J'ai vécu le socialisme (1950)

Les années 50

Noms

Nous sommes trois sœurs.

L’aînée s’appelle Lutte.

La cadette Victoire.

La benjamine est Espérance.

Nous sommes nées sous le socialisme.

Cela se voit terriblement.

Borba Guéorguieva Brambachka, 50 ans, médecin, village de Tarnava, commune de Biala Slatina

Biologie

Dans la première moitié des années 50 j’étais élève au Collège N°20 «J. V. Staline». Ce qu’on apprenait en biologie a laissé dans ma mémoire des souvenirs indélébiles en raison de l’absurdité des sujets traités dans le manuel. En même temps que les théories «fondatrices» de Mitchourine et de l’académicien Lissenko, nous apprenions des exemples plus particuliers témoignant des «succès» de l’école de biologie soviétique. En voici quelques-uns:

La biologiste russe Lepechinskaïa broie des hydres dans un mortier, mais en les mettant dans des conditions spéciales, elle obtient du mélange de nouveau des hydres…

L’académicien Tsitsine (curieusement, dans ces années-là le nom de cet académicien ne suscitait pas les associations qu’il ferait naître aujourd’hui…)[1] aurait réussi en appliquant la théorie de Mitchourine et de Lissenko, à sélectionner du froment ramifié, ce qui veut dire que sur une tige poussent plusieurs épis. De cette manière on réussit à multiplier le rendement au mètre carré (urojaj[2] comme on disait alors au moment de notre totale russification).

Un autre académicien, dont j’ai oublié le nom, aurait sélectionné du coton de couleur – rouge, bleu, vert. De cette manière, les vêtements faits avec du coton de couleur ne se délavent jamais. C’est l’exemple du soldat de l’armée rouge qui après une dure bataille enlève son maillot, le lave et le maillot reste flambant neuf!

Voilà quels savoirs on nous inculquait en biologie, en nous répétant sans cesse à quel point les théories de Mendel-Weissmann sur l’hérédité n’étaient que des «bondieuseries» nocives. On voit aujourd’hui les véritables résultats de ces théories, en constatant que la génétique dans tout l’ancien bloc socialiste est demeurée très en arrière par rapport aux performances de pointe mondiales dans ce domaine de la science.

Ivan G. Mintchev, 64 ans, ingénieur, Sofia

Briques et pauvreté

Je voudrais revenir en arrière et me souvenir de ce que j’ai vécu. Je suis né à Krivodol – l’ancien village de Krivodol, dans la région de Vratza, dans une famille de paysans extrêmement pauvre. Mes parents étaient très travailleurs. Il fallait trimer dur pour survivre. Je me souviens que notre disette était totale – nous mangions surtout du pain de maïs et de la polenta. On avait du pain blanc uniquement les jours fastes (de fête). Nos vêtements étaient en laine, en étoupe, nous ne portions pas de sous-vêtements (linge de corps), on avait des chaussettes de laine et de grosses galoches. Tous les soirs, nous mettions les chaussettes à sécher près du poêle. Les vêtements que nous portions étaient également vieux, hérités dans la plupart des cas de nos parents ou de nos grands-parents. J’allais à l’école muni seulement d’un cahier et d’un crayon, le plus souvent sans abécédaire, ou bien avec un vieux, hors d’usage, emprunté à des parents plus riches. J’allais à l’école jusqu’à midi. L’après-midi, je devais remplacer ma mère auprès des brebis et des vaches afin qu’elle puisse rentrer et préparer quelque chose pour le dîner. Pendant les mois d’été, ma sœur et moi, on apprenait à retourner la terre et à moissonner. Tout petits, il nous arrivait de nous blesser, la main ou le pied, par ignorance ou inexpérience, mais après le soin médical apporté par notre mère qui appliquait de la tuile réduite en poudre sur la plaie et mettait un chiffon en guise de pansement, on retournait au travail.

