu, ne trouvez-vous pas qu’il n’y a plus rien à dire, que tout est écrit, tandis que seule la fin est laissée à votre imagination et au destin.

Elle l’avait commencé un an auparavant, et je me souviens bien de la soirée où, au lieu du piano, j’ai entendu le crépitement de la machine à écrire ; j’ai tout d’abord pensé qu’elle remplissait un formulaire, car on avait juste commencé à restituer des biens immobiliers et elle était allée voir un avocat, mais un moment est passé et le bruit ne cessait toujours pas ; alors, étonné, je suis monté. Elle a dû entendre mes pas et s’est arrêtée, et lorsque j’ai ouvert la porte, elle avait sur les lèvres un étrange sourire -

... tu sais, Yan, j’ai commencé à écrire, je ne sais pas ce que ça donnera au juste, mais ça a l’air bizarre, je suis hantée par un certain érotisme du verbe, parce que tu sais, plus rien n’est clair pour moi, mes idées sont confuses, et j’espère tellement comprendre...

J’ai compris et par la suite, j’ai longtemps espéré, car elle ne voulait pas savoir mais se sauver, et elle avait peut-être trouvé la seule issue. Mais ensuite, plus les pages s’amoncelaient, plus j’avais peur - je ne voyais ni salut, ni issue, l’existence l’opprimait irrésistiblement et l’attirait à elle – j’ai été envahi par le pressentiment du péril et des mois plus tard, alors que j’étais en train de lire l’aveu désespéré, j’ai murmuré en mon for intérieur -

...Alissa, arrête!

c’est insensé, voire lâche, car non seulement je n’essayais pas de la contenir, mais j’attendais avec délices de revivre son corps dans le verbe, de l’étreindre de l’intérieur, tout comme Yossif - son amant et assassin provoqué – car il fallait que quelqu’un mette un point final à l’impossible et peut-être est-ce moi qui l’ai mis dans le verbe. Je jouais à opérer des délimitations au sein de cet “A” qui désignait Alissa, mais pour sa mère et moi, il y avait des points communs, des détails qu’elle ne soupçonnait pas, qu’elle ne pouvait pas soupçonner, et moi, j’examinais passionnément les mots à la loupe, et revivais Alissa-Amalia dans le souvenir et le désir, dans le passé qui s’était échappé et le présent inaccessible qui devenait mien à travers Yossif -

là il est “lui” et “toi”, ce qui veut dire moi

c’est ainsi que j’usais de l’universalité de l'innommable – c’est cela, la vérité. Même ce soir-là, lorsque la fugue m’a semblé si connue dans la triple répétition et que l’impression d’avoir lu, ce qui veut dire vécu, m’a refoulé dans la dissonance des voix absurdement, même lorsque j’attendais les pas, sachant depuis longtemps qu’inévitablement je les entendrais, alors, j’ai sombré dans ma soif inassouvie et je ne songeais pas à la sauver, mais à l’aimer : ayant ouvert les pages de la chair, je me fondais en elle...

... ici, il n’y a pas de draps blancs, rien qu’une couverture bigarrée

... que veux-tu, il est normal qu’il n’y ait pas de draps dans une cuisine

... je vais aller en chercher là haut

... n’importe quoi, ces maisons grincent horriblement, tu vas réveiller tout le monde, tu as vu comme tout est incroyablement silencieux -

... il n’y a même pas d’eau -

... si, mais elle est froide; et puis, on n’a besoin de rien, n’est-ce pas ?

