Extrait du roman Ếminé, de Théodora Dimova
à mon père et à ma mère
Elle arriva à deux heures et demie de l’après-midi, dans un omnibus malodorant et vide, et laissa derrière elle le bâtiment laid de la gare. C’est exactement cela, exactement ces couleurs de l’automne, et les rues doivent être vides, parce que tous terminent leur déjeuner, parce que c’est dimanche et que tout le monde est chez soi, la lumière automnale rend les rues paisibles, sereines, le ciel est bleu et chaud. Il y a plus de poussière et de saleté sur les trottoirs du long chemin qui mène à la maison, avec la petite valise en tissu de son enfance qu’elle avait prise pour faire ce voyage, mais il devait en être ainsi, oui, il devait en être ainsi, d’abord le bus jusqu’au centre ville, ensuite le trolley, puis encore trois arrêts de tramway, elle compostait consciencieusement les tickets et scrutait les rues, s’il vous plaît, un peu d’argent pour du pain, oui bien sûr, et elle s’arrêta, fouilla dans son grand sac à dos et mit dans la main décharnée l’argent de plusieurs pains, tenez, voici pour du pain et une bouteille d’eau-de-vie, dit-elle à l’homme qui n’en croyait pas ses yeux et regardait tantôt les billets, tantôt elle, c’est évidemment le moment idéal pour fouiller les poubelles, il n’y a personne et il y a une lumière incroyable. Elle aurait pu partir un ou deux jours plus tôt, un ou deux jours plus tard, mais elle avait attendu que l’air devienne totalement transparent, que la lumière de l’automne s’infiltre partout, que le soleil devienne de velours, afin de ne pas perdre une seule seconde de l’automne, cet automne, je n’ai pas de secrets, ma peau est diaphane, avait-elle envie de crier, comme si elle l’avait entendu dans une chanson, et elle se le répète constamment, afin de ne rien perdre du chemin douloureux qui mène à la maison, des trottoirs poussiéreux, des détritus le long des bordures, de tout ce qui l’attendait, qui devait être, dit, vécu, surmonté, elle avait laissé derrière elle les heures nonchalantes dans la ville débonnaire, la terrasse, les chaudes après-midi, où elle tombait en extase, allongée face à la montagne et au soleil, où elle respirait, émerveillée, enivrée par elle-même, elle était maîtresse de sa propre personne et de l’automne. Je suis maîtresse de ma propre personne et de l’automne, se dit-elle. Les êtres étaient rares, le ciel, la lumière, les couleurs des feuilles, elle. Un café et du coca, s’il vous plaît, la fille était lourdement fardée, les yeux rougis, sur la table il y avait une tache de café séchée, et les abeilles se pressaient autour en bourdonnant, l’odeur d’essence, de poussière, de feuilles mortes et de soleil était plus prégnante qu’avant, les trottoirs avaient plus de consistance qu’avant, oui, même les trottoirs. Allait-elle les trouver tous ensemble dans sa maison, agglutinés et effrayés par ce qu’ils avaient vécu, les yeux écorchés vifs par l’offense ou magnanimes, un sourire soucieux aux lèvres, comme après une grande aventure, pardonnant tout, empreints de bonté. Ou bien les trouverait-elle individuellement, statues immobiles, dissimulées dans les coins, dans l’attente de compassion, de compréhension et d'amour. Mon Dieu, de l’amour. Elle inspire profondément la fumée de sa cigarette, elle aime sentir la fumée pénétrer dans ses poumons et dans son sang, l’étourdir, était-ce bien réel, le café, la cigarette, le bistrot, la ville, l’unique ville, les trottoirs et le chemin qui menait à la maison, les visages aimés, et autour d’eux ces abeilles et la tristesse ambiante, le soleil en face duquel elle plisse les yeux et sourit, puis un souffle de vent, une caresse, l’effleurement sur les cils, que reste-t-il encore d’inachevé, que fallait-il faire encore, cette lumière dans laquelle il n’y avait pas de mort, de quoi ont-ils tous tant peur, il n’y avait tout simplement pas de mort.
Elle savait qu’ils l’observaient de la fenêtre de la cuisine, de la fenêtre de la cuisine on pouvait regarder sans être vu des autres, ils riaient de cette trouvaille, aucun d'eux ne voulait reconnaître qu’il le faisait, mais des heures, des années ont sans doute été passées à cet endroit par tous les locataires du petit appartement, passées à attendre l’autre rentrer, lorsque l’un d’eux restait seul, pièce à prière secrète. Je peux deviner si tu m’aimes rien qu’à ta démarche, lorsque tu rentres, lui avait-il dit un jour, et depuis, elle faisait toujours attention à la manière dont elle marchait, lorsqu’elle tournait au coin pour se fondre dans leur rue avec ses neuf arbres soigneusement plantés à égale distance l’un de l’autre, dont elle ne sut jamais ce qu’ils étaient. Mais ils étaient au nombre de neuf, le neuvième se trouvait légèrement avant leur entrée. Et elle fouilla de nouveau dans son sac à dos, extirpa son trousseau de clefs, elle avait oublié laquelle ouvrait cette porte, la porte d’entrée, elle avait quelque chose de spécial qui la distinguait des autres, mais elle ne se rappelait plus quoi, elle ne sonnerait pas, non, c’était impossible, n’était-ce pas son trousseau de clefs, n’était-ce pas leur porte d’entrée, le bâtiment dans lequel ils habitaient, leur rue, leur ville ? Etait-il possible qu’elle ait tout faux sur tous les points, si bien que la clef ne marchait pas, ou que personne ne voulait d’elle ? Je suis Iana Ilinda. Je suis Iana Ilinda. Je suis Iana Ilinda et j’habite 5 rue « Sofia », elle monta les cinq marches jusqu’au rez-de-chaussée, elle pouvait prendre l’ascenseur ou continuer à monter à pied, elle pouvait repartir ou boire un autre café et revenir ensuite, elle pouvait ne jamais revenir et suivre une meute de chiens, découvrir leur repaire et attendre qu’ils lui apportent à manger, elle pouvait se transformer en chien, tout ça, c’était possible, sa main appuya toute seule sur le bouton, ouvrit toute seule la porte, tira toute seule la grille en bois qui grinçait, la petite lumière rouge indiquant les étages s’alluma, son corps s’installa sur la vieille banquette et l’ascenseur l’accueillit dans son étreinte lourde et brinquebalante, la fit monter jusqu’au dernier étage, vers sa maison, mon Dieu, mon Dieu, si seulement tout cela ne s’était pas passé, comme elle aimait l’odeur de moisi de cet ascenseur, comme elle s’était amoureusement habituée à son balancement et à son grincement glaireux, comme elle s’y sentait parfois confiante en elle et en la vie, tandis qu’il l’élevait ou la descendait en lui, comme en un acte d’amour. Il s’arrêta brusquement au sixième étage, la petite lumière s’éteignit, comme pour rappeler elle aussi qu’il était temps de sortir, suggérer que tout devait être accompli. Elle était si proche de sa maison, à quelques mètres, quelques secondes, il fallait agir, se décider, sinon l’attente se transformerait en soupçons, il fallait prendre en compte tout un tas de nécessités, de possibilités, de probabilités, les considérer, ce n’était pas une mince affaire pour un esprit humain, ; c’est alors qu’intervinrent les jambes, le corps et les mains, ils étaient bien plus sages, ils tirèrent la grille en bois, ouvrirent la porte, firent quelques pas, la porte se referma avec un claquement métallique. Ça sentait la nonchalance, le silence, la cage d’escalier lavée, l’eau n’avait pas entièrement séché, ça sentait les vies humaines qui s’égrènent tranquillement et avec confiance après avoir suivi leur cours, les maisons construites sur des allumettes. Il y a quelque chose de réel et de frivole dans ce que je suis en train d’accomplir. Elle pensait faire en sorte que ses yeux brillent de joie et de honte, que son visage s’épanouisse en un large sourire, que ses joues deviennent toutes rouges, que ses épaules se baissent ou se redressent pour signifier pardonnez-moi, je ne savais pas ce que je faisais, et après cette cérémonie, elle irait se coucher dans son lit, elle se blottirait contre son ours en peluche qui avait déjà trente ans, et elle continuerait à écouter intensément l’automne à travers les fenêtres et les murs, l’automne qui les imprégnait, les faisait fondre, pour qu’ils puissent découvrir le couchant, car même de ce lit, là, non, de l’autre lit, là-bas, on pouvait observer le soleil sombrer entre les deux sommets d’une autre montagne. Elle ne voulait pas accepter la boule dans sa gorge, son estomac qui se serrait, sa bouche sèche, son tremblement, non, elle était maîtresse du monde, non, elle demeurait maîtresse du monde et de sa vie, je vous apporte des présents immortels, s’il y a quelqu’un pour les prendre, elle ne doit pas craindre d’être battue ou méprisée, ou aimée, elle ne doit pas avoir peur qu’on tombe à ses genoux ou qu’on la traite de tous les noms, jusqu’à l’étouffement. Peut-être se trouve-t-il de l’autre côté de la porte. Peut-être la tache noire au fond du judas est-elle son œil, elle n’avait la force ni de sonner, ni de ressortir ses clefs, ni de descendre les escaliers, ni de rentrer dans l’ascenseur, ni de rester davantage plantée devant sa porte, salut, lui dit-elle, mais ses yeux à lui sont des blessures et leurs regards ne se rencontrent pas, elle s’approcha pour l’embrasser, mais ne fit qu’effleurer de ses lèvres son visage, il recula, c’était pire que ce qu’elle s’imaginait, ils étaient piqués dans l’entrée, elle ne pouvait pas faire un pas de plus, elle regardait le carrelage, les veines sombres du marbre, fut un temps où elle lavait ce sol avec une brosse et de la poudre, à genoux, à la hâte, tu veux boire quelque chose, sa voix retentit depuis le salon, mais elle n’avait pas encore franchi le seuil, la petite valise en tissu de son enfance encore à la main, oui, je veux bien, mais sa voix est si faible, et les larmes affluent enfin à ses yeux, tout tremble et se brouille, mais cet accès subit s’avérerait inutile, il ne mènerait à rien, la catastrophe était déjà partout. Elle l’entendit remplir un verre à partir d’une bouteille, puis ce fut le silence, il avait sans doute bu, oui, je veux bien, cria-t-elle de l’entrée, tout en restant clouée sur place, espérant que la vodka la ferait sortir de son engourdissement, allez, ma chérie, laisse ta valise, regarde-toi dans le miroir, éclate en sanglots, jette-toi à mon cou, demande-moi pardon, dis-moi combien tu m’aimes, moi et les autres, et pleure, pleure, pleure. Elle entendit de nouveau le glouglou caractéristique de la vodka, ensuite de nouveau le silence, pourquoi de la vodka, pourquoi, désormais qui a besoin de vodka, ceux qui ne savent pas encore, ceux qui se font encore du mal et qui ont peur, qui s’inquiètent. Les verres sont sur la table, un cendrier à côté, à bout de forces, il s’affale dans le fauteuil, porte la main à son front, ce geste de vieillard, cette pose d’homme prématurément brisé, ses cheveux encore plus gris qui lui tombent devant le visage, les veines de ses mains encore plus gonflées et plus bleues, et elle toujours dans l’entrée, avec les cicatrices du passé, malgré toute l'impénétrabilité dont elle s’était imprégnée, deux bêtes blessées, imprévisibles dans leur souffrance, pourvu que le silence dure encore, pourvu que le silence dure encore, tout à coup il la regarda, se redressa, s’approcha d’elle, alors tu veux qu’on se taise, qu’on se taise, c’est ça ? qu’on se taise après tout ce qui s’est passé, malgré tout ce qui s’est passé, qu’on se taise, il était tout près d’elle et sentait son souffle, son regard glissa, possessif, sur sa poitrine rabougrie, ses jambes décharnées, ses ongles rongés, oui oui, je n’ai pas remarqué quand tout a commencé, j’étais aveugle et alors seulement, sans le vouloir il croisa son regard à elle, c’étaient des yeux étrangers, limpides et clairs, comme ceux d’un magicien, il ne connaissait pas ces yeux, jamais auparavant il n’avait vu cette femme.
Que s’est-il passé, pourquoi as-tu fait ça, demanda-t-il.