Ainsi passaient les années les unes après les autres et les difficultés augmentaient. La cause en était que nos familles cohabitaient sous le même toit, tout le monde – mon père, sa sœur, les beaux-frères – dans une seule maison. Lors d’une querelle, ils ont mis mon père à la porte. Il a emprunté des briques à des amis et en quelques jours, avec leur aide, il a bâti une pièce de quatre mètres sur quatre. Nous l’avons recouverte provisoirement de feuilles de maïs et de paille, que nous avons remplacées plus tard par des tuiles – c’est le propriétaire du moulin, Pecho Tzékov, dont nous travaillions la terre en fermage, qui nous les a données.

En allant à l’école, je regardais les autres enfants et je me faisais une idée du niveau de vie de chacun. Les plus pauvres étaient un enfant qui habitait en haut du village, un enfant qui habitait en bas et nous. Je n’en ai parlé à personne, mais mon appréciation était juste. C’est à ce moment-là que l’idée a germé en moi qu’on devait sortir de cette situation. Pendant les vacances, j’ai commencé à aller laver des bouteilles de limonade chez le propriétaire Balkanski. A la fin de la semaine, au lieu de me donner quelques sous que j’aurais pu rapporter à mes parents avec fierté, il m’a remis un sac rempli de dix bouteilles de limonade. Une haine terrible est née en moi, et elle est toujours là. Je me suis mis à réfléchir : qu’est-ce qui était nécessaire à la construction d’une maison? Essentiellement des briques et des pierres. Je suis allé observer comment on fabriquait des briques et j’ai pris la décision de commencer l’année suivante. J’en ai parlé à mon père qui est tombé d’accord. J’ai commencé, c’était en 1942, je venais juste de terminer l’école élémentaire, ce n’était pas facile, mais jour après jour, j’ai pris l’habitude de fabriquer des briques. Aujourd’hui encore, je suis heureux, comme je l’étais alors, d’avoir appris à fabriquer des briques. Ensuite, j’ai eu envie de pouvoir en fabriquer comme les vieux maîtres : ils faisaient de 500 à 800 pièces par jour. La première année, j’ai commencé avec 100-300 briques par jour et, la deuxième, je suis arrivé à 1000 briques. Ainsi, en deux ans, j’ai fabriqué 25000 briques. Nous les avons cuites. L’année suivante, on a commencé à extraire des pierres de la carrière près de notre vigne. En une année – en travaillant aussi bien l’hiver que l’été – on a extrait toutes les pierres.

Il nous restait à trouver un maîtrequi allait tailler les pierres pour la façade de la maison. On a demandé au mari de la sœur de ma mère. Il est venu, il a fait son boulot. Au kolkhoze (TKZS), on nous a promis deux maîtres maçons. On a trouvé aussi un très bon ouvrier de Galatine et on a commencé.

La construction de la maison nous a pris plus de dix ans. Entre-temps, j’ai terminé le lycée de garçons de Vratza, ensuite l’Institut professionnel des chemins de fer de Sofia, j’ai été nommé machiniste à Tcherven briag. C’est alors, en 1953, que j’ai reçu mon premier salaire, et les ouvriers ont commencé la construction de la maison. Jour après jour, voilà que la maison a été faite. Nous l’avons enduite de chaux. C’était vraiment une belle maison. Les gens qui passaient devant nous pour aller au marché s’arrêtaient pour regarder. Ils disaient: «Le fils à Dimitar, c’est un gars très intelligent et travailleur, c’étaient les plus pauvres, et maintenant ils sont parmi les premiers à Krivodol.»

Ivan Todorov, 74 ans, ancien ingénieur mécanicien, Montana-Krivodol-Sofia.

Parade et funérailles

Sur la vaste place de Vidine se tient une parade, juste en face du grand monument représentant une sculpture en bronze du régiment d’infanterie de Vidine à l’attaque, durant la Première Guerre mondiale. On est en 195… La tribune officielle a été installée à une hauteur d’un mètre au-dessus de la place, elle est recouverte d’un tissu drapé d’un rouge vif. Sur la tribune se pavanent les célébrités locales, à savoir les anciens maquisards et les chefs du Parti, une dizaine en tout. Tout se passe comme à Sofia et à Moscou. Tout près, la musique bat son plein.