Il avait certainement raison, mais elle avait besoin des draps, surtout de la blancheur sous laquelle le corps se dessine clairement, visiblement, ce qui l’aidait à voir constamment qu’il était là pour pouvoir inventer et maintenir l’illusion - il veut, il désire - pas moi, car ce serait exagéré. Elle savait que les hommes savent ce qu’ils veulent - pas d’elle, c’était sans importance - mais d’eux-mêmes, leurs corps étaient si nets et déterminés, presque sans question. C’est la raison pour laquelle ils ne troublaient pas, nulle énigme en eux ne l’attirait, ils étaient tellement convaincus de leur existence corporelle qu’ils suscitaient en elle une admiration et une envie sincères ; elle, elle avait besoin des draps blancs pour avoir son corps à l’œil, non pour elle-même, car elle ne voulait rien, mais pour eux, pour le jeu et ses règles, selon lesquelles elle n’avait tout simplement pas le droit de disparaître...

... voilà, maintenant il va me toucher, pensa A., et je comprendrai pour la énième fois que j’ai une peau...

C’est alors que l’horloge a sonné et j’ai entendu la porte s’ouvrir avec une clef-

celui qui l’avait touchée pour toujours, entrait pour la délivrer -

c’est ce que j’ai cru et vous pouvez m’accuser de complicité car je n’ai rien fait - au contraire - j’ai éludé cette pensée, je l’ai congédiée et j'ai commencé à m’étonner qu’elle lui eût donné une clef, car elle n’en avait donné à personne, sa maison étant l’expression de son indépendance inviolable. Et cette idée m’a renvoyé en arrière - cela ne pouvait pas être un hasard, elle la lui avait donnée à dessein, un dessein épouvantable... J’ai senti un chaos complet s’emparer de mon âme, quelque chose se soulever dans mes entrailles, le dégoût du savoir m’a envahi, or je ne peux pas vivre ainsi, voilà pourquoi j’ai replongé dans le verbe, là, la structure est claire, il y a tout simplement une structure, puis je me suis tourné vers la musique – j’ai sorti le disque le moins approprié de Stravinski, “Histoire du soldat”, qui devait me parodier, se moquer de moi par la pantomime de sons et me détacher complètement -

ce n’est pas moi, je n’existe pas, et le monde -

existe-t-il ?

bien sûr que non, tout est l’invention du verbe où nous autres, les plus lettrés, nous vivons...

Telle est la vérité si je ne me demande pas -

ce qu’est que la vérité.

Que voulez-vous savoir encore ? Si ce qui est décrit est la vérité ? Laquelle de toutes - celle-ci ou celle-là - car y a-t-il une vérité plus grande que le verbe, mais vous voulez probablement savoir si c’est vrai - je ne sais pas, je reconnais plusieurs choses comme par exemple ce que je lisais avant que la porte ne s’ouvre et que j’entende les pas grinçants, portant la croix de leur destin - c’était cinq ans après qu’Amalia s’était désintégrée de l’intérieur, selon le témoignage de Yo. Je le sais bien parce qu’Alissa voulait partir avec des amis, mais ça coïncidait avec l’anniversaire de la mort de sa mère et elle était inquiète, peut-être aurais-je dû l’arrêter, et alors il ne l’aurait jamais touchée, mais c’est justement moi qui l’ai persuadée de partir en lui disant :

... Amalia ne sera pas fâchée, je ferai le dîner tout seul, je rangerai toutes les figurines et je l’accueillerai.

Ca aussi c’est une vérité - une vérité sous sa forme suprême, comme un secret unissant ma vie et celle d’Alissa, car nous ne la comprenions pas et nous ne savions jamais estimer ce complot entre nous – était-il bon ou mauvais - acceptant comme destin ou sort ce qui était arrivé le quarantième jour après la mort d’Amalia, lorsque nous étions entrés pour la première fois dans sa chambre pour ranger ses affaires et prendre congé de ce qui portait son sceau et dont personne ne voulait plus. Nous nous taisions tout en rangeant les vêtements - les robes s’affaissaient sous mes yeux et je sombrais dans la blancheur du corps, des épingles et des pinces rejetées par les cheveux au plus fort de l’excitation, le linge sur lequel ma main avait glissé, pénétrant lentement les oasis les plus intimes.

C’est ce que je voyais, mais Alissa, que voyait-elle ?

