J'ai vécu le socialisme (intro)

J’AI VECU LE SOCIALISME

171 histoires personnelles

réunies par Guéorgui Gospodinov

2006

(d’après un projet de Diana Ivanova, Guéorgui Gospodinov, Kaline Manolov et Roumène Pétrov)

Nos souvenirs. Introduction

Vous vous rappelez les chewing-gums «Idéal» et le dentifrice «Pomorine»? Et les brigades, les «Moskvitchs[1]» , la queue pour les oranges, les histoires drôles politiques, ce qui était terrifiant et drôle à cette époque… Nous vous proposons un espace pour raconter des souvenirs et des histoires, ce que vous avez vu, entendu, vécu au temps du socialisme. Ça peut être n’importe quelles histoires: tristes, drôles, des histoires de rêves et d’abattements, elles peuvent être banales, sublimes, quotidiennes… Pourvu qu’elles soient authentiques, concrètes et des plus ordinaires. Il s’agit de raconter ce qui est demeuré dans les coulisses, en dehors des manuels, des mémoires, des grandes synthèses… Bref, nos souvenirs du temps où nous avons vécu le socialisme. Nous croyons que chaque histoire personnelle de cette époque est importante. Pour être sûrs que nous lui avons survécu et que nous continuons à vivre depuis.

C’est par ces quelques mots qu’il y a un an et demi, sur le site www.spomeniteni.org, nouvellement créé, nous invitions chacun à raconter son histoire personnelle du temps du socialisme. Mais c’était déjà après. Au départ, il y avait l’idée, ou plutôt la crainte, que, tant d’années après 1989, le dialogue sur le socialisme n’avait pas eu lieu. Peu à peu, notre passé inconfortable avait été balayé, méthodiquement et systématiquement, sous le tapis de l’oubli. Au printemps 2004, nous nous sommes réunis, Diana Ivanova, Roumène Pétrov, Kaline Manolov et moi, du fait que nous avions des intuitions communes concernant ce qui se passait, ou qui ne se passait pas, concernant notre réflexion sur le proche passé. Diana et Kaline sont journalistes, Roumène psychothérapeute et enseignant à la Nouvelle Université bulgare, quant à moi, je m’occupe de littérature. La première chose que nous avons constatée, c’est que nous étions tous nés pendant les années 1960. La ligne ténue de partage, en novembre 1989, divisait notre vécu avant et après. Nous avions la mémoire de cette époque-là, nous étions passés par l’épreuve du socialisme, nous en connaissions à peu près le goût, l’odeur. Mais il s’est passé quelque chose de plus important lors de cette première rencontre: nous avons décidé que chacun d’entre nous raconterait devant les autres son histoire personnelle de ce temps-là. Et nous nous sommes rendu compte que nous avions tous un problème pour faire sortir ces souvenirs et les intégrer dans un récit personnel. Nous avions tu trop longtemps ce sujet et cette époque. Nous avons trop longtemps pensé le socialisme comme quelque chose d’immense, de monumental, comme pure idéologie avec ses symboles: drapeaux, étoiles rouges, prolétariats, spectre qui hante le monde [2], articles parus dans La cause du travailleur [3] etc. Ou bien en tant que «belle idée qui a connu une mauvaise réalisation», comme ont essayé de la défendre des intellectuels de gauche bercés d’illusions. Et pourtant, durant toutes ces décennies, des gens ont vécu, nous aussi, nous avons vécu à ce moment-là. Le socialisme en tant qu’idéologie imprégnait notre quotidien personnel, transformait des destins humains, laissait des cicatrices, détruisait…

C’est alors que nous avons eu l’idée d’un site dans lequel chacun pourrait raconter sa propre histoire de l’époque du socialisme. Nous avons décidé que nous avions besoin d’un espace dans lequel nous pourrions oser raconter ce qui avait été bon et ce qui avait été mauvais à cette époque. Internet nous offrait cet espace. Disons-le: il était suffisamment libéral, accessible et bon marché. Nous tenions à ce que notre projet demeure personnel et indépendant, sans pouvoir, institutions ni mécènes pour nous soutenir.

Nous ne savions pas ce qui allait se passer, ni d’ailleurs s’il y aurait une réaction, ou si, comme des millions d’autres sites, celui-ci sombrerait dans l’indifférence. Malgré tout, nous avons tissé notre toile sur la Toile.

Au début d’avril 2004, les premières histoires ont commencé à arriver. Bingo. Le reste est contenu dans ce livre. Toutes les semaines, je choisissais trois souvenirs parmi ceux qui arrivaient sur le site. Vous pouvez en lire ici cent soixante et onze.