En ce jour ensoleillé de septembre, les gens se sont rassemblés autour de la tribune pour regarder. Tout respire le local, le provincial, le connu.

Moi qui étais un petit garçon, voilà que je me faufile le plus près possible de la tribune et avec deux de mes copains nous nous frayons un chemin sous la tribune où il n’y a personne; c’est à l’ombre et nous pouvons observer la parade sous l’étoffe rouge.

Mais à une distance respectable du énième groupe qui passe, quelque chose de bizarre apparaît dans la parade: un vrai corbillard, tiré par deux chevaux. Sur le le corbillard, on a posé un cercueil rouge et sur le cercueil il est écrit en lettres majuscules «Capitalisme». Comme il se doit, l’orchestre arrête les marches solennelles. Le corbillard s’avance lentement vers la tribune, suivi d’un pope en soutane longue, qui chante et balance un encensoir. Tout à coup, je sens que le pope me rappelle quelqu’un et je comprends brusquement que c’est mon père. Il a mis une fausse barbe, il boite, il ne peut pas plier le genou et fait un effort visible pour que cela ne se remarque pas sous la soutane. Mon père a une belle voix de basse, jadis il avait chanté dans le chœur de l’église et maintenant il chante pour la paix des âmes défuntes: on enterre le capitalisme. Il est évident que ce sont ses copains de l’organisation locale du Front de la Patrie qui l’ont obligé à accepter ce rôle.

Autrement la grande église de Vidine est déjà fermée. Dans la ville il y a un palais épiscopal, derrière ses grandes murailles sa Sainteté n’ose pas mettre le nez dehors. Deux popes officiaient dans l’église – l’un d’eux est à Béléné[3], l’autre a été arrêté car on l’accusait d’être un espion anglais et il attend son jugement :on a «trouvé» des fusils, des mitraillettes et des bombes dans le souterrain de l’église. Ce pope a deux filles qui sont mes camarades de classe. Toutes les deux ont les joues bien roses, on s’occupe bien d’elles, elles sont jolies et se font remarquer. Peu après l’arrestation de leur père elles ont commencé à porter des vêtements raccommodés et leurs joues sont devenues creuses.

Voilà donc le corbillard qui cahote solennellement vers la tribune, mon père agite l’encensoir à sa suite et chante de sa voix de basse pour le repos des morts. La procession s’arrête une seconde devant la tribune et juste avant de repartir, une vieille grand-mère toute courbée et coiffée d’un foulard surgit du public et se dirige vers mon père; elle prend sa main libre et la baise. Le moment est inattendu pour tous.

Mon père se laisse aller à l’improvisation: d’un geste professionnel, il lui jette un nuage d’encens à la tête et lui fait le signe de croix sans arrêter de chanter.

Certaines personnes rient sous cape, d’autres observent la scène comme si elle était vraie. A ce moment-là, avant que le corbillard ne redémarre, j’entends au-dessus de ma tête une des grosses légumes demander tout bas à son voisin:

- Qui c’est-y donc ce pope boiteux, c't'enfoiré?

La procession se met en route et passe son chemin. Les marches solennelles retentissent de nouveau. Viennent d’autres groupes. Tous les trois, nous en avons bientôt marre, et nous allons jouer sur le monument, monter sur les énormes capotes en bronze et sur les têtes des fantassins de Vidine comme les enfants aiment toujours faire, j’en suis sûr, pendant les fêtes des adultes.

Nikolay Florov, 63 ans, éditeur, Vancouver, Canada

Une histoire de philatélie

Je vous envoie un curieux ordre de punition infligé à mon défunt père, Ilia Miladinov, , connu de plusieurs générations de philatélistes bulgares.