Ensuite, nous avons ouvert le bureau, mais nous avions juré de ne rien lire, ni les lettres de jeune fille, ni les journaux qui recelaient l’arôme et le crépuscule de pensées intimes, rentrant tout dans des cartons et emportant au grenier les secrets que la mort ne faisait pas nôtres - ainsi, effacions-nous tout, Amalia disparaissait et son lit semblait être le seul à refuser de se débarrasser de la forme de son corps, car Alissa s’est allongée un instant et a dit

... maintenant, je dormirai ici,

mais elle avait du mal à se détendre, les creux n’étaient pas les siens et la présence étrangère l’enveloppait de partout

... elle s’y fera et m’acceptera, a-t-elle dit, ayant pris conscience du problème, et c’est ainsi que nous avons classé l’affaire, y mettant le point final, mais pas tout à fait, car c’est le point de suspension qui s’est écoulé brusquement d’elle...

...nous avons oublié la commode, s’est avisée Alissa. Bien qu’on ne l’ait pas oubliée, on avait seulement cessé d’en parler, et ce cercueil avait dû s’installer en cachette dans nos pensées, alors que personne ne l’avait remarqué, tant qu’Amalia était vivante

... il vaut mieux ne pas l’ouvrir, Alissa ; Amalia disait que personne ne devait l’ouvrir, la clef était perdue quelque part, jetée exprès ou cachée, elle-même ne savait pas ce qu’il y avait dedans ou faisait semblant de ne pas savoir...

Non, je disais des bêtises, car Amalia ne m’avait rien dit, nous contournions tous ce meuble comme un objet rébarbatif qui ne peut simplement pas être jeté, et j’ai eu peur, car je me suis souvenu soudain du premier jour où, tout en le portant en haut, j’avais trébuché, tandis que le visage d’Amalia changeait et pâlissait…

Pourquoi serions-nous ceux qui se risqueraient à savoir ?

... Alissa, renonces-y

mais elle m’a ri au nez

... Oh, Yan, quel est ce mysticisme? Je ne peux pas croire que c’est toi qui parles !

et elle s’est dirigée vers le cellier pour chercher l’herminette, me laissant devant le cercueil à me demander si la boîte de Pandore rongeait notre curiosité, ou si l’arche de Noé éveillait nos instincts mythiques, et je me souriais à moi-même, car je m’attendais à en voir sortir des tables de la loi rongées par les souris ou un assortiment de paillettes de grand-mère, et Alissa avait déjà ajusté l’herminette là où deux dents s’enfonçaient l’une dans l’autre, amalgamées par le temps.

La commode ne voulait pas s’ouvrir.

Bien sûr qu’elle ne le voulait pas.

Elle a résisté longuement, mais nous appuyions tous les deux avec insistance, ajustant le tranchant et forçant si obstinément, sans savoir pourquoi, ayant oublié nos doutes, que lorsqu’elle a fléchi et cédé, des gouttes de sueur perlaient sur mes tempes, tandis qu’une mèche s’était collée sur le front d’Alissa - elle s’est mise à grincer, à chanter d’une voix rauque et s’est ouverte lentement, surmontant l’ultime résistance de la rouille...

Au début, nous ne comprenions rien - il y avait des affaires de grandeurs et formes différentes, enveloppées de coton jauni par la poussière - Alissa a tendu la main et saisi l’une des formes. Le coton s’est effrité dans ses mains et elle a soupiré

... oh, mon Dieu, comme c’est beau !

C’était vraiment incroyable, une figurine de porcelaine, pas plus de dix centimètres, celle d’un roi à la cape rouge, encadrée d’un filigrane d’or, avec, sur la couronne, des pierres brillantes, peut-être des diamants ; j’ai regardé de plus près, émerveillé : c’était vraiment des perles -

... Alissa, c’est un trésor, une vraie merveille !

