Surveillance et conditionnement - note de lecture
Surveillance et conditionnement (2008)
Germinal Tchivikov est le fils d'un anarchiste bulgare, ce qui était déjà une "tare" en soi, les anarchistes ayant été les premiers opposants et victimes du régime communiste. En 1969, il participe à une protestation organisée par des étudiants contre l'invasion soviétique à Prague et contre les dérives du pouvoir totalitaire qu'ils dénoncent. A la suite d'une perquisition, on trouve quelques livres incriminés chez lui et il est arrêté, condamné à trois ans de prison pour activité antisocialiste et distribution de tracts. Lorsqu'il a purgé sa peine, la Sécurité d'État lui met le marché en main : s'il collabore, il pourra tranquillement continuer ses études et ne sera pas inquiété. Il a l'outrecuidance de refuser, sous prétexte de « ne pas être fait pour ça », et que « ce serait contraire à sa dignité ». Il s'attire bien évidemment les foudres de la police politique qui s'attache à l'empêcher de poursuivre ses études et de se marier avec une jeune Hollandaise rencontrée à Berlin l'été précédant son arrestation. La jeune fille mettra tout en œuvre et alertera son ambassade pour qu'on leur permette ce mariage, puis pour faire sortir Tchivikov de Bulgarie. En 1975, il peut quitter la Bulgarie et part vivre en Hollande où il reprend ses études et sera professeur d'université en théorie littéraire et journaliste.
Le sous-titre de ce livre, "la langue littéraire de la Sécurité d'État", n'est pas innocent : il met l'accent sur un aspect très intéressant qui fait l'originalité de la narration de l'ouvrage: après un prologue qui est en fait une analyse de récit classiquement menée avec pour objectif de démontrer que les dossiers de la Sécurité d'État présentent toutes les caractéristiques d'une littérature de fiction sui generis, le livre se présente comme une succession méthodique et régulière de documents tirés du dossier de l'auteur et de textes qui les commentent. Ici sont donc mêlés critique littéraire, littérature documentaire, commentaire et mémoire.
Les textes issus des dossiers sont indiqués par leur police de caractères qui reproduit celle des vieilles machines à écrire utilisées par les agents, indicateurs et officiers résidents de la Sécurité d'État, reproduisant la sécheresse et la pauvreté syntaxique et lexicale stupéfiantes des documents rédigés par des colonels et lieutenant-colonels qui maîtrisent de manière assez approximative le bulgare écrit.
Germinal Tchivikov, lui, tient son « moi » à distance du « moi » qui transparaît dans les archives : « je » est alors littéralement un autre, ce qui est mis en avant par plusieurs procédés dont s'explique l'auteur dans sa préface intitulée « Le narrateur narré » :
« Sur la base de la loi sur les archives de l'ancienne Sécurité d'État, j'ai eu deux fois accès à une masse de textes qui racontaient une partie de la vie d'une personne longtemps surveillée et rodée. Cette personne porte mon nom et présente des caractéristiques que je pourrais imputer à mon Moi d'il y a quarante ans, mais c'est bien tout. Rangés dans l'ordre chronologique, ces documents font naître une image qui m'est à la fois bizarrement étrangère et connue, et qu'il m'est difficile d'assimiler au moi qui écris aujourd'hui ces lignes, sans compter que le service en question le surveille et, surtout, le raconte comme si c'était son objet. Tel un pêcheur mythique, la Sécurité d'État tire du néant dans ses filets l'objet qui s'est pris dans ses rets et lui donne, dans son récit, une image et des contours. C'est elle, la Sécurité d'État, qui est son créateur ou son creator ex nihilo, comme l'a dit le grand théoricien russe de la littérature, Mikhaïl Bakhtine. »
Pour mettre ce moi à distance, dans les commentaires qui suivent les textes d'archives, le narrateur utilise non pas la première personne, mais la deuxième, comme le montre le commentaire qui suit le premier document d'archive :
« Quand as-tu commis une faute. Où as-tu commis une faute. Avec qui as-tu commis une faute. Que savent-ils. Que ne savent-ils pas. Que ne peuvent-ils pas savoir. Que ne doivent-ils pas savoir. Est-ce qu'ils vont te frapper. Ton carnet. Le papier ciré. La machine à écrire. Comme tout miracle, ce manège va tourner trois jours dans ta tête, ensuite ça se calmera, le seau n'empeste pas davantage, tu n'as plus envie de vomir à la vue de la soupe et les jours et les nuits sont remplis d'événements intéressants : bruit de pas, de voix, des pleurs qui viennent de quelque part. Mais ce qui va donner particulièrement du sens à tes jours et tes nuits, c'est la promenade jusqu'aux chiottes, et le bout de vieux journal que te tendra aimablement le gardien debout, jambes écartées, devant toi accroupi. Il prendra garde que tu t'en serves pour ce à quoi il est destiné, que tu ne le caches pas dans ta cellule. Un mois, deux, trois, quatre mois. On est quel mois aujourd'hui ? Ici, apparemment, on ne frappe pas. »
Ce qui transparaît également des archives, c'est la tentative de dépersonnalisation de ceux qui font l'objet de la surveillance de la Sécurité d'État : Germinal Tchivikov n'est jamais nommé, ni par son prénom, ni par son patronyme, ni par son nom de famille, il n'est qu'un assemblage de XXXX remplaçant ces derniers.
Pour mieux vivre ce dédoublement, pour triompher de ceux qui ont voulu prendre votre « moi » pour mieux vous le renvoyer déformé et narré, une seule solution : jouer avec la narration, décortiquer la langue de la Sécurité d'État en montrant notamment qu'elle fait un usage très approximatif de la vérité factuelle, brouiller les pistes (comme le font d'ailleurs les auteurs post-modernes dans la fiction) et avoir recours à l'ironie grinçante. En triant les documents du dossier, en les exposant au lecteur, l'objet de la narration du narrateur n°1, la Sécurité d'État (SÉ), devient un narrateur n°2 qui narre à son tour le premier narrateur : « De cette manière, de narrateur, la SÉ devient la cible du narrateur G. Tch., pas moins impuissante et vulnérable que XXXXX XXXX, cible du narrateur SÉ. »
Ce second narrateur ne se gêne pas pour relever les absurdités, incohérences, maladresses et fautes commises par le narrateur n°1 et se railler de lui.
Cette technique de mise à distance du je » dans Surveillance et conditionnement viser à révéler au grand jour la crise identitaire qui se produit, le choc lorsqu'on est confronté au miroir, à l'image de soi que nous renvoient les archives de la Sécurité d'État. C'est un moi avili, souillé par la surveillance obscène dont il a été l'objet durant des décennies, un moi violé. Il n'est pas aisé d'y survivre.