Non, hurla-t-elle, encore dans l’entrée, non, pas ça !
Il ne devait pas, il ne pouvait pas retenir la boule de cristal, ne serait-ce qu’un instant ; il eut peur et la rejeta loin de lui comme du feu, la laissa tomber, et elle se cassa, se brisa en mille morceaux sur le parquet de chêne.
Maman, demanda Iana Ilinda, d’innombrables années auparavant, quand est-ce qu’on retournera voir ces rochers blancs ? Oh, mon Dieu. Maintenant, des rochers blancs. Jusqu’à quand ça va durer, Seigneur ! Où est-ce que tu les as pris, ces rochers blancs ? Tu les as vus quelque part, tu as lu quelque chose ? Réponds-moi ! Et dans la voix de sa mère, Iana Ilinda perçut les notes, aiguës et acérées, aussi brèves que l’éclair, qui annonçaient immanquablement une crise d’hystérie accompagnée de cris perçants, ces crises qui l’effrayaient tout autant que les autres ; l’enfant pivota sur elle-même et, tête basse, fit mine de sortir de la chambre, tandis que sa mère, prise dans les filets du remord, la prenait dans ses bras et l’asseyait sur ses genoux, viens, ma petite chérie, viens, Iana Ilinda tenta de s’arracher aux bras, car c’est toujours ainsi que commençaient tous les accès mièvres d’admiration devant ses boucles, ses joues, ses yeux immenses, ses petits doigts et ses robes, ses caprices d’infante, dis-toi bien, murmurait sa mère, et ses lèvres effleuraient tendrement, chatouillaient l’oreille de Iana Ilinda, dis-toi bien que quiconque te verra une seule fois sera à jamais prisonnier de ton charme, sa voix était particulière et insistante, comme pour une incantation, plus tard elle devina que ces paroles faisaient sûrement partie d’une réplique, à cette époque, elle aimait les entendre, car « prisonnier » et « charme » résonnaient à ses oreilles comme un cavalier avec une pèlerine galopant au loin vers les montagnes, même lorsqu’elle perdit définitivement son enfance, sa mère continua de lui rappeler, l’air rêveur, si tu savais quelle charmante enfant tu étais ! Elle le savait, mais elle n’était pas une charmante enfant, plutôt un objet exotique qu’on exposait, un antique service chinois, un manteau de vison, un collier de diamant, rien que des objets qui sortaient de l’usage quotidien, dont on ne se servait que pour les fêtes. Je t’en prie, promets-moi, répéta l’enfant, elle entoura de ses bras le cou de sa mère et plongea dans son parfum, qu’est-ce que je dois te promettre, le corps blanc et tendre se crispa à l’idée de devoir faire une promesse, promets-moi de m’emmener de nouveau aux rochers blancs, tu te rappelles, entre eux il y a un sentier, on l’a pris plein de fois pour rentrer à la maison, pourquoi on n’habite plus là-bas, maman, promets-moi, promets, promets ! Les lèvres la couvraient maintenant de baisers et de rire, parfois elles étaient agacées par elle, parfois elles l’embrassaient, heureuses de sa présence, lui posaient des questions, l’incitaient à raconter, à ces moments-là, l’adoration de sa mère l’inondait de tous côtés, comme les vagues scintillantes de la mer, et elle s’abandonnait à leur bercement enivrant, jusqu’à ce que le téléphone sonne, ou bien que les invités commencent à arriver, et alors, le scintillement, les vagues, le parfum se retiraient, la laissant à sa place habituelle, sombre et déserte, dans ce monde où elle se retrouvait immobile et seule, j’ai tellement envie qu’on retourne là-bas, maman, mais après tous ces jours écoulés, elle n’osait même plus poser sa question à haute voix, recroquevillée, silencieuse, dans le coin de la cuisine, d’où lui parvenaient les voix amoureuses de sa mère et de son père qu’elle observait, penchés l’un vers l’autre par-dessus la table, la main blanche avec ses bagues dans celle de son père, forte et couverte de poils, qui sentait l’essence, les clefs, le brouillard et la rue, et tandis qu’elle faisait semblant d’être absorbée par son jeu avec ses poupées haïes, elle entendit son père dire : la petite est très impressionnable – sa voix lui rappelait toujours l’instrument dont il jouait, feutrée et rauque à la fois, comme le cor de chasse – tout ce qu’elle lit ou voit à la télévision demeure profondément ancré dans sa conscience, et les paroles de son père lui conférèrent une importance incommensurable, si bien qu’elle eut le courage de redemander : est-ce qu’on ira un jour ? Alors seulement ils remarquèrent qu’elle était là, qu’elle existait, qu’elle n’était pas couchée, et ils ne la laissèrent pas terminer sa question, que fais-tu ici ? Tu restes là à regarder ! Est-ce que tu sais que c’est mal pour un enfant d’écouter ce que se disent ses parents, est-ce que tu sais que ce n’est pas bien, criait sa mère, au coin ! Le visage tourné vers le mur ! Et ne t’avise pas de bouger ! Toute la nuit ! Une demi-heure plus tard elle alla la prendre dans ses bras, lui mit sa chemise de nuit, démêla ses cheveux, nous ne sommes jamais allées voir de rochers blancs, Iana Ilinda, je t’en prie, crois-moi, jamais.
Maintenant, elle se tenait debout dans cette entrée, de la même manière qu’alors, dans le coin de la cuisine, paralysée par les hurlements de sa mère, condamnée à ne pas bouger par peur d’une punition insensée, avec ses paupières qui se fermaient irrésistiblement, dans l’obscurité de l’air qui faisait irruption par la fenêtre ouverte, cette obscurité qui courait par frissons sur sa peau, avec les bruits nocturnes et funestes de la rue sinon tranquille, ils fusaient tous dans sa conscience comme des rats ; maintenant, elle se tenait debout, de la même manière qu’alors, dans cette entrée étrangère qu’elle n’aimait pas, les muscles alourdis par l’immobilité et tremblants. Plus tard, elle entra, laissa son sac à dos et la valise en tissu en plein milieu de la pièce, perçut un changement sans vraiment comprendre en quoi il consistait, pas assez intriguée pour faire l’effort de chercher, prit le verre de vodka et but sans le regarder, comme un médicament qui la détendrait, comme ça avait été le cas pour lui, il était de nouveau assis dans le fauteuil et parlait, tantôt lentement, d’un ton traînant, entrecoupé de pauses, tantôt par saccades, attendant une question ou sa réaction, il se rendit compte que cela faisait déjà un certain temps peut-être qu’il parlait, elle n’écoutait que le rythme et la mélodie de sa voix, sans prendre conscience des mots, il avait vendu la maison de Bistritsa1, entendit-elle, puis de nouveau une longue pause, ainsi donc il avait vendu la maison de Bistritsa, quelle que soit la signification de cet énoncé, et encore la même pause. Mais il la suppliait de ne pas lui poser de questions pour le moment. De manière générale, tout ce qui était lié à la maison ne s’était pas aussi mal passé qu’il l’avait imaginé. Cela aurait pu être pire. Non pas qu’ils lui aient épargné quoi que ce soit, qu’ils ne l’aient pas truandé. Mais ce serait pour une autre fois. On avait le temps. Ils avaient suffisamment de temps devant eux. De toute façon ils avaient à se parler. Certaines de ses idées et conceptions de la vie en général s’étaient transformées pendant tout le temps où elle avait été absente. Elle s’habituait presque aux silences brusques et de plus en plus longs qu’il marquait. Et donc, la maison. Non, pas maintenant. Surtout pas maintenant. Maintenant, il y avait... non, maintenant, il n’y avait pas… En fait, elle savait, n’est-ce pas ? Maintenant il y avait d’autres choses qui… D’abord, il avait payé à l’avance le loyer pour un an, et en échange de tout cet argent qu’il donnait à la fois, on lui faisait grâce d’un mois, ce qui voulait dire qu’il avait payé douze mois mais qu’ils pouvaient rester treize. Pendant son absence, il avait monté une petite agence immobilière, loué toutes les caves d’un bâtiment qui se trouvait sur un boulevard central, et maintenant, il les retapait pour en faire une pizzeria, ce serait leur principale source d’argent, il avait l’intention de travailler honnêtement, de ne pas tromper les douaniers, de payer ses impôts, de ne pas verser de pots-de-vin, de respecter les lois, de devenir un travailleur honnête, c’est à dessein qu’il ne disait pas « homme d’affaires », c’était un mot obscène, mais « travailleur », dans la mesure, évidemment, où tout cela était possible en Bulgarie, ajouta-t-il, et elle se rendit compte machinalement qu’il avait beau être sincère en ce moment, il laissait malgré tout pour sa conscience une petite porte ouverte en cas de besoin. Il avait aussi acheté un lave-vaisselle, elle verrait bientôt par elle-même lorsqu’elle entrerait dans la cuisine, il avait encore acheté une machine à laver, un réfrigérateur et un congélateur tout neufs, là il marqua à nouveau une pause et fixa du regard son impassibilité qui le décontenançait et l’inquiétait de plus en plus. Il avait engagé une femme pour s’occuper de Nèda, une autre pour faire le ménage deux fois par semaine, il avait aussi repeint l’appartement, réparé les cadres des fenêtres, peut-être avait-elle remarqué, lorsqu’il y avait une tempête ou une forte pluie, les carreaux commençaient à tomber dans la rue, elle pouvait regarder les murs, est-ce que la couleur lui plaisait ? Elle se leva et passa l’index sur le mur blanc fraîchement repeint, comme si c’était le seul moyen de vérifier l’authenticité de ses dires, et une petite tache claire demeura sur la partie charnue de son doigt. C’est donc ça qui m’a paru changé, se dit-elle, et elle s’assit de nouveau à sa place. Magnanime, il lui laissait le temps de se ressaisir, car il pensait que tout ce qui concernait la maison de Bistritsa, sans qu’elle ait été mise au courant et sans son accord, serait douloureux pour elle, du moins c’est ce qu’il espérait, voulant croire qu’elle était encore attachée à tous ces innombrables fils de sa vie, comme avant, il alla à la cuisine pour prendre des glaçons et les apporta une seconde plus tard, elle se dit qu’ils devaient provenir du nouveau compartiment à glace, il rapporta aussi une autre bouteille de coca, une boîte de bonbons, des biscuits et autres amuse-gueule. Il s’était préparé à l’accueillir et, soudain, elle eut de la peine pour lui, en fait il faisait constamment quelque chose pour elle, était toujours en action, vendait de la drogue ou faisait construire la maison de Bistritsa, s’occupait de contrebande, de toute sorte de crétins, d’armes, de pétrole, d’Arabes, il faisait toujours ce qu’elle attendait de lui, gagnait de l’argent, bâtissait une maison, et tout ça avec la légèreté de celui qui est toujours par monts et par vaux, toujours en mouvement, bien qu’à l’intérieur de cercles concentriques, même si c’était sans issue, sans regarder derrière lui. Mais, pour l’heure, son regard d’errant, son âme de bon toutou, sa démarche d’homme sans logis, qui passerait sa vie dans différentes tanières, tout cela s’était évanoui, pour la première fois depuis qu’elle le connaissait, il avait eu peur. Il avait craint de la perdre, et, en un temps record, il avait enfoncé profondément ses racines dans la vie, avec l’illusion de devenir plus fort, de réussir à la garder, ce qui signifiait aussi de se maintenir lui-même, le virus des autres s‘était aussi infiltré en lui, il lui faudrait des décennies pour recouvrer la santé, retrouver sa liberté, tel qu’il avait toujours été, leur vie en était déjà à sa moitié. Si seulement il pouvait faire son geste de la main et regarder vers les nuages, comme il le faisait avant. Si seulement il pouvait se taire ; s’il pouvait la laisser partir sans se retourner pour la voir, leur cœur à tous les deux saignait à cause des mots, le sang se tarirait bien un jour. Tout le monde semble irréel dans une lumière pareille, dit Iana Ilinda, et elle tira à moitié le rideau, d’un geste familier, à la fois brusque et doux, c’est toujours ainsi qu’elle avait tiré les rideaux de toutes les maisons dans lesquelles ils avaient vécu, et ce fut le premier geste qui parvint à peu près à le tranquilliser, bien plus, d’ailleurs, que son apparition à cette place, des deux côtés du salon il y avait des fenêtres, et parfois la lumière était impitoyable, les enserrant de partout, et elle avait les yeux qui piquaient ; il répondit qu’au fond de la pizzeria tout serait dans la pénombre, les tables seraient éloignées l’une de l’autre, sur chaque table, selon le désir du client, on pourrait allumer soit une lampe, soit une bougie. Ce fut alors seulement que Iana Ilinda se rendit compte à quel point il avait peur, pour dire tout ça. Il y aurait encore un piano et un pianiste qui jouerait un jazz léger et discret.