En 1954, en tant qu’employé de l’entreprise commerciale d’Etat «Raznoiznos» , il prépare des paquets avec différents timbres bulgares oblitérés, destinés à l’exportation aux Etats-Unis, ce qui rapporte des devises à l’Etat. Il a été puni pour y avoir inséré des timbres sur les sujetssuivants: l’image de Boris[4], la cathédrale «détruite» et non plastiquée en 1925[5], etc. Il a été puni et licencié. Quatre mois plus tard, il a de nouveau été convoqué à son poste. On avait constaté qu’il faisait le travail de trois employés.

Todor Miladinov, 61 ans, ingénieur-chimiste, Sofia

Satisfaction

Après le 9 septembre 1944, de manière générale, ma vie m’a procuré un sentiment de satisfaction. Mon salaire de professeur nommé avec un contrat à durée déterminée au village Fourène, m’a permis de surmonter la disette jusqu’en juin 1946 où j’ai repris mes études à l’Institut de formation des maîtres de Choumène. Pendant les deux années de crise – 1946-48, j’étais nourri et logé gratuitement dans le bâtiment de l’Institut, en ma qualité de personne disposant de faibles revenus. Je garde toujours le souvenir de cette satisfaction. Après avoir obtenu le diplôme d’aptitude de professeur titulaire à l’école élémentaire, j’ai été nommé directeur de l’école dans mon village natal de Fourène.

Le socialisme apportait ses fruits à tout le peuple: amélioration du niveau de la culture, soins médicaux gratuits non seulement pour moi, on arrivait à joindre les deux bouts dans sa vie personnelle, construction accélérée de logements accessibles. En 1959, mes réussites musicales m’ont assuré un poste de professeur de musique et de chant à l’école «Dimitar Blagoev», à Vratza. Au bout de trois ans de logement gratuit, j’ai économisé 2000 leva sur mon salaire et je me suis acheté un appartement pour 4600 leva avec un crédit bancaire de 2600 leva que j’ai remboursé sans difficultés. Après l’installation du chauffage central en 1964, même si j’étais solitaire et célibataire, j’ai pu me permettre d’allumer mes trois radiateurs, car le prix était très bas. Ma vie sous le socialisme était à un niveau satisfaisant, sans pénurie.

Cependant je ne voudrais pas donner la primauté à ma satisfaction sous le socialisme, car la démocratie a aussi ses bons côtés.

Tzviatko Mladenov, 82 ans, retraité, Vratza

Mariage avec un étranger

Je suis née en 1938 dans l’ouest de la Bulgarie. Ce que j’ai vécu et dont je me souviens du socialisme couvre la période de 1950 à 1965. Déjà à l’école maternelle, avant de partir faire des études à Sofia, j’avais remarqué que l’on faisait une distinction de classe importante entre mes camarades d’école, mais, à l’époque, je ne comprenais pas que tout cela était dû au parti communiste, autrement dit, on faisait une différence entre ceux qui étaient membres du Parti et ceux qui ne l’étaient pas. L’attitude à notre égard – nous, les pauvres – était «spéciale» et notre moyenne était toujours «moyenne». Avec une telle moyenne on ne pouvait pas accéder à un bon lycée, mais uniquement fréquenter les écoles professionnelles rattachées aux usines où on apprenait un métier. Je faisais partie du groupe des mécaniciens. Je n’ai jamais exercé cette profession car les usines préféraient des garçons et des membres du Parti. L’un de mes frères était doué pour les mathématiques mais, comme mon père n’était pas membre du Parti (on le surnommait «l’opposition»), l’accès aux études supérieures lui a été interdit et il est devenu chauffeur. Mon autre frère n’a même pas terminé le collège.

J’ai épousé un étranger et je suis restée à Sofia. C’était comme si j’avais gagné le gros lot à la loterie car, à cette époque, il n’était pas facile de devenir citoyen des grandes villes[6]. Les gens se servaient de ruses, ils se mariaient avec un citoyen de ces villes. Dans mon cas, mes études supérieures ont apporté une solution à ce problème compliqué.