Je serai clair: ce n’est pas une histoire du socialisme, ni un livre de Mémoires sur le socialisme. Ce sont des histoires et des souvenirs individuels de cette époque. Nous avons été éduqués dans l’idée que l’histoire nationale était quelque chose d’extrêmement sérieux, aussi sacré que la matière avec laquelle on fabrique les drapeaux, et qu’on ne pouvait pas y intégrer comme on voulait notre petite parcelle d’histoire, surtout si elle était différente de l’histoire officielle. Or notre idée, c’était de faire justement ça. Car le grand récit de ce qui se passe hic et nunc ne saurait être assemblé uniquement à partir d’explications historico-politiques globales.

(…)

Dans les années qui ont suivi 1989, l’espace public bulgare et le marché du livre ont commencé à se remplir de mémoires, souvenirs, autobiographies, histoires de l’ancien régime. Dans leur majeure partie, cependant, ceux qui les écrivaient étaient justement les gens de l’ancienne nomenklatura, des échelons les plus élevés du pouvoir, des généraux de la Sécurité d’État, etc. Le succès de ce boom des Mémoires, qui se poursuit aujourd’hui encore, fait partie de la spécificité de la transition. La promesse que ces livres semblent faire – nous dévoiler une vérité de première main concernant la manière dont ont fonctionné les rouages du pouvoir, ce qui s’est passé en coulisses, ce que dissimulait le masque de tel ou tel dirigeant, sans oublier les détails piquants et «people» concernant leur entourage – éveille tout naturellement la curiosité d’une part importante de la société. En fin de compte, nous sommes témoins d’un encombrement continu de la mémoire collective par des versions pirates du passé, dans la mesure où dans les stratégies personnelles des auteurs de Mémoires de ce genre entrent la réécriture ou encore ce que l’anthropologue Ivaïlo Znépolski nomme «le blanchiment des biographies». Eh bien, nous ne voulons pas que ce soit ces gens-là qui racontent à nos enfants comment nous avons vécu.

Ainsi donc, d’un côté nous avons ces versions du passé nostalgico-autoritaires qui occupent l’espace public et sont tolérées, dans une large mesure, par les médias. De l’autre, les Mémoires des victimes du communisme, infiniment plus modestes par leur nombre et dont la répercussion est en train de faiblir. C’est dans ce sandwich entre répresseurs et réprimés que viennent tomber le silence de l’homme de la rue et son histoire. Non seulement elle n’est pas répercutée, mais, pire, elle n’a pas trouvé la forme idoine pour être partagée. Il n’y en a pas. C’est pour cela que nous avons décidé de proposer à cet homme de la rue, qui n’entre dans aucune des deux catégories évoquées, de produire lui-même son récit. Car, j’en suis convaincu, le début de toute réflexion réside dans le fait de raconter.

Ce qui nous intéressait, c’était aussi bien les points de convergence que de divergence entre le grand récit idéologique et les versions privées du vécu. Des histoires personnelles de ce genre aident à mieux cerner comment et dans quelle mesure l’officiel imprègne le quotidien privé; ce qui se passe au sein de la famille, dans la vie de tous les jours, à l’école, dans les relations parents-enfants; la manière dont le récit d’aujourd’hui sur ces événements passés confronte inéluctablement privé et public, micro-temps du quotidien et macro-temps de l’idéologie; les stratégies de normalisation ou de diabolisation du passé mises en œuvre dans ces récits.

Le plus important, pour nous, c’était l’acte consistant à amener à la parole la personne privée ayant vécu le socialisme. L’amener à oser extérioriser des silences et traumatismes personnels ou familiaux accumulés au fil des ans. Comme dans l’histoire de Plamène Siméonov, «Le papa de mon papa» qui raconte le secret bien gardé jusqu’en 1989 du grand-père victime de la répression et en fait rayé de l’histoire familiale. C’est aussi le cas avec la très belle histoire de Kristian Filipov. «Mon grand-père ou Chacun choisit l’objet de sa peur». Dans un grand nombre de ces récits, la peur est en filigrane le thème principal. Peur de l’Assemblée des enfants (Elèna Stoïlova), peur de la milice-police (Nikolaï Ignatov), peur des camps de pionniers[4] (Ivélina Dimitrova) et autres camps de vacances, peur de ne pas trahir ses parents en dévoilant qu’ils écoutent en secret la radio «Europe libre», le soir dans la cuisine, peur de la bombe atomique (Yordanka Koléva), peur de se faire enrôler par la Sécurité d’État (Boyane Damianov). Pour le jeune lecteur d’aujourd’hui, la liste de ces peurs peut paraître absurde. Mais, dans une société absurde, l’absurde est la chose la plus normale, bien plus: il devient la norme.

