La boîte noire - extrait


Alek Popov


LA BOITE NOIRE


traduit du bulgare par Marie Vrinat


Prologue

« Je n'arrive pas à croire que mon père se trouve dans cette boîte en plastique noire que la douane vient de nous apporter. Ce n'est pas possible. La boîte est posée sur la table du salon et tous  les regards sont rivés sur elle. C'est le choc total ! Je ne sais pas ce qu'ils attendaient exactement. C'est une boite des plus ordinaires. Un emballage. Je la soulève : elle est plutôt lourde. De la cendre noire se répand d'un coin. La cendre de mon père, je suppose. Je l'essuie du doigt, la renifle ; je suis tenté de la goûter, mais je sens qu'on m'observe avec une réprobation croissante. Sur le couvercle, en petits caractères, est inscrit le nom de mon père.

Je me dis que ça pourrait être n'importe quel autre nom...

Ensuite, tous se mettent brusquement à s'agiter, ils étendent la nappe, dénichent une photo du défunt, arrangent des fleurs, allument une bougie, posent des bonbons, et le petit autel domestique est prêt. Par la suite, d'autres objets sont ajoutés : une icône, une croix, les livres de papa, un diplôme, une médaille. Ma grand-mère tient à souligner la position sociale de mon père. Ma mère s'affaire alentour, se donnant des airs occupés, concentrée sur les détails, alors qu'en réalité son esprit vagabonde dans l'au-delà. Elle tente de percer l'épais brouillard qui sépare les vivants des morts... Des gens commencent à arriver : ils regardent la boîte noire et hochent la tête. Tout est si inattendu. Hier encore, ils buvaient un verre ensemble, aujourd'hui il n'est plus là.
La mort de mon père a de quoi choquer les esprits. Premièrement, parce qu'il est très jeune, il a à peine cinquante ans. Deuxièmement, parce que c'est un cerveau brillant qui semble maintenant irrémédiablement perdu pour la science. Troisièmement, ce malheur est arrivé au diable vauvert, en Amérique, ce qui augmente notre sentiment d'impuissance. Quatrièmement, personne ne sait comment ça s'est produit exactement, ce qui confère à l'incident une auréole funeste et alimente toutes sortes de rumeurs absurdes. Cinquièmement, ce genre d'événements est tragique en soi. Sixièmement, il doit y avoir encore tout un tas de bonnes raisons qui m'échappent pour le moment.

Un an, presque, s'est écoulé depuis la chute du communisme.

J'ai toujours pensé qu'un truc comme ça allait lui tomber dessus, tôt ou tard, s'il continuait de cette façon... Je veux dire que mon père buvait comme un trou. Comme s'il s'entraînait pour les championnats du monde, aussi ne nous restait-il plus qu'à croiser les doigts. Je n'ai aucune idée de ce qu'il tentait de démontrer lorsqu'il n'était pas soûl. Tous ces algorithmes, ces intégrales et théorèmes qu'il crachait, je n'y entravais que dalle. Je n'ai jamais été attiré par les sciences exactes. Au lycée, j'étais désespérément nul en maths. Je ne pourrais pas dire qu'il m'aidait particulièrement. Il me plaignait plutôt... Moi aussi, je le plaignais d'être obligé d'avoir affaire à une matière aussi ingrate. Car, aussi paradoxal que cela puisse paraître, moi qui étais si faible et lui si puissant, nous nous retrouvions à égalité. Peu importe la longueur d'une équation lorsqu'on ne peut la résoudre. La différence, c'est que je n'en avais rien à cirer, tandis que, pour lui, c'était une question de vie et de mort. Ces foutues intégrales ressemblent à des hameçons de pêcheur. Il suffit de mordre une fois et c'est fini. Je me demande qui peut bien les lancer pour attraper les carpes dans la mare nommée science.
Voici mon frère, Nedko, qui se radine, une sacoche de postier sans forme à l'épaule. L'année dernière, il n' a pas réussi à entrer à l'Université et, en vertu d'une loi débile, il doit trimer pendant six mois pour passer à nouveau le concours d'entrée1. L'État se préoccupe de faire en sorte que les jeunes ne traînent pas sans travail. Je soupçonne que les choses vont très vite changer. En tout cas, pour l'instant, il n'a pas le choix. Je lui dis :
− On a reçu un colis d'Amérique.
Nedko cligne des yeux, stupéfait, puis il aperçoit la boîte noire et un sourire penaud apparaît sur son visage. Le travail à la poste l'a rendu cynique : sa sacoche déborde de lettres, de journaux et revues qui, j'en mettrais ma main à couper, n'atteindront pas de sitôt leur destinataire. Par un fâcheux concours de circonstances, c'est lui qui est responsable de notre quartier, c'est la raison pour laquelle nous recevons la lettre annonçant le colis funèbre avec deux semaines de retard.
Nedko tente de m'amadouer en me fourrant dans les mains le dernier numéro du magazine soviétique progressiste Ogoniok qui publie régulièrement des découvertes à vous glacer le sang. Mais aujourd'hui je me moque bien de cocasseries au goût stalinien. Je regarde la boîte et me dis : et merde, comment savoir si, dedans, ce sont les cendres de mon père ou celles d'un SDF ? Aucun moyen ! Je confie mes soupçons à mon frère qui hausse les épaules :
− Comment ça te vient à l'esprit des conneries pareilles ?

