D. J., pièce (extrait)
D.J.
(scratch/sketch théâtral)
Acteurs qui jouent le rôle d’acteurs, mais aussi:
DONA ANNA
LE JOKER (le réalisateur, directeur de la troupe)
SGANARELLE
L’INVITÉ DE PIERRE
ELVIRE
DOM JUAN (D.J.)
Début
D.J. mix sur l’ouverture de «Don Giovanni» de Mozart sur fond de musique électronique. Une scène vide. Sganarelle, dandy techno, fait son entrée sur pas de danse, il se dirige vers le premier téléphone et commence son monologue tout en rappant à certains passages. Tous les acteurs qui font leur entrée après lui décrochent aussi un téléphone.
SGANARELLE: «Quoi que puisse dire Aristote et toute la philosophie, il n’est rien d’égal au tabac: c’est la passion des honnêtes gens, et qui vit sans tabac n’est pas digne de vivre...»
UN SECOND ACTEUR (il entonne): «Don Giovaniiii…» (début seulement de l’aria de Mozart)
UNE ACTRICE: «Il était né à Séville, cité agréable, célèbre par ses oranges et ses femmes. Il faut plaindre celui qui ne l'a pas vue; le proverbe le dit, et je suis tout à fait de son avis. Il n'y a pas dans toute l'Espagne de ville plus jolie, à l'exception peut-être de Cadix.»
SECOND ACTEUR: «Don Giovaniiii…»
SGANARELLE: «Mais, Monsieur, cela serait-il de la permission que vous m’avez donnée, si je vous disais que je suis tant soit peu scandalisé de la vie que vous menez. (Un silence pendant la réplique à l’autre bout du fil, qu’on n’entend pas). Fort bonne. Mais, par exemple, de vous voir vous marier comme vous faites… Il est vrai, je conçois que cela est fort agréable, mais, Monsieur, se jouer ainsi d’un mystère sacré…»
SECONDE ACTRICE, portant un sac à dos et un sifflet: «Je te le dis encore, le Ciel te punira, perfide, de l’outrage que tu me fais ; et si le Ciel n’a rien que tu puisses appréhender, appréhende au moins la colère, d’une femme offensée.» (Elle souffle dans le sifflet. La musique cesse. On n’entend que la tonalité du téléphone: personne ne répond). Il a raccroché, le mufle.
SGANARELLE: Il a raccroché, le mufle… Oh, je sens que je vais lui dire maintenant ses quatre vérités. Mon maître, Dom Juan, «est le plus grand scélérat que la terre ait jamais porté, un enragé, un chien, un diable, un Turc, un hérétique, qui ne croit ni Ciel, ni saint, ni Dieu, ni loup-garou… véritable bête brute, pourceau d’Epicure. Chien, diable, Turc, hérétique, pourceau d’Epicure…»
SECONDE ACTRICE (à Sganarelle): Il a raccroché, imbécile. Tu ne serais pas un peu crash ?
SGANARELLE: J’ai plutôt craché le morceau, dona Elvire ou Anna ?
SECONDE ACTRICE: Aucune importance. Sganarelle ou Leporello ? A moins que ce ne soit Leporelle ou Sganarello ?
SGANARELLE: Moi aussi, je suis complètement perdu. Interprétations, interprétations, inter…
SECONDE ACTRICE (d’un ton ironique): Shakespeare, Shakespeare, Shakespeare... Ne t’emmêle pas les pinceaux encore une fois. On a tout le temps pour ça. (Ils sortent)
I
Un espace froid, aseptisé. Des cabines téléphoniques.
Des inscriptions qui défilent sur un tableau électronique: NONSMOKING WORLD, Pas de clopes ici, Just do it, Dis tout de suite «Non», Le monde ne veut pas des fumeurs.
Anna (Dona Anna) entre dans une cabine. Elle pose la main sur l’appareil et la cabine se met en marche.
UNE VOIX: Vous vous trouvez dans la cabine agréée du vice. Vous avez consommé neuf crédits jusqu’à présent. Il ne vous en reste plus qu’un. Vous pouvez l’utiliser pour fumer une cigarette, pour un peep-show, une conversation érotique, une confession agressive dans une langue politiquement non correcte…
ANNA: Une cigarette, s’il vous plaît…
(On entend un léger déclic et la cigarette sort de l’appareil.)