Quelques mots encore concernant le registre thématique des histoires racontées, registre très large et que l’on peut difficilement réduire à un seul paradigme. Malgré tout, on peut dire que le sujet le plus récurrent est celui de l’enfance durant le socialisme, avec les manifestations, l’école et l’organisation des pionniers. L’expérience traumatisante des abstractions confuses de l’idéologie forme un sous-thème intéressant de la période de l’enfance et de l’adolescence. Plusieurs histoires sont consacrées à la confrontation avec le concept de Parti, inimaginable pour la conscience de l’enfant. Autres thèmes qui reviennent souvent: les queues (le plus souvent pour des bananes et autres denrées déficitaires), les brigades, le changement de noms au moment du processus de renaissance[5] (ce sont les histoires les plus dramatiques), problème plus généralement des noms à l’époque du socialisme. Je me permettrai de citer l’un de ces récits personnels, constitué uniquement de six phrases brèves. C’est celui de Borba Guéorguiéva Brambachka, 50 ans, du village de Tarnava, et il s’appelle justement «Prénoms»:

«Nous sommes trois sœurs.
L’aînée est Borba (Lutte).
La cadette est Pobèda (Victoire).
La benjamine est Viara (Foi).
Nées durant le socialisme.
Ça se voit terriblement.

(…)

Je soupçonne que l’on reprochera à une partie des histoires racontées dans ce livre d’être un peu trop légères, voire gaies. Mais une lecture attentive montre que c’est une «insoutenable légèreté» qui recèle des blessures et cicatrices cachées, pas toujours visibles pour le narrateur lui-même.

Nous n’avons pas suffisamment ri de cette époque et nous n’avons pas non plus suffisamment raillé son mauvais goût.

Je mentionnerai néanmoins deux craintes réelles que vous avons eues en réalisant ce projet. La première, comme je l’ai dit, tenait à l’incertitude dans laquelle nous étions: est-ce que les gens allaient se mettre à raconter, écrire et envoyer leurs histoires? Ce sont là trois actions qui supposent que l’on surmonte pas mal de tendances. Beaucoup de ceux qui ont vécu le socialisme souffrent de ce que l’on appelle «le syndrome du témoin»qui préfère refouler de sa mémoire ce qu’il a vécu et vu du fait d’un sentiment confus de culpabilité d’avoir fait partie de ce contexte, d’avoir participé, même passivement, à tout cela. En outre, une chose est de raconter ses souvenirs autour d’une table, dans un cercle restreint, autre chose est de les écrire, de les transformer en texte et de décider de les partager publiquement. Lorsque j’ai confié l’idée de ce projet à des personnes que je connais, un grand nombre a refusé d’y participer en prétextant «je n’ai pas vécu le socialisme, je m’étais construit mon propre monde, je ne me suis pas soumis, j’ignorais le système, je n’avais rien à voir avec», etc. Prenons cet exemple idéal. Vous êtes resté enfermé chez vous durant tout ce temps-là, vous avez fermé tous les canaux par lesquels l’idéologie était susceptible de faire irruption, vous avez éteint le téléviseur, débranché la radio, vous n’achetiez pas de journaux: bref, vous étiez isolé du monde. Passons outre l’impossibilité d’une telle situation – parce que, sans aucun doute, vous n’avez pas négligé l’école, le travail, voire les élections dans le quartier, sinon, comment on aurait obtenu les fameux 99,99% de «oui»? En d’autres termes, non seulement vous n’avez pas tourné le dos avec mépris au socialisme, mais vous avez voté pour lui. Mais bon, passons, nous admettrons que vous faites partie de ce 0,01% qui s’est auto-isolé. À un moment donné, vous allumez votre cigarette ou votre poêle à mazout, et, tandis que vous frottez votre allumette, vous voyez, sur la boîte d’allumettes, le slogan: «Vive le Xe congrès du Parti communiste bulgare!» L’idéologie s’est frayé son chemin et vous offre serviablement sa flamme.

Quant à ceux qui diront des histoires de ce livre que ce ne sont que des souvenirs d’enfance, de jeunesse ou de «naguère», mais en tout cas pas du socialisme, qu’ils se servent du même exemple. Mais continuons.

Notre seconde crainte concernait le risque que l’on n’aboutisse qu’à des histoires en noir et blanc: fortement négatives, diabolisant le passé, d’une part, ou extrêmement nostalgiques et pour une restauration de ce régime de l’autre; bref nous risquions de voir se reproduire les grands pôles idéologiques et de perdre le côté personnel au profit du récit politique.