Comment ? Il n'y a pas besoin de beaucoup d'imagination pour y penser. Mais, apparemment, il en est totalement dépourvu. Le transport du corps des USA en Bulgarie devrait coûter vers les deux mille dollars : somme que nous ne pouvons assurément pas nous permettre. La compagnie d'assurance se fait tirer l'oreille. L'université se serre la ceinture. L'ambassade de Bulgarie refuse également de mettre la main à la bourse pour le rapatriement, si bien que la seule issue est la crémation. Étant donné l'athéisme de mon père, on peut supposer qu'il n'y verrait aucun inconvénient. Ses cendres voyagent comme un colis ordinaire.
Un colis d'Amérique.

− Tu l'as déjà dit, rétorque mon frère en fronçant les sourcils.
− C'est pas moi qui l'ai dit. C'est Svetoslav Minkov2.

La nouvelle a été publiée dans un recueil satirique des années 1950, elle dénonce les valeurs bourgeoises. Une famille de petits-bourgeois a des parents aux États-Unis qui envoient régulièrement des colis. Ces marchandises provenant de l'autre côté de l'océan suscitent un enthousiasme sans bornes et les louanges et commentaires ne cessent de pleuvoir concernant la grandeur de l'Occident par rapport à la nullité de l'industrie locale. Cependant, un beau jour arrive un étrange colis. Il contient une boîte métallique scellée sans aucune inscription dessus. Lorsqu'ils l'ouvrent, ils découvrent à l'intérieur une mystérieuse poudre grise. Intense méditation : qu'est-ce que ça peut bien être et à quoi cela peut-il bien servir ? Pour finir, le père prend son courage à deux mains et en verse une cuillerée dans son café. L'effet est dynamisant et l'on décide qu'il s'agit d'une vitamine. La famille commence à en prendre au petit-déjeuner et lui trouve, entre temps, d'autres fonctions domestiques. Lorsque ce baume miraculeux s'épuise, ils décident d'écrire aux parents en Amérique de leur en envoyer encore. C'est alors qu'ils reçoivent une lettre. Elle aurait dû arriver en même temps que le colis, mais de toute évidence elle est tombée dans la sacoche d'un type comme mon frère... Les parents d'Amérique leur annoncent que leur tante est morte et qu'ils leur envoient ses cendres pour qu'elle soit enterrée en Bulgarie. Ce qui met fin aux compliments en faveur de l'Occident.
− Bien trouvé, fait remarquer mon frère.

Lorsqu'un avion s'écrase, tout le monde se précipite à la recherche de sa boîte noire. C'est là que sont conservées les informations concernant la navigation, l'état technique des systèmes, les dialogues échangés par l'équipage, les ordres du commandant de bord, etc. Cette petite machine, appelée également flight recovery, permet de restituer les événements qui ont lieu à bord avant le crash et d'en comprendre les causes. La boîte noire de mon père ne contient rien de tel : toute information a été effacée, transformée en cendre. Je me rends compte, subitement, que je ne le connaissais presque pas. Je ne comprenais pas son travail. Je méprisais sa picole. Je tremblais devant sa colère. J'étais content lorsqu'il partait. J'avais peur qu'il puisse ne pas revenir. C'est ce qui s'est passé.