LA VOIX: Je vous transfère sur votre D.J-thérapeute personnel, conformément au règlement du Département du bonheur absolu et du contrôle intérieur. Je vous rappelle que vous devez garder le contact avec lui, tant que vous fumez, et suivre ses instructions.
(Un clic et la voix enregistrée est remplacée par une autre, masculine et plus chaude.)
D.J.: Salut! Ici votre D.J-thérapeute personnel. Si je ne me trompe pas, c’est notre dernière rencontre.
ANNA: Si on peut appeler rencontre le contact entre deux voix…
D.J.: C’est aussi la dernière cigarette qui vous est accordée. C’est bizarre que vous ayez utilisé vos dix crédits à fumer. Il y a d’autres vices qui valent le coup. Les hommes ne vous intéressent pas ?
ANNA: Pour dix crédits, on ne peut pas tout avoir. De toute façon, vous n’assurez pas d’hommes, n’est-ce pas ? Je préfère m’en tenir à la fumée. Fumer, c’est bien plus qu’allumer une cigarette (silence). Enfin, c’était… D’ailleurs, je me demande s’il reste une seule passion autorisée.
D.J.: Vous savez que selon le règlement, les passions ne sont pas rentables, aussi bien pour l’individu isolé que pour…
ANNA: Je vous en prie… C’est ma dernière cigarette, je voulais seulement qu’on discute un peu.
D.J.: En outre, cela dépend du point de vue. Vous pouvez vous adonner à la passion de vivre sans cholestérol, un corps sans celluloïd, un monde sans stress…
ANNA: La véritable passion n’exclut pas la vie, le vieillissement…
D.J.: Vous ne devez pas aborder ces sujets, la ligne va être coupée.
ANNA: Bon, bon… Vous savez, tous les hommes que j’ai eus étaient liés à la cigarette. Avant, c’était possible. Je me souviens de la fumée de nos cigarettes qui se mêlait. C’était comme si elles avaient leur propre conversation secrète, un flirt bien à elles, et nous, nous ne faisions que suivre la fumée…
Depuis que le monde est devenu nonsmoking, le flirt a disparu. Comme dans ce vers obsédant, vous le connaissez ?
«Comme un fumeur parmi ceux qui ont renoncé à fumer,
comme un amant parmi ceux qui ont renoncé à aimer…»
D.J.: Non, je ne le connais pas. Je dois vous aider à vous adapter au monde extérieur. Vous n’avez pas de crédits…
ANNA: Laissez tomber, ça ne vaut pas la peine de faire des efforts pour un monde mer… (elle veut dire «merdique», mais se retient) sans goût, sans odeur, sans couleur, sans fumée. Sans compter que je suis la cause de votre échec en tant que thérapeute, on dirait… Je suis désolée…
D.J.: Vous ne devez pas utiliser le mot «échec»…
ANNA: Est-ce que je peux dire que vous avez une belle voix, presque…
D.J.: Pardon ?
ANNA: Je veux dire que je me suis habituée à votre voix, pour ne pas utiliser de termes défendus. C’était bon de parler avec vous le temps de ces neuf cigarettes. Vous me rappelez le bon vieux temps, quand la fumée se mêlait et…
D.J.: Nous devons changer de sujet. (une brève pause)
ANNA: Vous avez un corps ?
(silence)
ANNA: Vous n’êtes pas un simple répondeur téléphonique réglé pour ça, un thérapeute mécanique, n’est-ce pas ? Dites-moi que vous n’êtes pas seulement une voix…
D.J.: Nous avons épuisé notre temps.
ANNA: Est-ce que je peux vous voir quelque part ? En dehors de cette cabine,de ce… Est-ce que vous…
On entend la voix mécanique du début: Votre temps s’est écoulé. Vous avez épuisé vos dix crédits de vice pour cette vie. Vous n’avez aucune autre chance, sauf de devenir une part de l’heureux monde nouveau. Le département du bonheur absolu et du contrôle intérieur vous souhaite une bonne intégration.
Elle sort de la cabine, apparemment effondrée, et s’assied sur un banc, à l’écart. Près d’elle se tient une femme que nous appellerons Joker.