Oui.
Elle n’aurait plus à faire la lessive à la main, dans les années les plus dures, lorsque Nèda était encore bébé, elle lavait toujours à la main, il savait qu’elle faisait la lessive et qu’elle pleurait dans la salle de bain, il le savait mais faisait semblant de ne pas remarquer, au contraire, il en éprouvait même une certaine satisfaction, c’était un peu comme sa revanche à lui, qui avait dû renoncer à tout, car c’était bien ce qu’elle, comment le dire, il ne trouvait pas les mots pour l’exprimer, c’était bien son désir à elle, qu’il laisse tomber ses affaires et renonce à tout, non ! qu’elle ait la gentillesse de ne pas l’interrompre ! Il s’était juré de ne pas lui parler de ça maintenant, ils avaient bien le temps plus tard, non ?
Surtout pas maintenant.
Pendant longtemps, il ne s’était pas pardonné cette histoire de lessive, et cette joie qu’il éprouvait à voir la peau toute rougie, autour de ses phalanges, ses mains gonflées et écorchées, et pour finir, à comprendre qu’elle pleurait dans la salle de bain. Il n’arrivait pas à croire, maintenant, qu’il ait pu être un tel monstre, il lui avait même menti en prétendant qu’ils n’avaient pas les moyens de se permettre une machine à laver, même s’ils savaient tous les deux qu’ils avaient un peu d’argent de côté, au cas où la petite tomberait malade, où il faudrait des médicaments et une nourriture plus revigorante, cet argent, justement, que – il n’alla pas jusqu’au bout de sa pensée, n’osa pas, ils savaient très bien, tous les deux, de quel argent il s’agissait, et ils avaient honte tous les deux. Parfois, même, il mettait des langes propres de Nèda au sale, lorsqu’il avait l’impression qu’elle ne lavait pas assez souvent, un jour sur deux seulement, et voilà, se disait-il, elle commence à feinter, et le plus dur pour lui, ç’avait été de se rendre compte que pas une seule fois elle ne s’était plainte, jamais elle n’y avait fait allusion, elle avait accepté avec résignation cette torture quotidienne. C’est ça qui l’avait horriblement déprimé, et il s’était senti très mal, et même, une nuit, peut-être bien qu’il avait pleuré à cause de cette lessive, cette même nuit, peut-être, mais il ne s’en souvenait plus très bien, car toutes les nuits avaient fini par se fondre et n’en former qu’une seule, sans fin, donc peut-être la nuit même où il avait pris la décision d’aller voir le type pour la maison. L’autre, évidemment, la lui avait rendue, mais à condition qu’il la vende à une personne bien définie et à un prix également bien défini, quasiment symbolique. Voilà. Il ne savait pas où elle se trouvait pour l’appeler et lui en parler. Elle était partie si brusquement, sans jamais donner signe de vie, n’est-ce pas. Sauf par ses cartes postales. Oui, l’interrompit-elle, oui, c’est vrai, par les cartes. Je sais que tu n’aimes pas les chiffres, je me contenterai donc de te dire grosso modo et en quelques mots qu’après avoir loué et meublé tant bien que mal un bureau, après avoir investi dans la réfection de la pizzeria, la somme est rondelette, mais j’espère bien en récupérer cinquante pour cent la première année, il reste quelques milliers de dollars qui sont entièrement à ta disposition, là, il attendit de voir l’effet produit par ces mots. Elle s’efforçait de sourire, mais en fait, elle l’observait, tendue, peut-être sa souffrance et sa pitié à son égard allaient-elles jaillir et l’entraîner de nouveau dans le cours de leur vie commune. C’était son cadeau pour son retour, ajouta-t-il. Il savait qu’au début, la misère avait été pour eux une nouvelle aventure, Iana Ilinda, d’ailleurs, était extrêmement curieuse de voir ce que cela signifiait d’être pauvre, n’est-ce pas, pour elle, c’était un peu comme aller à Luna Park, mais quand cette situation s’était prolongée une seconde année, puis une troisième, lorsque tous leurs vêtements avaient été usés et déchirés et qu’ils n’avaient pas d’argent pour s’en acheter de neufs, lorsqu’ils avaient dû habiller Nèda avec les vêtements usagés d'enfants plus grands qu’elle, lorsqu’elle avait été contrainte, pour s’acheter un collant, d’économiser plusieurs jours (et celui-ci, évidemment, s’empressait de filer à l’instant même où elle le mettait), lorsqu’ils en avaient été réduits à prendre uniquement des fruits vendus moins chers parce qu’à moitié pourris, à ne boire que le vin aigre et nocif du débit de boissons de leur quartier, cette piquette qui leur tordait les boyaux, si bien qu’à chaque fois ils juraient de ne plus en acheter – mais ensuite, durant les froides nuits d’insomnie, il disparaissait toujours mystérieusement – lorsque ses peintures, ses pinceaux et ses toiles étaient devenus depuis longtemps un luxe impensable pour eux, lorsque leurs chaussures avaient commencé à prendre l’eau et la neige fondue au point que les os de leurs jambes devenaient tout gourds, lorsqu’elle avait dû faire la cuisine pendant la nuit pour économiser l’électricité, lorsque leurs propriétaires les attendaient devant la porte pour leur cracher des injures parce qu’ils n’avaient pas payé le loyer, tandis qu’ils restaient dans le noir, faisant semblant de ne pas être là, lorsque chaque soir ils mangeaient invariablement une salade d’oignons avec beaucoup de pain, ne prenant que parcimonieusement du fromage qu’ils réservaient à Nèda, tandis que leur estomac criait continuellement famine, lorsqu’ils avaient cessé depuis longtemps de faire l’amour et demeuraient silencieux dans l’appartement glacé, comme s’ils se haïssaient tranquillement, lorsqu’ils ne pouvaient plus inviter qui que ce soit chez eux, parce qu’ils avaient honte des verres ébréchés et des jouets pitoyables de Nèda, lorsque leurs yeux étaient devenus de plus en plus rouges et leurs mouvements de plus en plus brusques, lorsqu’enfin elle avait pratiquement cessé de le regarder, qu’elle était devenue étrangère, indifférente à son propre enfant, lorsqu’ils avaient compris qu’on ne revenait pas de ce Luna Park et qu’il n’était pas du tout amusant, alors, pour finir, elle, Iana Ilinda, n’avait pas pu tenir le coup – c’était du moins son opinion à lui, Siliann – et elle avait quitté la maison. Emportant avec elle les cent derniers dollars qui leur restaient et qu’ils avaient mis de côté.
Arrêtons là, je t’en prie. N’allons pas plus loin. Je t’en prie, taisons-nous un instant.
Il était resté seul dans l’appartement glacé avec la petite qui pleurait après sa mère et sa belle-mère qui pleurait après sa fille et était venue immédiatement chez eux, dès qu’elle avait appris ce qui était arrivé, incarnant aussitôt l’un de ses rôles, pour elle, le départ impromptu de Iana Ilinda n’avait été qu’un prétexte pour déverser son amertume concernant la vie, son injustice à lui, car qui eût cru une chose pareille, qui, Seigneur, et cette stupide vieillesse qui la frappait de plein fouet, oui, même elle ! Elle qui se levait tous les matins avant l’aube pour recueillir l’énergie du soleil, alors qu’elle aimait tant dormir longtemps, en fait la vie n’épargnait personne, non, personne, que l’on soit jeune ou vieux, c’était une vie si cruelle, cruelle, cruelle, en fin de compte ! Et puis, sa belle-mère était partie. Il pensait avoir caché l’argent dans un endroit inconnu de Iana Ilinda. En réalité, il ne l’avait pas caché, il l’avait tout simplement rangé, enfin bref, il pensait l’avoir mis dans un endroit qu’elle ne connaissait pas. Et ça, c’était l’une des choses qui l’avaient terriblement choqué alors, qu’elle ait pu le suivre et guetter où il prenait l’argent. Après tout, peut-être ne l’avait-elle pas suivi, ni guetté, c’était peut-être par un pur hasard qu’elle avait vu où il le prenait. Oui, c’est sûrement ainsi que ça s’était passé, il en était convaincu. Quoi qu’il en soit, il n’avait pas l’intention de s’étendre sur tous les détails, il n’avait même pas l’intention de revenir sur le passé, de l’évoquer, car il l’avait digéré depuis longtemps et en avait tiré des conclusions, peut-être même avait-il oublié et pardonné, le passé, comme les conclusions. En tout cas, il était resté sans Iana Ilinda dans l’appartement glacial, tout seul à la moitié de sa vie, avec Nèda qui pleurait après sa mère, sans travail et avec quelques dollars en poche.
Moi, pendant ce temps-là, j’étais heureuse, telle fut la pensée fulgurante qui lui traversa l’esprit, mais sans le vouloir, elle la prononça à voix haute, peut-être parce que les mots suscitaient toujours d’autres mots, c’était une lutte qui happait tout un chacun sans espoir d’y échapper, il l’entendit et ne put en croire ses oreilles, il ne put en croire le sens, il prit les deux verres de vodka et alors seulement, Iana Ilinda remarqua que c’étaient des verres en cristal neufs et chers, avec plein de méandres et de fioritures, de ceux dont ils s’étaient dit, des millions d’années auparavant, qu’ils ne pourraient jamais en posséder, regarde ces verres, hein qu’on ne pourra jamais s’en acheter, non, bien sûr, jamais ! Et ils continuaient à traîner leurs guêtres plus loin, libres du cristal des verres, de tout ce qui pesait, de tout avenir, les doigts entrelacés, avec les mêmes tee-shirts déformés, leurs jeans râpés, dans l’indolence et l’ennui vertigineux de tout un après-midi, toute une soirée, toute une vie devant eux, durant laquelle ils marcheraient toujours, c’est ce qu’ils pensaient alors, ils marcheraient toujours ainsi, main dans la main. Il lui tendit le verre et elle le prit durant un instant immense, qui n’en finissait plus, tandis qu’il continuait à ne pas admettre le sens de ce qu’il avait entendu, car cela ne pouvait s’inscrire dans son puzzle virtuose et magnanime, ce sens ne pouvait que l’horrifier, c’était une manière de railler tout ce qu’il avait dit jusque là. Et puisque cela ne s’inscrivait pas dedans, eh bien c’était à rejeter, il ne l’avait pas entendue, elle disait des inepties, ce n’était pas vrai que durant les moments les plus durs pour lui elle s’était sentie heureuse, ou alors, cela signifiait que sa dépression n’était pas encore terminée, que son retour ne marquait pas la fin, mais le début de quelque chose, mais là, la peur, même s’il essayait de s’en affranchir, acheva de le pétrifier, et sa main se mit à trembler, alors, elle prit le verre et il trinqua avec elle, et l’on entendit le cristal tinter, et leurs regards se croisèrent, ses yeux asiatiques, qui parvenaient toujours à pénétrer en elle, à la saisir, à la suivre jusqu’aux tréfonds, avant de se retirer d’un air railleur, vinrent se fixer sur ses pupilles avec l’immobilité d’un serpent, elle fit un effort pour sourire et but une gorgée de vodka, insensiblement ils avaient échangé les rôles, elle savait qu’il était au bout du rouleau, elle voyait en lui comme dans un aquarium, elle connaissait cet état. Elle aurait voulu lui suggérer que s’il nommait ce dont il avait le plus peur et qu’il connaissait peut-être avec certitude, il ne se sentirait pas aussi inquiet et abattu, aussi faible.