Un souvenir fait surface dans ma mémoire, telle une carte postale de l'au-delà. Une vaste plage : d'un côté, des rangées d'hôtels et de palmiers, de l'autre les clapotis de l'océan Atlantique, trouble et menaçant. Un zeppelin publicitaire plane dans le ciel, déployant une énorme banderole : « Myrtle Beach ». Nous sommes en Amérique, sans doute en 1986.  C'est cette année-là que mon père est parti enseigner deux semestres à l'université de Caroline du Sud, et l'État, magnanime, lui a permis de prendre sa famille avec lui3. J'étais en troisième année de fac et j'étais vivement intéressé par la perspective de pouvoir rester. Plutôt pour le principe, ça ne me plaisait pas tant que ça... Mon père n'y était pas favorable. On en discute à la plage. C'est la seule conversation sérieuse que nous ayons eue. Je ne me rappelle pas ses mots exacts. La marée en avale la majeure partie. Ma mère et mon frère marchent loin devant nous. Je contemple nos ombres qui galopent l'une à côté de l'autre sur le sable. C'est un grand gaillard corpulent, avec une grosse tête et des cheveux coupés très court. Sa ceinture lui arrive au milieu du ventre, ce que je trouve un peu ridicule. Je suis un gringalet aux cheveux ébouriffés et sans forme. J'ai le pantalon qui pend assez bas sous la ceinture et qui frise l'indécence. Deux jours auparavant, sur MTV, j'ai vu le chanteur d'Aerosmith habillé ainsi et je trouve ça très chic. Mon père s'efforce de m'expliquer pourquoi il ne veut pas que je reste en Amérique. Non pas que ce soit impossible ou qu'il n'y ait pas pensé, mais il y a des choses plus importantes que les magasins remplis. Le respect, par exemple. Tout homme doit être respecté dans ce qu'il fait, alors que l'immigré reste toujours un immigré. Même ici, en Amérique. Maintenant, on le considère comme égal, mais, s'il décidait de rester, on aurait un autre comportement à son égard. Je sais que c'est compliqué, il met sa main sur mon épaule (peut-être que non, je ne m'en souviens plus). Ses arguments parviennent jusqu'à mon cerveau sous une forme des plus fragmentaires. En fait, je m'en fiche un peu, qu'on reste ou non. Le plus important, poursuit-il, c'est d'avoir plusieurs choix. Pouvoir dire « non ». Un immigré ne peut pas dire « non ». Ensuite, il me parle de ses étudiants en Bulgarie – les garçons, comme il les appelle. Ce ne serait pas pareil sans eux... Bien entendu, il pouvait toujours se justifier par le régime, ils le comprendraient tous. Ses relations avec les communistes n'ont jamais été simples. Mais, n'est-ce pas, c'est malgré le régime qu'il a atteint la place où il se trouve maintenant, ce qui rend son succès encore plus authentique ?! Sans compter que les régimes changent... Je l'entends mentionner le nom du leader soviétique Gorbatchov, mais mon attention est entièrement attirée par une fille qui a un anneau au nombril. C'est la première fois que je vois un truc pareil. L'anneau brille, aveuglant, sur son ventre lisse. J'en ai la mâchoire qui pend jusqu'aux genoux. J'ai la sensation de revenir cent mille années en arrière dans l'évolution de l'humanité. Gorbatchov, la pérestroïka ? Tu parles !

Mon père ne remarque rien.

Je me dis, si tu avais vu cet anneau, mon pote, à l'heure qu'il est, tu serais peut-être ailleurs, et pas dans cette satanée boîte. La vie, ce n'est pas seulement des intégrales, des hypoténuses et de la vodka. Mais il est trop tard pour insuffler un peu de raison à mon père. Il est trop tard pour apprendre à le connaître. On ne peut même pas boire une bière ensemble ! Il n'y a pas de retour en arrière possible. Il est dans sa boîte, il s'y est installé comme une pièce dans une bourse et il n’en a rien à foutre. Je veux dire, ses cendres. Pour ce qui est de l'âme, je n'en sais rien ; peut-être parcourt-elle l'Amérique, chevauchant une invisible Harley Davidson et hurlant de joie : je m'en suis tiré ! Fuck !Fuck !Fuck !