JOKER: «Aujourd’hui les cigarettes, demain le sexe… dans trois ou quatre ans, on nous interdira aussi de sourire à des inconnus.» C’est ce que quelqu’un a griffonné dans la cabine. Le lendemain, on l’avait déjà effacé. C’était le dernier, n’est-ce pas ? Vous voulez qu’on allume une cigarette ? (Anne a l’air surpris, il n’est pas permis de fumer en dehors de la cabine. D’un geste étudié, le Joker sort une boîte de cigarettes virtuelle, l’ouvre et la tend à Anna. Elle regarde els mains vides de la femme, encore perplexe, mais saisit vite le jeu et entre dedans.)
JOKER: celles-ci, ils n’ont pas encore réussi à les interdire.
A. fait semblant d’en prendre. J. sort aussi une cigarette virtuelle, la passe sous son nez, d’un geste rituel propre aux fumeurs, et la frotte entre ses doigts. Puis elle prend une allumette imaginaire. la première se casse, elle la jette par terre. Elle en allume une seconde et l’approche près d’A. qui fourre enfin la cigarette entre ses dents.
J.: Je préfère les allumettes. Même si je me brûle toujours les doigts. Je regarde fixement la flamme et c’est seulement quand quelque chose me brûle… (Elle laisse échapper un filet de fumée imaginaire.)
A. (allumant elle aussi la cigarette): Merci, ce sont des quoi ?
J.: ce que tu veux. Pour moi, des DJ. Je ne fume qu’elles. (A. s’étrangle un peu) Elles sont corsées, ne tire pas trop fort. Ça fait longtemps que j’ai épuisé les crédits qu’on m’avait charitablement octroyés. Mais je continue à venir. Vous savez pourquoi ? … Parce que cet endroit «vicieux» est le seul petit bout de terre où je peux encore rencontrer une personne normale, malheureuse, ratée et triste. Vous n’en verrez pas des comme ça ailleurs.
A. (plutôt à elle-même, tout en fumant): C’était le dernier. Sa voix… un peu lasse, bleutée comme la fumée… Comme si on avait fumé ensemble, jadis, il y a très longtemps… (elle imite avec colère) «Vous avez épuisé votre crédit… vous adapter… nouveau monde.» Va te faire foutre avec ton derrière mondial, heureux et asepti…
Hououhouhouhouhou: on entend une alarme se mettre à hurler et une voix mécanique prononcer cet avertissement: Vous utilisez une langue incorrecte. Au second avertissement, vous encourrez une sanction!
A. regarde autour d’elle, interloquée.
J.: Venez, ma chère, il y a des récepteurs partout. Faites comme avec les cigarettes. Et si on jurait un peu ensemble!
Elles prononcent clairement avec les lèvres, mais sans émettre aucun son: Va te faire foutre avec ton derrière mondial, heureux et aseptisé.
Elles poussent un soupir de soulagement. Les récepteurs ne réagissent pas. Cette action les a rapprochées.
J.: Vous voulez venir avec moi ? Nous sommes une troupe de théâtre. Au chômage, bien entendu. Comme vous le savez, le théâtre est interdit. L’heureux département a décidé que la scène corrompait ce monde sain et merveilleux ; dans les anciennes pièces, on fume et on parle de choses interdites. La mort, l’adultère, la déchéance. Mais nous continuons à nous revoir le soir. Venez, venez…
(rideau)
II
A.A.A. (a)
Le Joker et Anna s’approchent des trois «acteurs», deux hommes et une femme, assis en cercle (pour autant que trois personnes puissent en former un). Un espace éclairé, avec trois téléphones derrière, dans l’obscurité.
– On nous amène du public, on nous amène du public…
– Bah, seulement un, mais c’est déjà quelque chose.
LE JOKER: Eh bien, comment va la troupe, ce soir ?
L’INVITÉ DE PIERRE: Si vous voulez savoir comment va la croupe de la troupe, pas mal ma foi, elle a le vent en poupe et personne ne lui taille de croupières, si l’on excepte Sganarelle et la légère odeur qui émane de ses talons…
J. (s’adressant à Anna): «Dom Juan» était notre dernière représentation. Nous ne voulons pas encore ou ne pouvons plus sortir de nos rôles.