Elle avait perdu depuis longtemps l’habitude du goût de la vodka et fit une légère grimace, tandis qu’il sentait sous lui les sables mouvants, le changement de positions qui s’était opéré, la créature inconnue et étrange qui était née en elle durant les derniers mois et qui lui faisait peur, alors il se calma, attendit, se détendit et se mit à observer. C’était son unique arme, invincible de surcroît : l’attente, tôt ou tard il se présenterait bien une faille par laquelle il pourrait pénétrer en elle, l’anéantir, et il alluma une cigarette. Il aspirait la fumée avec volupté et l’expirait par longues volutes, l’arôme du tabac raffiné se répandit par vagues et les enveloppa, ils pouvaient s’adonner à la cigarette et à l’alcool et être ivres en moins d’une heure, à quoi bon garder un silence tendu, à quoi bon s’épier, pourquoi ces gestes lourds de signification, ce demi-sourire qui en dit long, pourquoi sur le visage cette tristesse qui pardonne tout et imbibe la maison, qu’y avait-il de si grave, tu sais, j’ai seulement envie de me lever et de partir, tu ne comprends pas, avait-elle envie de crier, mais sans y parvenir, les rayons du soleil transperçaient le voile de fumée, tels d’élégants entonnoirs, les secondes ralentissaient leur cours, comme une boîte à musique.
Il y avait, pendant les quelques mois où j’étais à la montagne, il y avait des nuages qui jetaient de l’ombre, dit-elle.
Oui, répondit-il, oui ?
C’étaient des ombres étranges, inhabituelles, le ciel nous parle toujours, il en sait plus que nous.
Oui. C’est peut-être vrai.
Une fois tombées par terre en quelque sorte, comment dire en fait, les ombres commençaient à ramper d’elles-mêmes sur la pente de la montagne, indépendamment des nuages, si tu vois ce que je veux dire.
Non. Je ne comprends pas.
Parfois, il y avait des ombres sur les sommets et dans les clairières, sans qu’il y ait de nuages du tout, c’est ce que je veux dire, il la regardait comme on regarde une proie, attendant le moment de la faille.
C’étaient des signes, et j’ai appris à les percevoir, mais pas à les déchiffrer, il n’ y a personne pour m’apprendre, ils se taisent tous, ceux qui savent je veux dire. En général, ça se passait en début d’après-midi, c’était comme si la lumière provenait non pas d’un seul soleil, mais de plusieurs, elle transperçait mon corps, ma tête, mon cerveau, même, et alors je voyais, comment te dire, je voyais la terre entière, je voyais très loin devant moi, à travers les montagnes, tout, tu m’écoutes ?
Oui, je t’écoute.
Tout simplement la terre entière se dépliait devant moi comme si elle n’était pas ronde, comme si c’était une plaine, dit-elle pour finir avant de se taire.
Espèce de putain, répondit-il. Tu n’es qu’une putain, répondit-il, et il alluma une cigarette.
Marie, il est où le portrait de Jésus ?
Iana Ilinda venait juste de répandre par terre, selon un cérémonial bien établi, le contenu de son immense coffre à jouets, acte qui marquait le tout début des huit heures qu’elle devait passer avec Marie, la nounou au français parfait et aux intestins toujours gonflés, peu après la torture qu’était pour elle le démêlage de ses cheveux. Iana Ilinda se leva et alla se planter devant la porte-fenêtre ouverte du balcon pour observer la rue, malgré les protestations de Marie qui détestait le froid, le brouillard et l’odeur de feuilles mortes, et la petite peste attendait qu’ils entrent dans la pièce pour refermer.
Le portrait de qui ? demanda Marie distraitement. Viens voir : pendant l’été, les mites mangent la laine et après, il faut inspecter les vêtements et repriser.
Le portrait de Jésus, répondit Iana Ilinda, et Marie leva les sourcils, étonnée, plissant ainsi son front en zigzags que Iana Ilinda s’empressa d’observer, le portrait de Jésus, la voix de Marie s’éleva bizarrement haut, et où la petite demoiselle a-t-elle vu un portrait de Jésus, c’est qu’on ne permet même pas de penser à Jésus, encore moins de prononcer tout haut son nom, qui t’a mis ces balivernes dans la tête, elle se leva et ferma ostensiblement la porte avant de revenir à sa place. Marie n’avait jamais réussi à se marier, malgré son immense désir et la dot conséquente qui était partie en fumée après le coup d’Etat2, ainsi que tous ses flirts, dont l’un, forcément, elle en était absolument sûre, se serait mué en un amour passionné, puis en mariage. Pour elle, les femmes n’avaient pas d’autre prédestination que de tomber amoureuses et de devenir de bonnes petites ménagères avec leur cahier de recettes, surtout de gâteaux. Elle en était restée à ce sentiment un peu niais, propre aux jeunes filles de dix-huit ans, qu’elle allait bientôt vivre la plus belle aventure, même si, année après année, la vie lui dévoilait exactement le contraire, on leur avait confisqué leur villa, leur appartement luxueux et leurs magasins, son père avait eu un infarctus et était décédé, on les avait remisées, sa mère et elle, dans les pièces du rez-de-chaussée où vivaient auparavant les domestiques, tous ses admirateurs et candidats aux fiançailles avaient réussi à fuir à l’étranger ou avaient été envoyés dans des camps de redressement, quant à elle, on lui avait expliqué qu’on l’autoriserait à faire des études au conservatoire de musique uniquement si elle obtenait d’une organisation pour la jeunesse un certificat de bonne conduite politique, si bien que durant des années, elle avait assisté à des réunions qui n’en finissaient pas et à des meetings épuisants en faveur du pouvoir, mais, en fin de compte, on ne lui donna pas le certificat. Elle n’aimait pas les enfants, mais c’est par eux qu’elle gagnait sa vie, elle ne les comprenait pas, mais leur apprenait le français et le piano, et elle savait encore moins comme s’y prendre avec cette enfant si singulière, ses accès de silence et de sombre rêverie, ses bavardages qui n’avaient ni queue ni tête, ses questions imprévisibles et dangereuses, comme celle-ci, sur le portrait de Jésus. On ne dit pas un portrait, mais une icône, et je ne te répondrai que si tu me dis où tu as vu une icône avec Jésus et qui t’a emmenée dans une église, est-ce que tu sais, d’abord, qui est Jésus.
Iana Ilinda se leva de son tapis de jeu et alla ouvrir une fois de plus la porte du balcon, sans accorder la moindre attention à la pauvre Marie décontenancée, et elle respirait profondément, du moins elle le croyait, le brouillard laiteux, tout en observant les passants qui émergeaient avant de sombrer de nouveau dans l’épais coton. Des arbres ambulants. Si seulement ils pouvaient tendre les bras et hérisser leurs cheveux, les teindre en vert. Si seulement ils pouvaient s’envoler. Iana Ilinda sait déjà qu’il y a deux mondes. Ils sont séparés l’un de l’autre par une membrane transparente. L’un est réel, c’est là que vit la belle jeune femme à la chevelure qui brille, elle est assise près d’un puits, dans la cour, de là on voit les rochers blancs, elle a de grands yeux, autour des poignets et des chevilles elle porte des bracelets qui tintent joyeusement. De temps à autre, la belle jeune femme va dans la petite pièce où se trouve le portrait de Jésus avec ses épines, elle tombe à genoux, ferme les yeux et prie, et lui, il exauce tous ses désirs. Si seulement elle pouvait trouver son portrait quelque part, elle aussi elle s’agenouillerait de la même manière, elle le supplierait de l’emmener chez cette femme, vers les rochers. Elle lui demanderait aussi de ne plus jamais la ramener ici, auprès de l’ennuyeuse Marie toute desséchée et sentant la naphtaline, auprès de sa mère et de son père, qui n’étaient jamais là à cause de leurs répétitions, auprès de ce français abhorré, des gammes insipides du piano, des bâtiments sans couleurs et des voitures laides, de la fumée qui détruit l’odeur de feuilles brûlées, de cette fumée qui dénature tout.
Qu’est-ce que tu veux, Iana Ilinda, nous n’avons pas d’icône avec le Christ ! La voix stridente de Marie la fait de nouveau sursauter, ses yeux se remplissent de larmes. Marie claque encore une fois la porte du balcon et lui interdit formellement de la rouvrir, tu vas me conjuguer le verbe « dormir », lui ordonne-t-elle.
Allons bon, pourquoi tu pleures maintenant !
Je ne pleure pas, répond Iana Ilinda.
Pourquoi tu pleures encore !
Putain, répète Siliann pour la troisième fois. Tu sais ce que ça veut dire, une putain, il se lève et se met à tourner en rond autour de son fauteuil. C’est une traînée qui laisse tomber sa famille, qui vole leurs derniers sous et qui se sauve. Une qui ne s’intéresse même pas à son enfant. Nèda avait cessé de parler et pleurait des nuits entières, et ses dents ne poussaient plus. Ta mère a eu des crises cardiaques, elle a pris chez elle un locataire qui lui a tout volé avant de s’enfuir. J’ai commencé à travailler dans une imprimerie, mais j’ai dû arrêter parce que la petite se mettait à trembler lorsque je la laissais à quelqu’un d’autre. Elle disait qu’elle tremblait, continua-t-il, enivré par sa propre intransigeance, parce que sa mère était morte. Je lui répliquais que tu n’étais pas morte. Elle demandait où tu étais, alors. Je lui répondais que tu voyageais à travers la Bulgarie pour tes dessins. Pourquoi elle doit voyager pour dessiner, demandait-elle, et elle voulait qu’on aille te voir. Je lui expliquais que ce n’était pas possible, parce qu’on ne savait pas où tu étais exactement. Si on ne le sait pas, c’est qu’elle est morte, répondait-elle et on recommençait depuis le début. Je lui disais que tu allais nous appeler et revenir à tout moment, quand ! Quand est-ce qu’elle va revenir, quand est-ce qu’elle va appeler, et elle ne voulait pas décoller du téléphone. Tu as détruit son enfance et tu n’étais pas là pour voir ce que cela signifie. Ce n’est plus une enfant. C’est une petite vieille dans un corps d’enfant. Ça assassine l’enfance ! Ça vole les derniers sous ! Putain en vadrouille avec ton rouge à lèvres qui déborde et tes cuisses décharnées ! Tu n’as pas pu tenir le coup dans les années les plus difficiles et tu t’es sauvée pour baiser avec des Pomaks3 et des Tsiganes !
C’est pour ça.
C’est pour ça.
C’est pour ça qu’il faut toujours être bon.
Et tu vas aller où, lui demanda-t-il en se penchant au-dessus d’elle, et à ce moment seulement elle comprit qu’il buvait peut-être depuis longtemps, ses yeux vacillaient, ils n’étaient plus couleur d’ambre, ils avaient perdu leur irréductible assurance, il n’avait sans doute pas prévu que les choses prendraient un cours vertigineux qui lui donnait la nausée, que sa vie sans elle serait impossible, qu’il devrait se battre contre la mort.
Ils s’étaient retrouvés l’un à côté de l’autre, un soir, après les heures poussiéreuses et chaudes passées à l’école, à l’âge de quatorze ans, dans une cour intérieure alourdie par les fleurs des cerisiers et des magnolias.
Mon Dieu, des magnolias ici !
dans une cour alourdie par les fleurs des cerisiers et des magnolias, par Lady in Black et Sebastian, le rhum cubain et les mégots fumés en cachette, les rêves solitaires, la chasse furieuse aux boutons d’acné dans les froides salles de bain, les pantalons hippies et les jeans râpés, les charlestons4 et les seins qui poussaient, les verges encore peu assurées. Quelqu’un prononçait leurs noms à haute voix, d’un air dégagé, tout en buvant des gorgées de vodka Stolitchnaïa à la bouteille, voilà, c’est Iana Ilinda, et lui, c’est Siliann, les piles du magnétophone sur le banc déraillaient un peu, quelqu’un avait rassemblé deux bancs, en les mettant l’un contre l’autre, et ils étaient assis sur les dossiers, plus tard quelqu’un viendrait et hurlerait espèces de sauvages ! voyous ! pourquoi vous salissez les sièges avec vos godasses, elle était allée chez lui un matin, disait la chanson, un dimanche matin solitaire, le vent déployait ses longs cheveux, il ne savait pas comment elle l’avait trouvé, il était plongé dans l’obscurité et tout, autour de lui, n’était que ruine, il menait des combats dont il ne pouvait sortir vainqueur, alors elle lui avait demandé qui étaient ses ennemis… quelqu’un traduisait pour la énième fois la ballade d’un ton monotone et hypnotique, et leurs yeux brillaient dans l’obscurité, voilà, c’est Iana Ilinda, et lui, c’est Siliann, faites connaissance, comment ? demanda-t-il, Iana Ilinda répondit-elle de sa voix sombre, habituée à la perplexité que faisait naître son prénom, et ils échangèrent un léger signe de tête, parce qu’il ne leur en fallait pas plus, ils savaient tout l’un de l’autre, ensuite Sebastian avait commencé.