Sauf que nous, on reste là – au sens propre comme au figuré. Pour couronner le tout, la compagnie d'assurance refuse de payer. Ils insistent pour qu'on procède à un test ADN. Mais le corps a déjà été incinéré. Les salauds, ils ont bien calculé leur coup, ils savent que nous sommes loin et que ne pouvons quasiment rien entreprendre. Nous perdons près de cent mille dollars.

C'était il y a quinze ans.

1. NED


But there is no need to worry,
This is just a vacation,
It's not permanent leaving4
Sun Towns, Animal Collective

Une petite chambre étroite et sombre. Je suis assis, genoux repliés. Manifestement, les murs ne sont pas épais, ils laissent passer toutes sortes de bruits : craquements, coups, claquements, vibrations, voix, mélodies. Comme si je me trouvais dans un vieux poste de radio que l'on essaierait en vain de régler. Je ne sais quand exactement le mot « refuge » m'a traversé l'esprit. À ce moment-là, ou maintenant que j'essaie de donner un sens au passé ? En tout cas, que ce soit une simple boîte ou les entrailles de la baleine de Jonas, venue me sauver des éléments déchaînés, je suis dedans. Je perçois des pas. On frappe contre le mur, pas brutalement, plutôt précautionneusement, comme pour vérifier s'il y a quelqu'un dedans. « Je suis là ! » Je crois que j'ai crié, mais personne ne m'a entendu. À moins que je ne me sois tu, car je n'étais guère chaud pour des explications. Qui es-tu ? D'où viens-tu ? Que fais-tu ici ?
Je ne dois d'explications à personne !
Remous. On dirait qu'on a soulevé ce dans quoi je me trouve, quoi que ce soit, et qu'on l'emporte quelque part. Clapotis de vagues... Je n'ai pas peur. On me fait monter dans un camion. Je suis brinquebalé sur le sol. Je ne sais pas comment il me vient à l'esprit qu'on m'envoie comme un colis à ma mère. Elle ne sait pas ce qu'il y a dedans, essaie de l'ouvrir, n'y arrive pas, se met en colère, prend les ciseaux, les plante dans le carton et me transperce droit au cœur. Je m'imagine que ce n'est pas moi qui suis dans le colis, mais mon pantin. Je souris. La bonne blague.... De la cabine du chauffeur parvient de la musique.
Pour la première fois, je ne suis pas pressé. Bien qu'étroit, c'est confortable. Les ténèbres ont un effet apaisant. Je n'ai ni désirs ni besoins clairement perceptibles. Ni non plus de réelles pensées... Je ne m'ennuie pas, même si je ne fais rien. Je pourrais rester dedans toute une éternité. À moins que ce ne soit justement ça l'éternité ?
− ¡Pepino, cariño! Las tonterias que me haces hacer!¡ Si nos descurben, los dos estramos en grandes aprietos !
Le tablier blanc s'épanouit ; par la fente apparaissent deux nibards pleins et mordorés, aux pointes érectiles, retenus par un soutien-gorge bas. Derrière l'épaule, un visage mal rasé recouvert d'une petite toque de chirurgien jette un regard et colle ses lèvres sur le cou blanc.
− ¡Eres tan linda Anastasia!
Les fortes mains poilues saisissent la taille et défont les boutons du bas.
− ¡Que diablito eres!
Les lignes fermes de ses cuisses se réunissent dans le triangle du string. La main s'y enfonce et le tend sans pitié. On aperçoit un duvet dru et un petit tatouage indigo.
− ¡Pepino! Se ha parado!!
Les deux moitiés du tablier se referment brusquement.  
− ¡Por supuesto que se me ha parado! Siempre se para cuendo esta cerca !
− ¡El tuyo no tonto ! − son doigt montre la bosse qui tend le drap sous mon ventre.  ¡El suyo! ¡Esta enderezado!¡Tiene ereccion!
C'est le seul mot que je comprenne.
Ils s'enfuient tous les deux de la chambre. La porte se ferme avec fracas. J'ai toujours les yeux fixés sur la stupide bosse sous le drap. Je m'efforce de rétablir le lien qui existe entre elle et moi. C'est mon corps, ça ? J'éprouve l'envie paniquée de rentrer au « refuge» et de refermer le couvercle. Mais il n'existe plus. Je suis dehors. Rejeté, recraché, régurgité...