Mon mariage a compliqué ma vie et m’a entraînée dans un cauchemar qui a continué jusqu’à notre départ à l’étranger. Me marier avec cet étranger a été quelque chose d’inimaginable. Au début, les autorités ne me permettaient pas de me marier mais, grâce à des «pistons», elles ont fini par me donner leur autorisation. Durant toute la période de nos fiançailles, j’ai été espionnée par les services secrets. On m’a donné pour tâche d’observer mon fiancé et tous les lundis un agent en civil venait me voir pour que je lui présente un rapport sur les endroits et les gens que nous avions fréquentés. Vous pouvez imaginer le stress que j’ai vécu. Un jour j’ai annoncé à l’agent que je renonçais à cet espionnage et que je préférais me priver de l’amitié avec cet étranger, mais on m’a menacée de m’envoyer à Béléné. Voyant que rien n’y faisait, j’en ai parlé à mon fiancé et je lui ai raconté qu’il était suivi. Il a décidé d’accélérer le mariage. Il est parti pour son pays et s’est procuré toutes les pièces nécessaires pour le mariage. On a obtenu l’autorisation de se marier mais à grand renfort de pistons et de recommandations. Nous avons déposé une demande de départ à l’étranger, mais les délateurs avaient déjà fait le nécessaire pour me compromettre devant les autorités. A cette époque, on ne vérifiait pas les indications, il suffisait d’envoyer une délation contre quelqu’un et il était immédiatement arrêté.

Un jour j’ai été avertie que mon passeport pour partir à l’étranger était prêt et que je devais aller le chercher. Nous y sommes allés tous les deux avec mon mari. Nous avons pris le passeport et avec une grande joie nous nous sommes dirigés vers la voiture, en pensant que le lendemain nous allions partir. Mais à la sortie deux hommes civils m’ont prise par le bras et m’ont dit que j’étais en état d’arrestation. J’ai demandé pourquoi. Ils m’ont répondu qu’on allait m’expliquer les raisons au n°5 de la rue Moskovska[7]. Chaque Sofiote savait que quiconque qui entrait dans ce bâtiment en sortait rarement. Je connaissais aussi l’«autorité» de ce bâtiment et j’étais sous le choc; j’ai réussi seulement à dire à mon mari d’aller à son ambassade et de demander de l’appui pour ma libération.

Malgré l’intervention de l’ambassadeur et d’autres personnes influentes, je suis restée enfermée quatre jours. J’ai eu le malheur de faire l’expérience de «la justice» et de «l’humanité» des inspecteurs de la milice. Ils étaient au nombre de quatre. La raison de mon arrestation était une pure invention: on me demandait d’avouer que j’avais volé de l’argent de l’Etat et que j’avais eu des relations illégitimes avec des étrangers. Evidemment je n’ai rien avoué, ni oralement, ni par écrit. Pendant ces quatre jours, on m’a menacée de tout ce qui peut créer en l’homme une peur insupportable et le pousser à avouer. Le sort qui l’attendait après l’aveu était la prison sans tribunal ni procès.

Ce qui était le plus terrible, c’est lorsqu’ils se mettaient à jouer de leurs pistolets et à les braquer sur moi. Comme je n’ai pas avoué, ils m’ont traînée à la cave où ils torturaient les gens à mort. A ce moment m’est venu à l’esprit le slogan qui était accroché au-dessus de la porte du bureau des inspecteurs. Il disait: «Le criminel doit également être considéré comme un être humain!» Effrayée, je le leur ai lu et j’ai crié: «Pourquoi l’avez-vous accroché, puisque vous considérez l’homme comme un criminel?» Et je me suis mise à pleurer. Ils m’ont traînée vers la cave. Dans le couloir, comme par miracle, j’ai croisé mon mari. Il s’est agrippé à moi et ne m’a pas lâchée jusqu’à ma libération. A la sortie, ils m’ont dit qu’ils étaient des êtres humains, mais que si j’étais à l’ouest, là-bas on ne m’aurait pas libérée. Après cet incident, on nous a interdit de sortir du pays pour un temps indéterminé.