Quelqu’un m’a appelé Sebastian.
On m’a appelé Sebastian.
Quelqu’un m’a dit : Sebastian.
Les accords de Sebastian, sa tristesse. Les lèvres bleu-rubis de la jeune femme qui ne prononçaient pas un seul son, les morceaux de vers multicolores, ses caprices de courtisane, le kaléidoscope, son derrière bien rond, la séparation.
Sebastian.
Recroquevillée près de la poubelle, dans la cour arrière, la mendiante fouillait dans les sacs bien remplis, faisait le compte de ses précieux trésors, c’était un printemps d’un vert profond et humide, sans soleil, les lilas fleurissaient dans la pénombre, ainsi que les cerisiers et les magnolias. Mon Dieu, des magnolias dans ce pays ! Tous fumaient des cigarettes, Marlborough et Kent, l’une après l’autre, tous buvaient, à quatorze ans, le regard embué par le rhum et la vodka, s’enlaçaient timidement et se tenaient par la main dans ce printemps insouciant, le vent remplissait leurs yeux de poussière et de pressentiments, les nuages rampaient entre les fleurs du cerisier, l’orage menaçait, ça sentait l’ozone, la mendiante s’était approchée d’eux, aussi silencieuse qu’un chat, les yeux rivés sur la vodka, Sebastian.
Quelqu’un m’a appelé Sebastian.
Quelqu’un m’a dit : Sebastian.
On m’a appelé Sebastian.
Ils avaient compris que désormais ils seraient ensemble, guettaient chacun de leurs mouvements et n’osaient se regarder dans les yeux, quelqu’un remit Lady in black et elle reprit son cours monotone et offensif à travers les années, les dimanches matins, et ses cheveux se déployèrent de nouveau dans la bise glaciale de février et le type, près d’eux, continua à raconter l’histoire, doucement, concentré sur lui-même, ô, Lady, avait-il dit, étendez votre main sur moi, permettez-moi de rester avec vous, et elle lui répondit espérez et ayez confiance, soyez en paix avec vous-mêmes, et ses mots avaient rempli de vie son cœur mis à mort, et si sa mère était demeurée vivante après l’accouchement de plusieurs jours, si elle était demeurée aussi douce que sur la photo qu’il avait toujours sur lui, s’il avait eu un foyer, une famille, s’il avait bénéficié de ce cocon lumineux dans lequel tous les enfants grandissaient, il aurait sûrement aimé tout cela, comme il avait aimé Iana Ilinda durant ce fragment de seconde durant lequel quelqu’un prononçait encore leurs noms, faites connaissance, avait-il dit, ça c’est Iana Ilinda, et ça c’est Siliann, et, de nouveau les accords réguliers, rythmiques et monotones, ses pas traversant le temps, elle qui venait de si loin, au début on n’entendait retentir que ses chaussures sur la terre déserte, puis elle apparaissait, toute de noir vêtue, cheveux au vent, dans son élan, infiniment belle, le garçon ne traduisait plus, tous savaient maintenant par cœur ce qui s’était passé avec la dame en noir et avec Sebastian, ils attendaient que l’orage éclate, que les cigarettes soient toutes fumées, la vodka terminée, Iana Ilinda et Siliann, cloués sur place, ne disaient rien, ils ne percevaient que leur respiration et la morosité du printemps, et comme un déchirement parce qu’après cette première rencontre l’orage les avait dispersés et tous étaient partis en courant et trois ans plus tard seulement ! trois années de souvenir exalté, de désespoir silencieux, d’image remodelée sans espoir. Et après trois années d’errance continuelle, de questionnements et d’attente dans la cour aux cerisiers et aux magnolias ! ils avaient eu le temps de fleurir, de donner des fruits et de se flétrir, trois ans plus tard, enfin, aveuglée par leur certitude totale qu’ils seraient toujours ensemble, la dame en noir s’était laissée fléchir et les avait de nouveau placés dans un même temps et un même lieu…
… la nuit était luisante de pluie, et lorsqu’ils atterrirent là, ce fut comme si y atterrissaient aussi… rues, trottoirs, phares, pluie d’été, une pluie chaude qui chassa aussitôt les gens apeurés et les poules de la cour, ils virent à un endroit de l’herbe, là où la neige avait fondu, et c’est cet endroit qu’ils choisirent et ainsi, après ces trois années qui venaient de prendre fin pour toujours, il y avait de la terre, de l’herbe, du vent et la vie devant eux… et il y avait autre chose, d’important… ah oui ! les odeurs… de pluie et d’un printemps encore lointain, et elle n’arrêtait pas de répéter des yeux de tigre, des yeux de tigre, quelque chose qui évoquait le tigre, quelque chose de félin, quelque chose, quelque chose… elle, sacrément fière, le front haut, ses longues jambes et son corps inimitable, et les regards collés sur lui, et la folie à l’intérieur, la foule qui riait et se tortillait à n’en plus finir…
Comme un couteau fiché dans son cœur, comme si elle ne pourrait jamais plus revenir en arrière, elle l’aperçut à l’autre bout de la pièce et se dirigea vers lui… j’ai marché très longtemps vers toi, dit-elle, et tes yeux, il y a quelque chose du tigre, ils se précipitent sur les gens comme du plomb et les mettent à nu, j’ai marché très longtemps vers toi parce que je n’y croyais pas, je n’en croyais pas mes yeux, je ne croyais pas te revoir un jour, d’un bout à l’autre j’ai marché avant d’arriver à toi, et elle éclata de rire, comme si elle racontait des histoires, comme si ce n’était pas la vérité, pourquoi !
Parce que ça ne peut pas être toi, dit-elle, Il m’a fallu toute la soirée pour parvenir jusqu’à cette fenêtre, et toi, tu te contentes d’être là, à me regarder. C’est alors que tout lui revint à l’esprit, la pluie et tout, tout le reste, les odeurs et les cris infernaux, leurs rires, leur jeunesse, la vie devant eux, et il se demanda, pourquoi devait-il continuer à vivre à tout prix alors qu’il avait envie de mourir à cet instant précis, de la garder intacte, merveilleuse à travers les années pendant lesquelles elle se dirigeait vers lui, d’un bout à l’autre de la pièce, pourquoi ne pas monter sur le rebord de la fenêtre et sauter, il avait suffisamment de temps avant de dire autre chose que son nom à elle, peut-être, Iana Ilinda.
Iana Ilinda.
Iana Ilinda et ensuite, fini
et alors, toute sa vie, elle s’en souviendrait et le verrait, l’aimerait ainsi, en train d’enjamber la fenêtre, de prononcer son nom et de tomber, mais non ! non !
le souk autour d’eux, elle se frayait un chemin, l’espace brillait, ses seins se soulevaient avidement, sa rage contenue, son odeur de femelle, puis ce fut le tour des escaliers, en bas par les escaliers, cent étages plus bas, ils trébuchaient, ils n’avaient oublié que leurs ailes, vite, plus vite, pour être en bas, pour nous sauver, arrivés sur le trottoir ils n’arrivaient pas à reprendre haleine, comment t’appelles-tu !
Iana Ilinda
je sais, répète-le, dis-moi encore une fois comment tu t’appelles, répète ton nom encore et encore, sans arrêt, Iana Ilinda, encore une fois et pour toujours, seul ton nom désormais, Iana
Ilinda, dehors, sous la pluie, ils couraient dans la nuit, dis, parle, je veux entendre ton nom, Iana Ilinda, comme des cloches, je n’ai jamais entendu de nom plus beau que le tien, Iana Ilinda, nous serons toujours ensemble, Iana Ilinda…
je n’en peux plus, arrête, je vais tomber, on ne peut plus courir
on ne peut plus s’arrêter, c’est trop tard, on ne s’arrêtera jamais
elle résistait et riait, puis elle jeta son sac, son manteau et commença à retirer ses vêtements pour qu’ils ne la gênent pas, pour être complètement nue, pour pouvoir courir avec lui, et alors il eut peur, il eut peur qu’elle disparaisse s’il la touchait, et il la fit tomber brutalement sur l’herbe, directement sur la terre et les vêtements qui leur restaient…
c’est du sang, ça, Iana Ilinda… pourquoi ne me l’as-tu pas dit, Iana Ilinda… et cette égratignure sur ton front, mon Dieu… est-ce que je t’ai fait mal, Iana Ilinda… ses yeux, ses yeux dans l’obscurité, face au vent… sa chaleur tout contre lui, son sang, son souffle… c’en était plus qu’il ne pouvait supporter… regarde, un banc, assieds-toi mon amour… et tu ne te lèveras pas, quoi qu’il arrive, tu ne te lèveras pas, tu fermes les yeux et tu vas les garder fermés
il alla sur la route et s’allongea… il entendit d’abord le bruit du moteur, il ne l’entendit pas mais le sentit, ensuite les antennes des phares qui éclairaient de plus en plus fort la flaque près de son visage, et après la vitesse, le crissement des pneus, comment t’appelles-tu mon amour, redis-moi encore une fois ton nom, mon amour, une fois seulement ton nom, et elle, sa drôle de voix, elle qui n’était que cri et faisait des signes de la main
la voiture s’arrêta juste devant lui, c’était un taxi et ils montèrent dedans, presque nus, frigorifiés, tandis que, tout le long du chemin, elle pleurait et tremblait… pourquoi, pourquoi, pourquoi tu as fait ça, je ne comprends pas
Sebastian
et maintenant rappelle-toi, rappelle-toi bien, lui dit-il. Si un jour tu veux qu’on se sépare, je préférerai alors avoir été écrasé maintenant, sur cette route, cette nuit. Et si un jour tu veux qu’on se sépare, tu devras remonter le temps, t’asseoir de nouveau sur ce banc et ne pas te relever, quoi qu’il arrive, tu as compris ? Elle promit, prit l’engagement, si un jour elle voulait qu’ils se séparent, de remonter le temps, de s’asseoir sur la banc, de fermer les yeux et de ne plus se relever, quoi qu’il arrive autour d’elle.
Bon, je te propose un marché, elle avait la voix inhabituellement claire, ses mouvements recouvraient peu à peu leur régularité coutumière, elle était confortablement assise dans son fauteuil préféré. Je resterai toujours avec toi, et toi, tu ne me demanderas jamais rien sur la période où je n’étais pas là. Tu me laisseras simplement vivre dans cette maison et m’occuper de Nèda. Tu ne me considéreras pas comme ta femme. Tu pourras te dire que je suis ta sœur ou une femme de ménage. Au bout d’un certain temps, je reviendrai peut-être vers toi. Mais le mieux serait qu’on se sépare, si tu es d’accord.
Iana Ilinda.
Iana Ilinda.
Iana Ilinda.
On lui avait donné le prénom de ses deux grands-mères, et cette histoire la faisait beaucoup rire, naguère, le fait de porter le nom de ses deux grands-mères, l’une Iana, l’autre Ilinda, toutes les deux faisant preuve d’une même rapacité à l’égard de leur unique petite-fille. C’est pour cette raison qu’on l’avait nommée Iana Ilinda et son père avait immédiatement trouvé une musique mystique à ce prénom. Les deux grands-mères l’appelaient du nom de l’autre, en public, afin de bien montrer qu’elles tenaient davantage à celui de l’autre grand-mère qu’au leur propre, mais lorsqu’elles étaient seules avec elle, elles la prenaient dans leurs bras et s’adressaient à elle avec leur propre prénom. Au début, c’était stupéfiant pour Iana Ilinda. Elle n’arrivait pas à comprendre si elle s’appelait Iana ou Ilinda, aussi priait-elle en son for intérieur, parce qu’elle ne savait pas encore parler, elle priait chacun de lui dire Iana Ilinda, c’était le seul moyen pour qu’elle se sente entière et tranquille, mais ou bien ils ne l’entendaient pas, ou bien ils se disaient entre eux que son véritable prénom était trop long, trop difficile à prononcer. C’était leur façon de montrer leur réprobation à l’égard de cette combinaison farfelue qu’apparemment son père était le seul à aimer, il avait même écrit une sonate, inspiré par le prénom de sa fille, et, à l’école, lorsque les autres eurent remarqué son point faible, ils commencèrent à l’appeler exprès tantôt Iana, tantôt Ilinda.