ELVIRE (fait son rapport, ironique): AAA(a) – l’Association des Artistes marginaux Anonymes, section «acteurs», est prête pour la répétition du soir…
L’INVITÉ DE PIERRE: «Les meilleurs acteurs qui soient au monde! Tragédie, comédie, drame historique, pastorale. Pastorale comique. Pastorale historique. Tragédie historique. Pastorale tragico-comique et historique. Décors fixes ou poèmes sans décors. Sénèque ne saurait être trop grave pour eux ni Plaute trop léger. Pour la rigueur de l'un et la liberté de l'autre, ils sont les seuls.»
SGANARELLE: «Vertu de ma vie, comme vous débitez!Il semble que vous ayez appris cela par cœur et vous parlez tout comme un livre!»
L’INVITÉ DE PIERRE: Sganarelle, ne sois toi-même que dans la pièce. Tu n’as pas besoin d’être toujours stupide. Fais un pas de côté, sors de ton rôle… Tu ferais bien de lire un jour tout Hamlet. Scène 2, réplique de Polonius accueillant les acteurs…
Sganarelle fait involontairement un pas de côté.
l’I.P. (il s’adresse à la nouvelle venue): Son rêve est de jouer un jour le rôle d’Hamlet et il n’apprend par cœur que ses répliques. Mais si vous voulez mon avis, il n’ira plus loin que Rosencrantz. Eventuellement, avec un effort supplémentaire, Guildenstern sera l’apothéose de sa carrière.
SGANARELLE: Je n’ai fait que citer Molière, Dom Juan, scène 2, réplique de Sganarelle.
LE JOKER: Stop! Arrêtez! (à dona Anna): Un acteur au chômage, c’est pire qu’un soldat désoeuvré. Ça ne pense qu’à des bêtises. Et ça a envie de… (Sganarelle fait un timide doigt d’honneur)… de jouer, au point d’en perdre la raison. On vous a vus et on a oublié tout le reste. Donnez-leur seulement un spectateur pour point d’appui et ils vous mettront le monde sens dessus dessous. Ils sont prêts à sauter de pièce en pièce et à les mélanger comme… comme… (on souffle: des postmodernes), à les mixer comme… (on souffle: des d.j.), tout ça pour que vous restiez avec eux pendant une heure et demie. Je vais vous les présenter, même s’ils se sont empressés de le faire avant moi. Du dernier Dom Juan, il ne reste qu’un suaire, une épée de théâtre et des noms. Voilà.
Elle montre du doigt: Sganarelle, qui rêve de jouer Hamlet, mais pour l’instant il alterne son image avec celle de Leporello. Voici la fidèle Elvire, également Charlotte, Mathurine et autres dames de la société quand il le faut. Ça, c’est le Commandeur, la Statue, l’Invité de pierre.
l’I.P. d’une voix de pierre: Donnez votre main.
le J. (en plaisantant à moitié): Ne le saluez pas, vous pourriez disparaître parmi les flammes et une fumée infernale… Je plaisante. Comme sa mémoire est de granit, il lit et sait tout par cœur, le plus souvent c’est lui aussi qui fait le souffleur. La statue est une bonne cachette pour souffler. En gros, c’est ça, l’équipe.
ANNA: Et vous, votre rôle ?
J.: Metteur en scène, chef de troupe et acteur. S’il le faut, toutes sortes de rôles en réserve. C’est pour ça qu’on m’appelle le Joker.
ANNA: Et Dom Juan ?
JOKER: Il nous a quittés. J’ai entendu dire qu’il était dans l’une des cabines du vice, qu’il enseignait la vertu au téléphone, mais en signant seulement avec ses initiales. Il fait sans doute office de gigolo au noir et de séducteur sur commande. Il excellait dans ce domaine… J’avoue qu’il nous manque. Mais comment le garder, quand aucune femme n’y est parvenue ?
SGANARELLE (qui a guetté le moment propice pour s’immiscer à la «Hamlet»): Inconstance, tu as pour nom Juan. Oh, on a bien une autre information le concernant, mais apparemment, ce n’est pas le moment.
J. (sévèrement): tais-toi, Sganarelle! (Elle change de ton et s’adresse à A.): Mais c’est votre tour de vous présenter.
ANNA: Je m’appelle Anna.
TOUS: Dona Anna ?!
J: Vous acceptez qu’on vous nomme ainsi, n’est-ce pas ?
Anna fait une révérence en signe d’accord.
Traduit du bulgare par Marie Vrinat