Des voix animées retentissent dans le couloir. Puis, silence. La porte s'ouvre, un petit homme âgé entre dans la chambre avec une barbe poivre et sel qui s'effiloche. D'autres silhouettes se glissent derrière lui, sur la pointe des pieds.
− Welcome, Ned ! ses yeux jaunâtres m'examinent avec attention. Don't say anything. If you hear me, just nod5.
Qu'est-ce qu'il a dit ?... Je n'y comprends rien. Je cligne bêtement des yeux.
−  Wonderful !  I am doctor Goldenthal.  You must be worried where you are?  You are at Old Creek Hospital.  You were unconscious for long time6.
Il s'efforce de parler clairement et distinctement, mais cela n'y change rien. La seule chose que je comprenne, c'est qu'il s'appelle Goldenthal. Manifestement, je me trouve dans un hôpital. Depuis quand ?... Je sens la panique envahir ma conscience qui vient juste de s'éveiller.
− Où est mon frère ? demandé-je d'une voix éraillée.
− What ? Il ouvre les yeux comme des soucoupes. What did you say7?
− Maybe something in his native language?8 dit une voix féminine.
− Anguel ! Mon frère, Anguel... balbutie ma mâchoire rouillée.
− Some angel9...
− He speaks about his brother, Angel – intervient une troisième voix – ‘We must call him!10
    − Okay – répond le plus âgé en opinant de la tête et en me prenant la main – Take it easy man.  Angel will come soon. You understand? Angel will come very soon. Don’t worry!11
Mon truc continue à pointer sous le drap, il n'y a plus de doute, c'est bien une partie de moi-même. Ils font tous semblant de ne rien remarquer, mais ils ont les yeux braqués dessus. Pour finir, tout de même, quelqu'un s'enhardit à faire un commentaire sur la question, si j'en juge à leurs regards et au gloussement salace qui s'ensuit. Goldenthal interrompt leur rire par une réplique furieuse. Ils sortent. Mon truc retombe.
Je tente d'établir un lien avec d'autres parties de mon corps. J'écoute les sons qui me parviennent de l'intérieur : le rythme lent et ensommeillé du sang, le pouls lointain du cœur et les élans paresseux des intestins, mais la concentration m'est difficile et je les perds souvent.
Tout est devenu tellement silencieux que j'ai la sensation d'être dans du coton. Sur l'écran de ma mémoire, le dédale des épaisses veines des flashes s'allume...
− Salut, frérot ! me parvient une voix guillerette.
Tandis qu'il s'avance vers moi, je prends conscience, même confusément, qu'en mon absence il s'est passé des choses. Peut-être à cause des vêtements ? Ce pantalon clair avec son pli, la chemise à petits carreaux bleus et le tee-shirt blanc dessous... Ango12 qui n'accordait pas d'attention à son apparence ! Cheveux coupés court, oreilles luisantes et joues roses rasées de près, à croire que, durant les dix dernières années, il n'a bu que du lait frais. Les poils des narines ont été également coupés. Mais il n'y a pas que cela. Toute son aura est différente. Plus rayonnante, mais aussi plus froide. Il tire la chaise qui se trouve contre le mur et s'assied près de ma tête.
− Bienvenu ! J'ai toujours cru que tu reviendrais.
Il me prend la main. Il a le visage rouge et de fins ruisselets coulent sur ses tempes. Apparemment, il a couru jusqu'ici.
− Tu vas te remettre. Just easy...
− Pardon ?
− T'as vraiment oublié l'anglais ? Le médecin m'a prévenu. Il paraît que ce n'est pas rare chez des patients qui sont restés si longtemps dans le coma.  Mais il a bon espoir que tu le retrouves. Au pire, tu l'apprendras de nouveau. C'est pas une langue difficile...
Je l'interromps :
− Combien de temps, le coma ?  
Près d'une minute s'écoule.
− Un an, neuf mois et treize jours.