Il était assis, profondément enfoncé dans son fauteuil, songeant à cette histoire, immobile, le cendrier sur l’accoudoir latéral, près de sa main, le visage détendu, les yeux légèrement refermés, comme s’il écoutait quelque chose de profondément intérieur ou peut-être le nom de ces deux grands-mères, essayant de les imaginer, tandis que dans sa mémoire imbibée d’alcool se mêlaient sons, images, gestes, souvenirs, récits, que leur vie s’égrenait sous ses yeux avec une précision, un manque de logique et de cohérence engourdis, la cigarette fumait entre ses doigts, la cendre se détachait sans bruit, seul mouvement dans la maison avant que la terre ne commence à se fendre sous elle, le ciel, le monde entier. Quelqu’un déchirait, morceau par morceau, la plus grande et la meilleure part en lui, la plus authentique, et il s’écroulait, en même temps que ces morceaux, en même temps que les années durant lesquelles il avait vécu avec Iana Ilinda. Les années pendant lesquelles ils avaient créé à partir d’eux un troisième être, non pas leur véritable enfant, mais une créature qui, seule, leur donnait une raison de respirer et de vivre, une créature qui maintenant agonisait et pour laquelle il fallait trouver un anesthésiant.
il doit bien y avoir un anesthésiant, il faut un anesthésiant jusqu’à ce que tout cela prenne fin, jusqu’à ce que je touche le fond, jusqu’à ce que je reste là-bas le temps qui m’est imparti, ou à jamais, tout au fond, ou alors il fallait remonter le temps, il fallait effacer les mots qui venaient d’être prononcés, comme si elle ne les avait jamais dits, effacer tout ce qui s’était passé durant ces derniers mois, comme si cela n’avait jamais eu lieu. Le téléphone sonnait depuis longtemps, perçant le silence, l’immobilité figée entre eux, et ils écoutaient obstinément cette sonnerie, supportaient sa nervosité, sa solitude, attendaient qu’elle s’arrête pour toujours, alors qu’elle devenait de plus en plus anxieuse et sonore, comme si la maison lentement se vidait. Elle avait envie d’aller vers lui et de s’asseoir à ses pieds, d’entourer ses genoux de ses bras, d’y poser sa tête, de lui dire je resterai toujours avec toi, à la seule condition que tu ne m’interroges pas sur le temps où je n’étais pas là, si tu es capable de vivre mon secret sans jamais le sonder, si tu acceptes qu’il y a quelque chose en moi que tu ne connaîtras jamais, si cela ne t’effraie pas, ne te choque pas, ne te décourage pas, mais elle demeura aussi immobile et muette que les objets alentour enveloppés d’un voile de fumée, que ses yeux à lui, à demi-fermés, que le silence redevenu pesant, comme si le téléphone ne l’avait jamais déchiré.
Et si je ne suis pas d’accord ?
Est-ce que tu partiras, est-ce que tu te sépareras de moi ?
Pourquoi gardes-tu le silence ?
Et où iras-tu ?
Pourquoi ne réponds-tu pas ?
Et qui va s’occuper de Nèda ?
Pourquoi tu te tais ! Pourquoi tu ne réponds pas !
Parle !
Qu’est-ce que ça veut dire !
Pourquoi ne peux-tu jamais répondre normalement aux questions qu'on te pose ! la gronde Marie en la tirant par le bras de ce geste brusque et brutal par lequel elle l'incitait à marcher plus vite, à cesser ses caprices et à ne pas se plaindre de son caractère colérique. Elles étaient parties se promener dans la rue Rakovski dont les trottoirs étaient le théâtre de la vie sociale de Marie, elle y rencontrait invariablement son cousin, des camarades de collège et des amies, et Iana Ilinda devait attendre debout durant des heures, tandis que Marie bavardait avec eux de tout ce qui la préoccupait, habituée à ne pas s'éloigner, à ne pas courir, à ne pas regarder ce qu'il y avait dans le sac des autres, à ne pas se ruer derrière les voitures, à ne pas faire l'intéressante, à ne pas entrer dans les portes cochères, à ne pas dessiner à la craie sur les trottoirs, à ne pas sauter, jouer à la marelle, fixer toujours le même point, tirer la langue aux enfants qu'elle croisait, ne pas faire l'andouille mais au contraire rester tranquille, être bien élevée, répondre normalement aux questions qu'on lui posait, tendre la main quand elle rencontrait quelqu'un pour la première fois, faire une révérence, sourire et prononcer son prénom distinctement afin d'être comprise, réciter la fable du renard et du raisin en français sans buter sur les mots, pour que tout le monde puisse admirer sa parfaite prononciation lorsque l'occasion se présentait.
On te pose une question et toi, tu tournes la tête dans la direction opposée, tu leur tournes même le dos, mais tu te conduis très mal ! Pourquoi fais-tu cela, pourquoi, je n'arrive vraiment pas à le comprendre !
À cause de ma fleur préférée, la couronne du Christ, je ne la trouve pas !
Mon Dieu ! Encore tes affabulations ! Ça n'existe pas des fleurs du Christ et des couronnes ! prononça Marie d'une voix cinglante un peu trop haut perchée, signe qu'elle était complètement désarçonnée, courroucée et angoissée par ce qu'elle venait de dire. Dans ces moments-là, Marie regardait Iana Ilinda droit dans les yeux en parlant français à un rythme rapide, si bien qu'elle ne parvenait pas à comprendre quoi que ce soit et avait peur. Le portrait, l'icône et maintenant cette couronne avaient commencé à l'énerver et à la mettre dans une telle colère qu'elle ne savait que faire et elle était obligée de prononcer ces stupidités qu'elle ne croyait pas du tout, Dieu lui pardonne ! Les parents de Iana Ilinda étaient des membres dévoués du Parti, il n'y avait aucune trace d'icône dans leur maison, ils recevaient louanges et invitations de la part du Comité central et des échelons supérieurs, ils avaient expressément prévenu Marie, elle ne se souvenait pas à quelle occasion, mais en tout cas ils avaient été formels, de ne pas emmener l'enfant dans une église et de ne pas lui parler de ces choses-là, tu comprends de quoi il s'agit, n'est-ce pas Marie, de tous ces trucs, ces vieilleries. Dès le début ils lui avaient demandé de faire preuve de patience avec Iana Ilinda : elle n'avait pas parlé jusqu'à l'âge de trois ans et ensuite elle s'était mise à raconter des histoires incompréhensibles et ils avaient eu peur, très peur, mais, grâce à Dieu, il n'y avait rien de grave et depuis peu… depuis peu seulement la fillette avait semblé se détendre. À cela s'ajoutait l'exigence tacite qu'elle se montre joyeuse et aimable avec Iana Ilinda, qu'elle ne la gronde pas, qu'elle lui apprenne les bonnes manières – pour Nina, la langue française, une prononciation parfaite et le piano allaient de pair avec un avenir faste pour sa fille ; Marie devait être à leur disposition le soir pendant qu'ils étaient à des spectacles ou à des réceptions, ce qui signifiait qu'elle devait rester tous les soirs, oui, littéralement tous les soirs, jusqu'à ce qu'un beau jour elle finisse par emménager sur un sofa dans la cuisine, bien entendu contre double salaire. Marie aimait bien le grand train de vie et le caractère douillet de cette demeure, les invités, les rires, les cocktails, le parfum extraordinaire du père de Iana Ilinda, sa voix profonde, ses mains blanches bien entretenues, le cor de chasse, ses compliments galants, les cadeaux généreux qu'il lui offrait après chaque tournée, la célébrité de Nina, ses sempiternelles conversations téléphoniques, ses amies bavardes qui lui confiaient les potins mondains, injectant dans ses veines desséchées le sentiment vivifiant que le meilleur était encore à vivre, imminent. À condition que Marie ne risque pas de perdre tout cela d'un seul geste en dévoilant à l'imprévisible Nina les excentricités de sa fille ; qu'elle ne risque pas d'être la proie de sa fureur aussi inopinée qu'incontrôlable ; car Marie avait remarqué que, chaque fois qu'elle commençait à se plaindre du comportement de sa pupille, les traits de Nina se durcissaient, son penchant à plaisanter disparaissait, laissant la place à une gravité inhabituelle et rebutante qui pétrifiait Marie ; bref, si elle ne mettait pas en jeu sa survie somme toute heureuse dans cette maison pour le simple plaisir de confier certaines des bizarreries de Iana Ilinda, bizarreries qui, d'un autre côté, devenaient purement intolérables, comme, par exemple, l'histoire de l'icône et de la couronne ! Des migraines, seulement des migraines, cette enfant ne donnait que des migraines !
C'est pas vrai, ça existe ! C'est tout recouvert d'épines et ça pique beaucoup ! Lorsque, j'entre dans ma chambre à prière…
Ça pique ? Marie se met à marcher encore plus vite et à serrer plus fort sa main dans la sienne, au point que ses doigts deviennent gourds. Iana Ilinda s'attend à tout moment à recevoir le flot de paroles incompréhensibles et à avoir les yeux transpercés par ceux de Marie, qui sont aussi pointus que des épingles. Alors, l'immense silhouette du cousin de Marie se dresse devant eux, les larmes de Iana Ilinda coulent sur ses joues, Marie montre du doigt la fillette en pleurs tandis que le cousin lui tapote amicalement l'épaule et dit qu'il regrette beaucoup mais qu'il est terriblement pressé, on l'attend à l'église des Sept-Apôtres pour un service funèbre à la mémoire d'un ami, Georges, tu te rappelles, ce cher Georges, quelle mort, ils prennent congé presque aussitôt, avant même de s'être arrêtés pour ainsi dire, Marie ne parvient pas à dissimuler sa déception, elle est si seule en fin de compte, n'est-ce pas ?
Une fleur faite d'épines ? Et qui pique ? Tu crois vraiment que ça existe, Iana Ilinda ?
Iana Ilinda se libère avec fureur de son étreinte et s'élance en avant, Marie sur ses talons.
Arrêtez la petite ! Je vous en prie, attrapez-la ! Elle va se perdre, elle ne sait pas comment rentrer chez elle !
Iana Ilinda parvient à se cacher derrière une porte d'entrée et entreprend de monter l'escalier non sans hésitation, afin d'échapper à la sorcière qui lui fait subir un tel interrogatoire ! Sur le pallier de la cage d'escalier inconnue, un homme, le dos tourné, est en train de faire quelque chose. L'homme tourne brusquement la tête et scrute longuement l'enfant. Viens, dit-il tout bas, est-ce que tu veux que je te montre quelque chose.
Quoi.
Viens et tu verras.
Iana Ilinda monte avec appréhension les dernières marches. L'homme se tourne vers elle. Il a le pantalon sur les genoux.
Regarde comme il est beau, tu ne trouves pas ? lui demande-t-il.
Elle regarde, hypnotisée, ce qu'il tient entre ses mains. Elle n'arrive pas à comprendre si c'est beau ou non.
Tu ne veux pas le toucher ? lui dit-il, tiens, prends-le avec ta main.
Elle le touche de son index. Elle a toujours le regard tantôt fixé sur la chose, tantôt levé vers le visage de l'homme.
Ça te plaît ? Il lui caresse les cheveux et attire doucement sa tête vers lui. J'ai une poupée formidable, elle est grande et elle peut marcher et chanter. Tu aimes les poupées ?
Non, répond Iana Ilinda fascinée par l'homme, par son odeur, par le silence de la cage d'escalier, par le temps qui s'est arrêté, par ce qu'elle tient dans sa main.
Je vais te l'offrir si tu commences à l'embrasser. Regarde, il ne te fera rien, il veut seulement effleurer ton visage.
Et il attire encore plus la tête de Iana Ilinda, il approche la chose énorme et chaude de sa joue, puis commence doucement à dessiner des cercles autour de ses yeux, il descend sur son nez, s'arrête sur ses lèvres. Iana Ilinda veut éloigner sa tête mais la main l'en empêche, alors elle pousse un cri aigu, sa voix transperce le silence tandis qu'il relève son pantalon et dévale les marches avant même de l'avoir reboutonné. Demeurée seule dans cette cage d'escalier inconnue, Iana Ilinda se met à hurler encore plus fort, effrayée par sa propre voix, par sa propre peur.