Nous ne savions pas encore quel roi c’était ni pourquoi il était là ; Alissa l’a laissé de côté et s’est mise à déballer les suivants : un pêcheur a surgi, portant une ceinture et tenant un filet finement travaillé avec des fils d’argent, puis un cercueil avec un mort enveloppé d’un linceul blanc, encore un pêcheur, mais différent, avec un autre visage, puis une figurine bossue et infirme écarquilla les yeux. Comme étourdie, Alissa dévoilait le trésor, ses doigts caressant les figurines exquises et les laissant de côté de plus en plus vite, dans l’impatience de découvrir la suivante, jusqu’à ce que soudain, sous le coton qui se désagrégeait, Elle apparaisse -

La Vierge-Mère, portant l'enfant dans ses bras, qui tétait son sein -

et alors, tout s’est enchaîné, nous avons compris et nos yeux se sont rencontrés, pleins d’admiration - et non pas de peine, de pressentiment d’une douleur à venir - et j’ai soulevé à nouveau le roi à la mante rouge et au filigrane d’or, qui, maintenant, avait un nom -

... Hérode le Grand -

a murmuré Alissa, et elle a rangé l’un à côté de l’autre Simon et André, tandis que Lazare attendait que nous déballions le Sauveur...

Je pense que cette révélation exceptionnelle a continué des heures : nous rangions les figurines et constations qu’elles étaient doubles, triples, Pierre d’abord comme Simon, puis comme Pierre, les pêcheurs comme des pêcheurs, puis comme des apôtres, la Vierge comme une Madone, mais aussi comme une Pietà, et lorsque Marie-Madeleine a été dégagée, nous avons frissonné tous les deux d’enthousiasme ; ne pouvant se retenir davantage, Alissa a rompu le silence en me demandant

... dis-moi, Yan, pourquoi tout cela est-il caché ? Ma mère ne t’a rien dit ?

Je ne savais pas. Je ne savais vraiment pas, et nous devions tout simplement continuer, car nous avions déjà atteint le fond où une nappe brodée était étendue, légèrement trouée par les mites, dissimulant manifestement quelque chose de plus grand, et Alissa a tiré la nappe sous laquelle il y avait deux grosses figurines enveloppées de toile, comme Lazare... Elle en a saisi une, moi l’autre, et nous avons commencé à écarter avec précaution les pans de toile, chacun plongé dans ses propres découvertes - Alissa serrait Jésus dans ses mains, tandis que je dévisageais le Tentateur d’un air ébahi...

... ce sont des chefs-d’œuvre, Alissa, d’où peuvent-ils bien venir et qui les a fabriqués ?

mais elle n’a pas répondu et je l’ai regardée : ses yeux égarés regardaient de côté, et j’ai eu du mal à suivre leur trajectoire déconcentrée qui semblait retourner vers les pupilles, et je l’ai vraiment vue - Amalia - assise là-bas, petite, rapetissée et aussi exquise que les figurines qui, découvertes après les longues et profondes ténèbres de leur exil, absorbaient et réfléchissaient la lumière en de nombreux éclats -

... Amalia

ai-je murmuré et Alissa a acquiescé ; puis, comme si elle avait senti quelque chose, elle a pris un peu de coton de l’armoire et presque sans détourner les yeux d’Amalia, elle a commencé à remettre lentement et avec précaution les figurines dans la commode, comme si elle lisait l’Evangile en commençant par la fin, et lorsqu’elle a placé tout au-dessus les Rois Mages, une étoile de rubis et Hérode le Grand, Amalia a pâli, elle nous a souri une dernière fois et a disparu...

C’est ainsi que nous avons fermé la commode sans la rouvrir jusqu’au premier anniversaire de sa mort, où nous avons transporté toutes les figurines en bas, dans la salle à manger, les débarrassant de la poussière et leur restituant leur éclat premier, puis nous les avons remises dans l’ornière du destin irrévocable. Et lorsque nous avons pris place à table, prêts à la méditation et à la consolation, Amalia est venue s’asseoir à côté de nous, infiniment petite dans l’image de sa mort, et nous la voyions et racontions toutes sortes de choses, à elle et sur elle, car nous savions qu’elle comprenait tout dans le voile silencieux qui la séparait de nous et l’inscrivait dans la splendeur des figurines de porcelaine.