De l'autre côté de la fenêtre s'étale une pelouse tondue et parsemée de petits arroseurs dont le son évoque un chœur de grillons enrhumés. Leurs jets, surmontés de petits arcs-en-ciel,  se croisent et dispersent une poussière d'eau. Old Creek est un hôpital renommé de La Rochelle, avec lequel ma compagnie d'assurance a un contrat. Je suis soumis à un programme de rééducation intensif. Tous les jours, matin et après-midi, je fais des exercices avec un kinésithérapeute. Les procédures comprennent des massages aquatiques et des frictions dans le dos, ce qui est plutôt agréable. J'avale une nourriture de plus de plus abondante et variée. Je retrouve vite ma forme physique. On ne peut en dire autant de ma forme linguistique, malgré les efforts du docteur Ming, spécialiste en reconstruction des pratiques langagières après de graves traumatismes. Les mots anglais retrouvent lentement le chemin de ma mémoire : décentrés, fugaces, timides, plus étrangers que jamais. Vidés de ma tête comme par un grand coup, ils ne parviennent pas encore à retrouver leur place exacte. Je tends la main vers l'un d'eux, c'est un autre qui vient... Mots croisés sans fin et douloureux. Mais le docteur Ming ne se laisse pas abattre.
− Est-ce que tu comprends quand je te parle, Ned ? me sourit-elle derrière ses fines lunettes.
Produit classique d'un mariage mixte : finesse des traits asiatiques, teint légèrement mat, prononciation impeccable.
J'opine de la tête. Comprendre n'est pas un si gros problème.
− Mais je marque difficilement, balbutié-je.
− Je suppose que tu veux dire « je parle» ? demande-t-elle en haussant les sourcils.
− Oui, oui. J'ai un accent.
− Ne pense pas à ton accent pour le moment ! Parle, c'est tout !
− Je peux demander quelque chose... médical ?
− Bien sûr, vas-y !
− Je m'excuse... de l'avance.
− Aucun problème, puisqu'il s'agit de médecine.
− Combien de temps un homme peut rester.. pris dans une femme ?
− Pardon ?!
Je sens mon visage s'enflammer.
− Je m'excuse pour l'accent... Je fais le geste avec les mains. Lorsqu'ils font l'amour, n'est-ce pas... et que tout à coup elle – je serre le poing – et il ne peut pas sortir.
− Ça s'appelle du vaginisme, m'informe-t-elle froidement.
− Exactement ! Combien de temps ça dure ?
− Une, deux, trois minutes...
− C'est tout ? Et toute une nuit, c'est possible ?
− Écoute, je ne suis pas vraiment compétente dans cette branche de la médecine, mais je n'ai pas entendu parler de cas de ce genre dans la pratique de mes collègues. Selon moi, ce sont des légendes qui reflètent l'effroi inconscient éprouvé par  les hommes par rapport au vagin. En réalité, le vaginisme s'observe plus souvent chez les animaux. Il dure aussi plus longtemps chez eux...
− Aha, je comprends. Excusez-moi pour mon accent...
− L'important, c'est qu'on te comprenne.
− Hum – je secoue la tête – c'est un statut.
Elle éclate de rire. Ce souci, sur le fond de notre discussion et de mon état général, lui semble manifestement d'une pédanterie qui frise l'absurde. J'aimerais pouvoir lui expliquer à quel point elle se trompe. L'accent, c'est super important ! Surtout à partir d'un certain niveau. À ce moment-là, les gens écoutent plus souvent votre accent que ce que vous dites. J'ai claqué des milliers de dollars et d'heures pour le corriger, mais le seul résultat que j'aie pu obtenir, c'est qu'on n'arrivait plus à deviner de quelle partie du monde exactement je provenais. J'avais balayé les traces, en quelque sorte. Mais voilà que, maintenant, même ce modeste succès est perdu... Je me retrouve à la case départ. Des instruments de menuisier craquent dans ma bouche en guise de langue. Et elle va me dire que le plus important, c'est qu'on me comprenne ! Qu'est-ce qu'elle croit, que je suis vendeur à Wal-Mart ?
Qu'est-ce que le vaginisme a à voir avec tout ça ?
Qui suis-je, en fin de compte ?