La main de Marie toute tremblante saisit de nouveau la sienne et la serre horriblement, tandis qu'elles se dirigent, écœurées, vers la maison.
Les cigarettes sont des Camel, la vodka Absolut et le téléphone ne cesse de sonner parce qu'on ne peut pas le débrancher, tu as oublié ? déclare Siliann. On peut couper le fil mais ça veut dire qu'on n'aura plus de téléphone. Ce n'est pas fatal, j'ai un portable. Il le sort et le pose sur la table en précisant qu'il est éteint pour le moment. Ne t'en fais pas, cela ne veut pas dire que nous aurons une jeep et que je la conduirai en blouson de cuir et lunettes noires, ne t'inquiète pas. Je ne m'en fais pas, répond Iana Ilinda. Je sais que tu t'inquiètes, insiste Siliann. Non, c'est vrai, je ne m'en fais pas. Ce n'est pas la peine de couper le fil du téléphone, on peut tout simplement décrocher le combiné et le laisser sur la table, comme ça, il ne sonnera plus. Oui, mais on entendra la tonalité.
Ça n'a pas d'importance.
Bon, d'accord, ça n'a pas d'importance.
Oui, ça n'a vraiment pas d'importance.
D'accord, d'accord, ça n'a pas d'importance.
Et tu ne te demandes pas qui peut bien sonner avec autant d'insistance ?
Je sais qui peut bien sonner avec autant d'insistance.
Et tu ne veux pas décrocher ?
Non, je ne veux pas décrocher.
Et tu ne crains pas celui qui sonne avec autant d'insistance ?
Non, je ne m'inquiète pas.
Tu ne te sens pas coupable ?
Non, je ne me sens pas du tout coupable.
Ils ne parvenaient pas à se parler, ils trébuchaient sur la tristesse insoupçonnée, sur le pressentiment – qui gonflait et gonflait – qu'ils allaient se séparer, sur la douleur qui se transformait en rocher d'où les mots se cassaient, s'effritaient, morceaux de silence. Et d'immobilité. Il n'y avait que les serpents dessinés par la fumée de cigarettes. C'était le signe qu'il était au paroxysme de la peur, l'immobilité pétrifiée de l'ange qui se figeait dans une paralysie qu'il s'imposait lui-même, sans qu'aucun signe n'indique que quelque chose s'était passé ; la concentration maximale sur un objet invisible, le recours rituel à ses capacités quasi-surnaturelles à faire plier l'espace, à chasser hors de lui ce qu'il ne désirait pas, à tout surmonter, à survivre aux fusillades imprévues, aux brusques pertes de tant de sang, d'amour et de vie. Il demeurait tout aussi immobile, au beau milieu de la salle aux miroirs lorsque son père oubliait d'aller le récupérer de la crèche à la semaine5, le samedi après-midi, le regard fixé sur son image démultipliée et triste. Il lui arrivait encore maintenant de rêver qu'il était enfant, un samedi après-midi. Il était immobile lorsque sa grand-mère, qui s'occupait de lui, mourut dans ses bras d'une crise d'asthme, avec ce bruit sifflant et râpeux qui s'échappait de sa bouche. Il était immobile en lisant le papier attestant que son père renonçait à ses droits parentaux sur lui et les cédait à une lointaine tante divorcée. Il était immobile lorsque, quelques semaines plus tard, dans les vapeurs de l'alcool et les hurlements hystériques, il apprit que c'était lui, Siliann, qui était le seul responsable de son divorce et de son alcoolisme, de sa vie ratée et de sa solitude. Il demeurait immobile lorsqu'à midi elle faisait irruption à l'école et déclarait à ses camarades de classe, tout en bafouillant, à quel point elle l'aimait, et combien son père, sa mère et elle-même étaient coupables à son égard. Il était immobile devant les portes des procureurs quand, la nuit, il appelait chez eux pour qu'ils signent l'arrêt ordonnant qu'elle soit internée de force dans un asile de fous. Il était aussi immobile devant l'ange de marbre, sur la tombe de sa mère, avec lequel, dans le silence et le calme du cimetière, durant les moments les plus pénibles de sa vie, il conversait dans une langue incompréhensible même pour lui. C'était sans doute sa mère qui, à de tels instants, lui envoyait force et réconfort par les voies insaisissables du sang. Sans doute, dans ces moments-là, son horrible destin se dressait-il à ses côté et l'effleurait-il avec amour. La seule contrariété venait de son total désintérêt, du fait qu'il ne le voyait pas, ne l'entendait pas, ne le remarquait pas. Sans doute, à de tels instants, fallait-il qu'il soit d'un calme olympien, concentré, à l'écoute de lui-même, le regard fixé sur le fil invisible par lequel l'amour affluait. Alors, la menace, le désastre, la catastrophe reculaient, enveloppés de son silence.
Iana Ilinda se leva et fit le tour de l'appartement, examinant les objets comme si elle les voyait pour la première fois. La petite bibliothèque, héritage de son père, les trous laissés par les livres donnés à droite et à gauche et mal rangés, la racine d'un arbre qu'ils avaient trouvée sur une plage, un hiver, les pots en céramique dans lesquels, c'était étonnant, lierre et cactus continuaient à pousser, les motifs pâlis des nattes qu'ils utilisaient en guise de tapis, les arabesques sur le damas de la lampe de chevet dont la lumière douce et intime avait toujours été un refuge pour eux contre leur lien étouffant et, plus tard, lorsque Nèda était née, contre leur insatisfaction mutuelle qui devenait de plus en plus impatiente. Elle était si fière de la manière dont elle avait arrangé cet appartement pourtant loué et peu aimé, dont elle avait dégagé l'espace dans lequel chaque objet créait son propre monde et y vivait. Elle pouvait poursuivre son existence ici mais elle pouvait tout aussi bien continuer à vivre n'importe où ailleurs, à créer des foyers et à les abandonner, à mettre au monde des enfants et à les oublier, ses racines étaient cassées, sa relation au monde, un élément essentiel avait disparu. C'était vraisemblablement sa mère et Nèda qui appelaient avec autant d'opiniâtreté, c'était dégueulasse de sa part, allô. Évidemment, c'était la voix de sa mère, et après, les pleurs de sa mère, et ensuite tout ce que sa mère avait enduré, les accusations, les plaintes, les reproches de sa mère, et puis tout sur Nèda, Nèda qui pleurait, qui se réveillait la nuit, qui ne parlait pas, ses dents avaient cessé de pousser, Nèda qui ne jouait pas, qui ne voulait pas qu'on lui lise des contes, qui refusait de manger, ensuite ce fut le tour du locataire grec, si sympathique, en qui elle avait toute confiance, chaque nuit elle se réveillait, si tant est qu'elle puisse s'endormir évidemment, parce qu'elle ne pouvait plus trouver le sommeil sans somnifères, des jours entiers, des nuits entières elle n'avait pu croire qu'elle, Iana Ilinda, sa propre fille… dans ce village paumé, ça, elle ne pouvait pas l'encaisser, dans cette stupide montagne, non, la montagne n'avait rien à voir avec ça, elle n'y comprenait vraiment rien et exigeait que sur le champ Iana Ilinda lui explique, tout de suite, à la minute même, pourquoi, pourquoi, pourquoi elle avait fait ça, de quoi avait-elle manqué, de quoi était-elle insatisfaite, qu'est-ce qui lui fallait encore, n'avait-elle pas tout, tout, tout ! ce que l'on pouvait désirer dans la vie
bon, je t'appelle demain, tenta-t-elle de l'interrompre, mais le torrent de paroles ne tarissait pas
qu'elle laisse Siliann l'écouter, oui, elle lui avait sûrement déjà raconté à lui, et qu'il lui dise par téléphone, elle était maintenant au bout du rouleau, elle n'avait même plus la force d'attendre jusqu'au lendemain qu'elle aille la voir, elle n'avait plus le temps, elle avait attendu si longtemps, elle voulait savoir, il fallait qu'elle sache, elle avait le droit de savoir pourquoi sa fille avait voulu mourir, allô !
Allô !
Oui.
Tu m'entends !
Oui.
Non, ne raccroche pas ! Oh, qu'est-ce que je suis idiote !
Mais non, elle n'était pas si stupide. Car s'il était arrivé quelque chose à sa petite, grâce à Dieu il n'en était rien, mais si sa fille était morte, disons, ils n'auraient pas su où la chercher, elle n'aurait pas pu aller à son enterrement et… le Grec avait tout piqué, tout, son bracelet en or, celui qui ressemblait à une chaîne, que Iana Ilinda aimait tant, elle avait décidé de le lui offrir parce qu'elle ne pouvait plus le mettre, où l'aurait-elle porté, elle risquait qu'on le lui vole, elle ne sortait quasiment plus, sa vie était désormais… et cette déception, pour ses dernières années à vivre, cette amertume de la part de son unique fille… il avait même pris le moulin à café, est-ce qu'elle se rendait compte, celui de sa grand-mère, le moulin mécanique, il avait même dévissé l'ampoule de sa chambre, à ce point quand même… et le plateau en argent avec des poignées, celui avec lequel elle lui apportait son petit déjeuner au lit le matin, oui, elle lui apportait même son petit déjeuner au lit le matin ! Il n'était pas en argent mais c'est ce qu'il avait sans doute cru, Dieu seul sait… et même les dessins, ceux qu'ils avaient faits avec son père
quels dessin, demanda Iana Ilinda, je ne me rappelle pas
ceux sur lesquels son père lui dessinait le chat et la souris et que Iana Ilinda coloriait
non, je ne m'en souviens pas
que pouvait-il bien en faire de ces dessins, est-ce que quelqu'un pouvait le lui expliquer, à quoi pouvaient bien lui servir de vieux dessins d'enfants, et les livres de grammaire française de Marie, ces manuels auxquels il suffisait de jeter un coup d'œil pour avoir appris la grammaire, et le vase brun dans l'entrée, celui qui contenait les roseaux, tu te rappelles, il a sûrement fait exprès de le casser.
Exprès ?
Allô ?
Oui.
Qu'est-ce que tu as dit ?
Il a fait exprès de casser le vase ?
Non, ça n'a peut-être pas été tout à fait intentionnel, peut-être l'a-t-il cassé il y a longtemps, lui ou un autre ; peut-être, sans le vouloir, l'a-t-il heurté avec ses valises et ensuite il n'aura pas eu le temps de ramasser les débris et de les jeter, en fait, seuls deux gros morceaux s'étaient détachés sur le côté pansu et il les avait mis comme s'il n'y avait rien de cassé, étant donné que le vase était toujours dans son coin ça ne s'était pas remarqué et c'est par hasard qu'elle l'avait découvert
et qu'est-ce que tu as fait ?
Elle avait tenté de les recoller mais sans succès, il s'était même brisé davantage.
Comment ça.
Allô ?
Comment s'est-il brisé davantage.
Il s'était cassé en morceaux encore plus petits.
Comment.
Elle l'avait laissé tomber.
Voilà.
Mais qu'est-ce qui te prend avec ce vase ! Oh Seigneur !
En fait, lorsqu'elle avait essayé de le réparer avec de la colle, sur la table de la cuisine, comme elle avait les mains qui tremblaient, comme elle ne savait pas ce qui pouvait bien encore disparaître, comme elle ne comprenait pas ce que cela signifiait, comme elle ne savait pas où se trouvait Iana Ilinda, ni ce qu'elle faisait, comme la petite était à la maternelle mais qu'elle n'arrêtait pas de pleurer, comme Siliann n'avait pas l'air d'aller bien et qu'il buvait sans arrêt, comme tout ce qu'elle possédait lui avait maintenant été enlevé, elle avait laissé tomber le vase.
Et qu'est-ce que tu en as fait, poursuivit Iana Ilinda.
Elle s'était demandé qu'en faire, ensuite elle avait ramassé les débris avec une pelle. Ça ne lui avait pas fait beaucoup de peine parce qu'elle savait que Iana Ilinda aimait ce vase. Elle avait même laissé la pelle sur le balcon mais elle avait fini par en avoir besoin parce qu'il faut bien balayer, n'est-ce pas, il faut bien continuer à vivre. Et elle avait jeté les morceaux dans un sac en plastique d'abord, ensuite à la poubelle.