C’est ce que nous faisions chaque année, à la même Date, mais cette fois, je l’ai convaincue de partir, sans savoir avec qui, ni à quoi je la destinais ; en fait, j’étais persuadé que rien ne pouvait lui arriver, elle était si loin du monde, si tragiquement détachée de lui que, quoi qu’il advînt, tout glissait sur elle et passait outre sans laisser de trace - Alissa était la pécheresse la plus innocente, elle ne connaissait d’ailleurs pas le péché et elle n’aurait pas pu le connaître, car elle n’avait simplement pas de corps - c’est pour cela que j’aimais lire ces lignes - elle en était certainement consciente, elle le savait ou l’a su plus tard.

Mais cette nuit-là où je me tenais assis devant la bougie allumée, les yeux fixés sur les contours fantomatiques d’Amalia, qui tantôt apparaissait, tantôt disparaissait, bercée par le crépitement angoissé de la flamme, inquiète des visions qui lui était données dans cet au-delà que je ne soupçonnais pas, figé dans le temps d’un “maintenant” apparemment éternel,

cette nuit-là, Alissa a été touchée, et une fêlure s’est ouverte vers l’abîme, une interrogation soudaine et une exigeance insistante lui ont donné chair, laissant entrevoir le pressentiment d’un corps et de l’Erotisme suprême qui avait sans doute flotté dans l’air, insoupçonné et impensable, implantant dans l’ouïe, la vue et le toucher, le bacille de la ruine et le sens de la décomposition, la magie du sacrifice dans cet inéluctable que la mort transforme en liberté...

Qu’est-ce que je raconte, lorsque tout est transformé en Verbe, et donc en Vérité ?

Cela aurait été préparé en secret et en silence, cette nuit-là -

dans la flamme de la bougie comme un pressentiment - de moi,

dans la flammèche de la lampe à gaz, retenant l’incendie dans le verre enfumé - d’elle,

dans le passé qui ressemblait déjà à un fantôme -

et dans les corps qui s’étaient entrelacés par hasard...

Elle écrit qu’il l’aurait étreinte comme toujours et comme tous, il l’aurait même fait avec un peu plus de maladresse et un manque d’assurance jusqu’alors insoupçonné, et alors, elle aurait été traversée par cet étrange sentiment qui était resté en elle et avait commencé peu à peu à se manifester, à sculpter une nouvelle essence - elle aurait été envahie par l’impuissance, non pas la sienne, celle qui lui était familière et la durcissait jusqu’à la rendre matérielle, pour qu’elle se voie reflétée, faite et vécue sous la forme de sa propre peau qui la séparait, mais la retenait aussi dans l’enveloppe nécessaire - l’impuissance aurait soufflé légèrement d’en face, d’une surface inapte également à refléter, qui n’existait pas en soi, mais uniquement dans la réaffirmation de son existence dans l’autre, elle, ce qui devait sculpter sa propre image-délice et plus tard seulement, la sienne à lui...

Dès qu’elle est rentrée de là-bas, Alissa m’a dit

... tu sais, j’ai rencontré un homme qui m’a carrément tuée

c’est exactement ce qu’elle a dit

- tuée

puis elle s’est corrigée

... je veux dire, dévoilée.

Je ne l’ai pas comprise, alors, occupé que j’étais à tailler les roses, et je lui ai simplement demandé

... comment s’appelle cet homme ?

... Yossif – a dit Alissa, et le nom prononcé en entier m’a bien plus étonné que ses autres mots, car cela signifiait vraiment quelque chose...