Il me semble que les histoires rassemblées dans ce recueil neutralisent ces craintes.

Que dire encore des résultats de ce projet? L’un des aspects les plus curieux, lorsqu’on analyse les textes reçus, c’est que, en général (environ 65%), ils ont été écrits par des personnes ayant entre 25 et 40 ans. Bien entendu, c’est dû en grande partie au fait que ce sont justement les générations qui ont accès à Internet et travaillent avec, or c’est le principal média qui a permis de récolter les récits. L’idée préconçue et répandue selon laquelle les jeunes ne s’intéressent pas au passé et ne veulent pas se rappeler ou connaître ce qui s’est passé durant le socialisme a été profondément ébranlée, du moins dans cette expérience. Malgré tout, il faut préciser que des gens de tout âge y ont participé: de Tsviatko Mladenov âgé de 82 ans au jeune Apostol Diankov (21 ans). La géographie du projet a pris elle aussi des dimensions inattendues: on a pu lire les récits de Bulgares de toutes les régions du pays, de grandes villes comme de petits villages, mais aussi de presque tous les endroits de la planète: Londres, New-York, Nice, Guimaraesh, Washington, Detroit, Miami, Madrid, Atlanta, etc. Le projet a reçu lui aussi une bonne diffusion: il a été remarqué non seulement des médias bulgares, mais aussi de périodiques tels que le New York Times, l’International Herald Tribune, le site allemand www.n-ost.de et autres.

Quelques mots sur la structure du livre. J’ai longtemps hésité sur la présentation des textes rassemblés ici. Tout arrangement implique une mise en scène, une idéologie propres. J’avais envie de préserver la liberté et la tolérance qu’avait permises Internet aux textes qui y avaient trouvé leur premier espace. C’est pourquoi j’ai préféré l’ordre le plus épuré et le plus distancié: celui des décennies auxquels se rapportent les histoires(les années 1950, 1960, 1970 et 1980). La dernière partie, intitulée «listes de la mémoire», a été réservée aux histoires qui ont du mal à être intégrées à une décennie concrète. Elles préfèrent énumérer, cataloguer, livrer des détails et des impressions de notre vécu d’alors. Leurs titres sont éloquents: «Liste de l’inoubliable» (Todor G. Todorov), «Journal de ce qu’il n’y a pas» (Micha Balkandjiéva), «Je me souviens…» (Siïka Popova), etc.

(…)

C’est à moi personnellement qu’a été réservée l’émotion d’être «le premier lecteur et rédacteur» de ces histoires. Il y a un plaisir particulier à sentir que l’on n’est pas seul, ni dans les mauvais, ni dans les bons souvenirs. Que, quelque part, quelqu’un d’autre, que l’on ne connaît pas, est bouleversé par les mêmes choses. Et continue à raconter. Pour finir, je me permettrai de confier une expérience personnelle. Enfant, j’aimais surtout lire les livres écrits à la première personne, «je». La raison en était très simple. Ils étaient les seuls à me donner l’assurance que le personnage principal, le narrateur, serait vivant jusqu’à la fin du livre.

Je crois encore que, tant que nous racontons nos histoires, nous sommes vivants. Nous avons vécu ce que nous racontons, et survécu.

Guéorgui Gospodinov

Traduit du bulgarepar Marie Vrinat

Remarques

[1] Voiture de fabrication soviétique (Toutes les notes sont des traductrices).

[2] Allusion au Manifeste de Marx (1848) dans la traduction faite par sa fille, Laura Marx : « Un spectre hante l’Europe, le spectre du communisme », qui a donné lieu, à l’époque totalitaire, à des versions parodiques.

[3] Rabotničesko delo, organe officiel du parti communiste bulgare jusqu’en 1989.

[4] Organisation communiste des enfants, crée sur le modèle soviétique.

[5] À plusieurs reprises, les autorités de la Bulgarie communiste ont obligé par la force les Bulgares musulmans (Pomaks) ou les Turcs vivant en Bulgarie depuis longtemps à changer leur nom pour en adopter de bien bulgares. La campagne la plus violente, en 1985, qui a été l’origine du départ d’un grand nombre de Turcs en Turquie, a été nommée par le pouvoir « Processus de renaissance » : il s’agissait de faire croire que ces Turcs étaient en fait des Bulgares islamisés de force durant l’occupation ottomane (1396 – 1878). En les forçant à prendre un nom bulgare, on les faisait prétendument renaître à leur véritable identité.

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