Théodora Dimova: Eminé (note de lecture)

Lorsque Théodora Dimova, bien connue des milieux culturels bulgares pour ses pièces de théâtre, fait paraître en 2001 son premier roman Eminé, il ne passe pas inaperçu de la critique et c’est un succès immédiat. Signe qui ne trompe pas: il est édité par la maison Jeannette 45, qui n’a pas son pareil en Bulgarie pour découvrir les jeunes talents, en prose comme en poésie.

C'est l'histoire d'un couple qui se déchire, miné par une société en déliquescence, en crise, économique et morale, celle de la transition du communisme au libéralise, à l'économie de marché et à la difficile démocratie, dans la Bulgarie de la fin du XXe siècle.

C'est l'histoire de cette société, avec sa drogue, la corruption, la mafia, sa jeunesse sans avenir, sa difficulté à accepter les Turcs, les Roms (les Tsiganes), les Pomaks (musulmans bulgares).

C'est l'histoire d'une jeune femme, Iana Ilinda, qui ne sait pas qui elle est, qui flotte entre ... quoi ? rêve ? réminiscence d'une autre vie ? et réalité, c'est le cri d'une femme qui demande, dans une société encore machiste, qu'on l'accepte telle qu'elle est, avec ses secrets, sa vie à elle...

C'est une écriture très individuelle, celle de Théodora Dimova, auteur de deux autres romans parus en français aux éditions des Syrtes, Mères et Adriana, écriture qui nous plonge dans un monde d'images, voire d'allégories. Et qui ne laisse pas son lecteur indemne.

 

De structure cyclique, le roman commence là où il se termine : après une fugue de plusieurs semaines, Iana Ilinda qui a provisoirement abandonné son mari, Siliann, et leur petite fille Nèda, rentre chez elle. Commence alors un huis clos étouffant dans lequel tous les deux tentent de surmonter les accusations et reproches communs, le passé, afin de continuer à aller de l’avant ensemble, mais sans y parvenir. La narration se poursuit ensuite par cercles concentriques, avec une phrase hachée, qui épouse les embarras, les émotions, les silences, au gré des réminiscences de l’un et de l’autre: leur enfance malheureuse, lui est orphelin de mère, abandonné par son père à une tante alcoolique, elle est mal aimée de ses parents, et surtout, surtout, ces hallucinations que personne ne comprend: la fillette, puis la femme, s’entête à dire qu’elle est une autre, Eminé, qu’elle est mariée à Minà et a un fils. On la croit folle… Elle tente d’oublier, de refouler profondément ces visions. mais un beau jour, elle n’y tient plus et part à la recherche de ce passé qui la rattrape… Après l’avoir retrouvé, mais aussi compris qu’il n’y avait pas d’issue, elle revient chez elle et le roman commence… et laisse ouverte la question que l’on se pose en le refermant: Silian saura-t-il comprendre, ne pas poser de questions et pardonner??

Le roman nous emporte dans la superposition magique de deux mondes, l’un bien réel, celui de la Bulgarie communiste de l’enfance, puis post-communiste, marquée par la corruption, le marché noir, les trafics illicites, l’enrichissement facile et l’argent sale; et celui, merveilleux, existant ou imaginaire, de la montagne aux rochers blancs où Eminé a vécu heureuse avec Minà (notons au passage ces prénoms qui font référence à la minorité turque de Bulgarie ou aux Pomaks, Bulgares musulmans, sujet encore tabou à l’heure actuelle), dans cette allégorie de la réincarnation où «Je est un autre» , avec une phrase musicale au rythme heurté, une temporalité brusquée faite de continuels retours en arrière. Un roman moderne et attachant, sur la difficulté de communiquer avec ceux qu’on aime, la difficulté d’être hic et nunc, la recherche de soi dans une sorte d’atemporalité syncrétique; un roman qui laisse longtemps l’empreinte de sa musique et de ses images…

 Marie Vrinat-Nikolov

Imprimer

SERVICES

Par notre intermédiaire, vous pouvez entrer en contact avec un écrivain présenté sur ce site, ou avec le traducteur indiqué au bas des extraits traduits.

Si vous voulez recevoir notre bulletin d’information, à chaque fois qu'un nouvel auteur est présenté, envoyez-nous un courriel.

TRADUCTEURS