... Comment ? - lui ai-je redemandé, pour m’en assurer, et elle m’a répondu de nouveau:

... Yossif, et tu sais ce qu’il fait... il fait des jouets, il les conçoit -

et elle trouvait ça terriblement drôle. Un ou deux mois plus tard, je l’ai vu et je ne pouvais tout simplement pas l’accepter - il était beaucoup plus âgé qu’elle et je l’ai envié, car il était quand même plus jeune que moi, il donnait l’impression d’un homme rangé et ennuyeux, bref, je m’attendais à ce qu’il disparaisse d’un jour à l’autre, et j’ai cru pendant longtemps qu’il était une histoire parmi d’autres dans l’histoire d’Alissa, mais le temps passait, il ne filait pas mais gonflait irrésistiblement - et voilà qu’au lieu de lui, c’est elle qui a disparu, peut-être parce qu’il n’avait jamais été, tandis qu’elle était véritable, aussi fuyante que la vérité au sujet de laquelle il ne faut pas demander

- qu’est-ce que la Vérité ? -

insaisissable, et pour cela même gisant cette nuit-là, déchiquetée, à deux pas du piano et à autant du miroir, les cheveux arrangés

... car il les avait bien rangés ?

il rangeait tout, et le réduisait à quelque chose de connu, voilà pourquoi il l’a tuée - Alissa était vivante, or ce qui est mort ne comporte pas de risque.

C’est la raison pour laquelle je ne l’ai pas tuée. Profondément en elle, Alissa ne croyait pas à la mort, et je n’étais pas sûr que cela résoudrait le problème. Il fallait vraiment être un Sans-Dieu pour croire que dès qu’on lèverait la main, elle ne tomberait pas dans le vide auquel on ne peut porter atteinte, dans l’immuable existant...

...est-ce pour cela que je ne l’ai pas tuée ?

Nous l’aimions aussi fort tous les deux et désirions aussi fort sa mort, et lorsque nous l’avons obtenue, c’est lui qui m’a demandé pardon et a gratté à ma porte, comme un chien chassé dans l’obscurité froide, tandis que je me tenais silencieux, hypnotisé dans le grincement du diamant du tourne-disques qui depuis une heure creusait les sillons, et j’essayais de toutes mes forces de démêler les pieds du Sauveur, car j’avais pris le fil tissé par l’araignée, pensant que c’était le moment de lui faire la peau. C’est pourquoi je ne lui ai pas ouvert car nous murmurions tous deux

... Alissa, mon amour

mais lui savait déjà, et moi, je ne voulais pas savoir ce qu’il y avait sous ce linceul et de quelle couleur était le sang, et si le miroir avait absorbé la jouissance de l’image et l’image dans son ultime jouissance... Je ne le demande pas mais me le demande à moi-même, et je sais que la réponse est en moi, tout comme elle avait été en Yossif, mais il avait voulu toucher, et il avait besoin de blessure comme saint Thomas, mais moi

NON ! -

car en moi, il y a Alissa,

ma blessure,

et je sais comment elle saigne,

de quelle couleur est son sang

et comment l’engloutissent ses propres reflets...

... je t’ouvre tout de suite, Yo, mais tu y iras seule...

... je t’ouvre tout de suite...



Remarques

[1] Après la chute du régime communiste, en 1989, on a restitué aux propriétaires leurs biens nationalisés après 1944 (N. d T.).

[2] Terme d'adresse obligé entre 1945 et 1989 (N. d T.).

[3] Neuf septembre 1944 : date à laquelle l'armée rouge fait son entrée triomphale en Bulgarie pour soutenir le coup d'Etat du Front de la Patrie , prélude à l'instauration du régime communiste (N. d T.).

[4] Dans le système scolaire bulgare, les notes s'échelonnent de un (note la plus faible) à six (N. d T.).

[5] Une partie de ce chapitre a été traduite en collaboration avec Kracimir Kavaldjiev (N. d T.)


Traduit du bulgare par Marie Vrinat

(avec la collaboration de Kracimir Kavaldjiev pour le second chapitre)

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