Donc, tu l'as jeté.
Oui, elle avait jeté les débris, il n'y avait rien d'autre à faire.
Allô, allô, que se passe-t-il, est-ce que tu m'entends, la ligne a été coupée ? tu es là ? Iana Ilinda !
Iana Ilinda !
Maman, au temps du roi Salomon, un riche commerçant de soie vivait en Israël. Il avait une immense maison dans laquelle il faisait frais, le sol était recouvert de marbre blanc et rose, il y avait des fleurs et de la verdure, et beaucoup de serviteurs qui couraient silencieusement d'une pièce à l'autre, devinant le moindre des désirs de leur maître. Il avait plusieurs femmes qui l'adoraient et beaucoup d'enfants qui embellissaient ses vieux jours de leurs rires, fontaines et ruisseaux rafraîchissaient et irriguaient ses jardins incommensurables où gazouillaient les oiseaux. Un jour arriva l'ange de la mort, Asraël, et il commença à flâner dans les rues et à examiner la ville. Tous les habitants s'étaient cachés dans leurs maisons, barricadant portes et fenêtres, la ville était devenue déserte car tout le monde savait : celui sur lequel tombe le regard d'Asraël est condamné à mourir bientôt. Mais, sans qu'on sache comment, le riche commerçant, pour une raison ou pour une autre, ne put refreiner sa curiosité et décida de se montrer à la fenêtre pour voir à quoi ressemblaient les anges. Il l'entrouvrit légèrement et aperçut Asraël qui descendait dans la rue. Il demeura ébahi par sa beauté, par son immense pèlerine noire, ses yeux brillants, ses cheveux, sa démarche céleste. Il était impossible de décrire le spectacle de l'ange marchant dans sa direction, impossible de le comparer à toute la beauté du monde. C'est alors que les yeux d'Asraël se posèrent sur lui, le transperçant. Il mesura tout à coup ce qu'il venait de commettre, comprit qu'il était condamné et mourrait très bientôt. Il alla auprès du roi Salomon et se mit à se plaindre de son sort pour implorer son aide. Le roi Salomon répondit qu'il l'aiderait et exaucerait chacun de ses désirs. Fais en sorte, répliqua le commerçant, que je sois aussitôt transporté dans la contrée la plus éloignée. D'accord, dit Salomon, je vais frapper trois fois dans mes mains et t'envoyer dans la ville la plus éloignée, Haïdarabad. Mais est-ce que ça va te sauver d'Asraël et de la mort, je n'en sais rien. Salomon frappa trois fois dans ses mains et le commerçant se retrouva sur le champ à Haïdarabad. Mais, le même soir, Asraël se rendit au palais de Salomon ; ils burent du vin, regardèrent les danseuses au clair de lune et se délectèrent du doux chant des cithares. Et Asraël lança, tu sais, je rencontre de drôles de gens dans votre ville. Aujourd'hui, à midi, par exemple, j'ai vu un commerçant en soie qui aurait dû être à Haïdarabad, que faisait-il encore ici, je me le demande.
Pardon ? Allô ! Qu'est-ce que tu as dit ?
Le combiné grésillait, la ligne était mauvaise, on entendait en arrière fond le signal d'occupé, et puis, comme une déflagration, qu'est-ce que c'est que ces sottises ! Tu n'as pas honte ! Espèce d'idiote ! Quel culot ! Mécréante ! Renégate ! Criminelle ! Iana Ilinda éloigna le combiné, tandis que la voix bien timbrée continuait à résonner comme dans un micro déformant et que les accusations pleuvaient sur elle tels des coups de fouet, les mêmes que lorsque Marie l'avait laissée pour aller à un enterrement, elle l'avait inconsidérément confiée aux soins de son inexpérimentée de mère, toutes les deux se sentaient toujours gênées, n'ayant jamais pu s'habituer à leur présence mutuelle, sa mère enveloppée de sa robe de chambre rose et duveteuse, fleurant bon le bain et le parfum, irréelle, la voix cristalline, en train de vernir ses ongles exquis, Iana Ilinda assise au beau milieu du tapis avec ses moules à sable et une poupée déguenillée, la seule avec laquelle elle jouât, le silence et le calme s'établirent, comme si elles s'étaient mutuellement oubliées, indifférentes et imperméables à la présence de l'autre, et Iana Ilinda se mit à parler à sa poupée, tandis que sa mère tendait l'oreille Dieu seul sait pourquoi, allez, ma poupée, ma poupée mignonne, je vais fermer les yeux et toi, tu vas me conduire encore une fois jusqu'au puits où m'attend la belle dame aux chemises bigarrées, sa mère se figea et la regarda, le vernis sécha même sur la petite brosse, mais Iana Ilinda ne comprit pas une fois de plus, elle s'allongea par terre et ferma les yeux, serrant dans ses bras la poupée qui l'emmenait dans ses lieux préférés, le ciel éclatant qui faisait étinceler les cheveux de la femme comme des pierres précieuses, les récipients d'argent qu'elle lustrait en souriant, cette fois-ci, elle voulait rester suffisamment longtemps près du puits pour jouir de la maison, de ses murs passés à la chaux, de l'odeur de savon fait maison, et du printemps, elle scrutait les pins séculaires au-dessus d'elle, leur tranquillité et leur fierté, et sur le mont, en face, c'était les toits du village, à seulement une demi-heure de marche par le sentier, ça sentait la résine et la neige fondue, la brise était encore un peu froide mais le soleil la réchauffait si agréablement ; elle tourna le visage vers lui et se laissa pénétrer par son silence, la lumière fit irruption en elle à travers ses yeux entrouverts, et, en même temps, toute la joie, le calme, Iana Ilinda ! hurla sa mère de la même manière que trente ans plus tard, avec brutalité et d'une voix criarde dans le combiné du téléphone, et elle renversa le flacon de vernis qui se déversa sur le tapis, Iana Ilinda, qu'est-ce que tu fais ! Sa mère était au-dessus d'elle au lieu de la cime des pins majestueux, elle voyait les petits poils clairs sur ses jambes, debout ! Elle la souleva de terre et la prit dans ses bras en prenant garde de ne pas l'effleurer de ses ongles, elle l'emmena jusqu'au fauteuil et la fit s'asseoir sur ses genoux, raconte à maman où tu demandais à ta poupée de te conduire, ce qui te faisait rire si béatement pendant que tu étais couchée sur le tapis, à qui tu parles d'ailleurs, au soleil, répondit Iana Ilinda. Ah bon ? Au soleil, donc, et dans le regard de sa mère apparut l'intervalle qui séparait la fureur de son apaisement lorsqu'elle hésitait encore entre les deux, c'est au soleil, donc, que tu ris, sa voix resta en suspens dans le silence, oui, au soleil et à l'odeur de chaux, j'aime quand on a lavé les couvertures et les carpettes et qu'on les a accrochées aux arbres pour les faire sécher, des carpettes ? oui, j'ai fait le ménage dans la maison et j'ai préparé le feu, sa mère la fit descendre de ses genoux et elles se regardèrent, incrédules, et alors sa mère remarqua la tache visible maintenant et déjà sèche formée par le vernis à ongles sur le tapis et son visage sembla s’allonger tandis qu’elle blêmissait en silence. Iana Ilinda en fut encore plus effrayée que par tout le reste
quelle maison as-tu nettoyée ! est-ce que tu peux m’expliquer de quelle maison tu parles ! Cette Marie, qu’est-ce qu’elle t’a fait ! Quelles balivernes elle t’a racontées, quelles carpettes, quels arbres ! Marie n’est pas dans cette maison, elle n’y habite pas, tenta d’expliquer Iana Ilinda, de conjurer la crise, qui n’habite pas là-bas, parle ! Les yeux de sa mère se plantèrent dans les siens, comme ceux d’Asraël, arrête de me regarder, parle ! C’est une grande maison blanche, avec un étage et un escalier en bois, à l’étage se trouve ma chambre de prière avec le portrait de Jésus et la fleur aux épines, qu’est-ce que tu racontes, vociféra sa mère, les yeux écarquillés, à distance d’elle comme si elle avait peur de demeurer tout près de cette enfant, et quelle maison préfères-tu, demanda-t-elle en feignant de se radoucir, la nôtre ou celle dont tu parles et que tu viens de me décrire, celle dont je te parle et que je viens de te décrire, répondit l’enfant, vraiment ?! s’esclaffa sa mère avec dédain, et ses traits devinrent encore plus brouillés, est-il possible que les carpettes de ploucs te plaisent plus que nos tapis, nos buffets viennois, nos miroirs en cristal, est-il possible qu’il y ait une demeure plus ancienne et plus cossue que celle-ci ?
C’est ma véritable maison, Iana Ilinda n’avait jamais espéré que les choses s’éclaircissent à ce point, ça, c’est Marie qui te l’a dit, non, Marie ne m’a jamais dit ça, elle ne me dit jamais rien, et les yeux de l’enfant se remplirent de larmes,
mais qui te l’a dit alors,
je ne sais pas,
tu dois bien le savoir,
je ne sais pas
il le faut ! À partir du moment où tu fais une telle distinction entre cette demeure et une qui serait ta vraie maison, tu dois le savoir !
je ne sais pas, et les larmes se retirèrent peu à peu, et le visage peu à peu se figea
il faut bien que quelqu’un t’en ait parlé, te l’ait dit, qui !
personne
tu mens !
je ne cache rien, tout simplement tu n’es pas ma vraie mère !
maman, non, je t’en supplie !
je t’en supplie, ne me frappe pas comme ça !
je t’en prie, ne m’offense plus jamais ainsi !
un jour, je partirai d’ici, tu ne comprends pas ?
Ah oui ? Tu me menaces maintenant ? Eh bien, va-t’en! Allez, vas-y, pars ! Qu’est-ce que tu attends ? Va-t’en ! Fiche le camp ! Salope ! Dévergondée ! Mécréante ! Les gifles pleuvent. Encore et encore. Elle est si petite et menue face à sa mère déchainée, elle ne détourne pas son visage, ne serait-ce qu’instinctivement, des paumes empourprées aux ongles pas entièrement vernis, sans larmes pour mouiller son visage, sans trahir le moindre signe de douleur, la tête haute et fière, les yeux mi-fermés, les lèvres serrées, à chaque gifle sa mère s’abattait sur elle comme une vague, à chaque gifle, chaque cri, chaque offense qui lui étouffait la bouche, dans quelques minutes sa fureur se briserait et elle éclaterait en sanglots tandis que Iana Ilinda se hisserait sur la pointe des pieds dans la salle de bains pour voir dans la glace la trace des doigts sur son visage, mais elle n’avait pas encore appris à se taire suffisamment, à passer sous silence la plus grande partie de sa vie, ce qu’elle savait et ressentait, tu m’as gâché la soirée, tu m’as gâché mon moral, tu m’as gâché mes yeux, tu m’as gâché ma vie, est-ce pour cela que je t’ai mise au monde, pour que tu me gâches sans cesse tout, comment veux-tu que j’aille maintenant à la première, tout le monde va s’apercevoir que j’ai pleuré avec ces yeux gonflés, ces poches ; Iana Ilinda était debout devant elle, du haut de son petit corps de cinq ans, et regrettait d’être née, que les yeux de sa mère soient rouges, son visage gonflé, que tout le monde s’aperçoive qu’elle avait pleuré.
Il n’y a pas d’Asraël dans la Bible ! Nulle part ! Pas seulement dans la Bible ! Il n’y a pas d’ange Asraël ! Du moins, je n’en ai pas entendu parler ! De toute façon, il ne peut y avoir d’ange de la mort ! Comment peux-tu maintenant, après tout ce qui s’est passé, raconter une histoire pareille ! Une histoire d’anges, de fontaines et de négociants en soie ! Où sont-ils tes anges, hein, ta soie ? Ton enfant n’avait même pas de fromage, d’œufs, de lait ! On n’avait pas de quoi la nourrir ! Les autres mères se levaient à trois heures du matin et faisaient la queue pour du lait, et toi ? Toi ! Tu n’appelais même pas pour avoir de ses nouvelles, tu m’as laissée toute seule et tu as quitté ton mari durant ces dures années, mon Dieu !
(…)
Traduit du bulgare par Marie Vrinat