Le plus grand malheur que je devais éprouver, c’est lorsque j’ai dû partir à l’étranger, alors que, dans mon passeport, il n’y avait pas de visa pour notre enfant. Nous avons fait tout notre possible pour obtenir ce visa, mais sans résultat. Au même moment, on nous a annoncé que nous devions quitter le pays dans les 24 heures. Ca a été pour moi un grand coup, inhumain, et je suis tombée malade. Je devais partir malade et laisser notre enfant en Bulgarie. Les raisons pour lesquelles elle devait rester étaient les suivantes: il fallait qu’elle demeure là où elle était née pour apprendre l’héroïsme et le patriotisme, au lieu du vandalisme occidental. Je n’oublierai jamais cette action inhumaine des autorités de cette époque, je ne peux pas non plus leur pardonner.

Notre fille est restée en Bulgarie cinq ans, et cet éloignement de ses parents a eu une très mauvaise influence sur son éducation. Nous avons réussi à la récupérer à l’aide de pistons mais les calomnies et les mensonges qu’elle avait entendus à notre égard continuent de jouer un mauvais rôle dans nos rapports. Elle ne peut pas nous pardonner de l’avoir abandonnée et croit que nous l’avons fait parce que nous ne l’aimions pas. Elle raconte ce qu’elle a vécu à ses enfants, ce qui m’a toujours fait souffrir. Malgré tout, sa vie avec nous a suivi un bon cours. Elle a fait des études supérieures, son mari aussi, et leurs enfants fréquentent des écoles privées.

Ma fille et moi, nous n’arrivons pas à nous débarrasser de cette peur suscitée par l’injustice du pouvoir de l’époque au point que, chaque année, lorsque nous allions en Bulgarie, nous prenions nos passeports étrangers, même si nous avions aussi des passeports bulgares. Actuellement le contrôle des passeports se fait sans anicroche, mais je l’envisage toujours avec appréhension.

Encore un souvenir cauchemardesque: mon frère, qui était devenu chauffeur, a été retrouvé en 1989 abattu et jeté dans une fosse. Les autorités n’ont prêté aucune attention à ce cas, elles n’ont commencé aucune enquête; les médecins de Doupnitza n’ont pas établi d’acte de décès et c’est ainsi qu’il a été enterré. De peur de connaître le même destin, je n’ai pas osé demander une enquête.

Voilà le bref résumé de ma vie jusqu’en 1965, dans la Bulgarie socialiste. Je vis à l’étranger depuis quarante ans mais il ne m’est jamais arrivé d’être terrorisée par un agent ou par un représentant des autorités. Je vis libre et tranquille. Je suis docteur en philosophie, membre de différentes commissions gouvernementales et non gouvernementales, interprète personnelle et amie proche de la présidente de Finlande. Je maîtrise le russe, le finnois, l’allemand, l’anglais, le chinois, je suis auteur de nombreux travaux scientifiques, de dictionnaires, etc. J’aime ma patrie mais les souvenirs du passé sont encore trop présents en moi et je pense que les blessures qu’ils m’ont causées ne se cicatriseront jamais.

Vera Ivanova, 67 ans, Blagoevgrad/Finlande

Traduit du bulgarepar Rennie Yotova


Remarques

[1] Tsitsi : les « nichons » en bulgare ; Tsitsine « qui a de gros nichons ».

[2] « Récolte » en russe.

[3] Camp communiste, crée en 1949.

[4] Boris III de Bulgarie a régné de 1918 à 1943. Le timbre avec son image a été émis en 1919 pour le premier anniversaire de son couronnement.

[5] Il s’agit de l’église « Sveta Nedelia » à Sofia, siège d’un attentat à la bombe, le 16 avril 1925, effectué par le parti communiste. Il y a eu plus de 150 morts et 500 blessés. Un retard miraculeux a sauvé la vie du roi Boris III, qui avait déjà échappé à un attentat la veille.

[6] À l’époque communiste, la libre circulation des gens dans le pays était limitée . On ne pouvait pas s’installer de son propre gré dans une grande ville, il fallait en devenir « citoyen ».

[7] A cette adresse se trouvaient les Services secrets de la Sécurité d’État.

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