2. ANGO

54 miles jusqu'à la destination finale, si l'on en croit  les moniteurs accrochés au dossier des sièges. Température : -12°, altitude : 3500 miles. La carte de l'hémisphère ouest émerge sur l'écran. L'itinéraire de l'avion est marqué par une flèche blanche qui part de l'Europe centrale, passe au-dessus de l'Écosse, traverse l'Atlantique nord au-dessus de l'Islande, tourne en direction du Labrador et entre aux États-Unis en formant un angle droit, telle une fusée balistique. Son sommet touche presque le point qui porte l'inscription New York...
Des applaudissements mous retentissent dans la cabine. Les roues viennent d'effleurer la piste. Je me souviens de la première fois où j'ai mis les pieds en Amérique. Je volais par Heathrow avec la compagnie britannique. Les applaudissements avaient été alors bien plus énergiques. Cette fois-ci, je passe par Prague et l'avion est rempli d'Européens de l'Est. Ils frappent dans leurs mains, eux aussi, mais selon la vieille tradition socialiste, presque sans bruit.
Je m'appuie contre le dossier du fauteuil et ferme les yeux. Je n'ai pas roupillé un seul moment durant tout le trajet. Les coffres à bagages claquent au-dessus de moi ; les sacs de voyage, vêtements et pochettes en plastique pleuvent. Je ne comprends pas cette hâte. L'Amérique ne s'échappera pas. Elle continuera au moins pendant encore vingt ans à s'étendre de l'autre côté de l'océan et à absorber l'élan de vagues d'individus vers le bonheur personnel... Je me suis assoupi sans m'en rendre compte. Lorsque j'ai ouvert les yeux, la queue entre les fauteuils n'avait pas bougé d'un pouce. Je n'avais aucune idée du temps qui s'était écoulé. Des gens énervés, en sueur, des sacs entre les jambes, rouspétaient.
− Qu'est-ce qui se passe ? Pourquoi on ne nous laisse pas sortir ?
− Mesdames et Messieurs, nous avons un petit problème médical à bord. La voix du pilote était morne, celle d'un homme dont les projets pour la soirée sont irrémédiablement tombés à l'eau. Nous vous remercions de votre patience jusqu'à ce que les circonstances entourant cet incident soient élucidées. Veuillez nous excuser pour la gêne occasionnée.
Un petit problème médical ! Après les dernières attaques à l'anthrax, les menaces de botulisme, de peste bubonique, de malaria et d'un tas d'autres bacilles échappés de leurs couvercles de laboratoires, la nouvelle ne paraissait pas si anodine que ça. Les passagers s'affalèrent sur le premier siège venu, l'air sombre, et commencèrent à sortir leurs téléphones portables. À l'avant de la cabine apparurent plusieurs personnes portant des vêtements de protection de couleur criarde ainsi que des masques à gaz.
Eh bien, on n'était pas sorti de l'auberge !
Le responsable de ce capharnaüm, c'est le petit morveux qui n'en finissait pas de dégobiller durant les dernières heures. Apparemment, c'est ce qui a éveillé des soupçons d'attaque biologique. Le groupe s'affaire fébrilement autour du môme : on lui prend le pouls, on l'ausculte, on fait des prises de sang à toute la famille, on prélève des échantillons de l'air... La mère sanglote. Le père, de type proche-oriental, avec une mèche clairsemée et grasse collée au crâne, froisse nerveusement un emballage de snacks. Derrière ce geste insignifiant, on devine la terreur de l'homme ordinaire propulsé au cœur du chaos mondial. De temps à autre, le commandant de bord intervient pour calmer les esprits. Les types aux masques à gaz trimbalent des valises contenant des appareils. Mais les résultats tardent à venir. Nous, on poireaute, le stress ayant cédé la place à une indifférence stupide.
Je n'ai pas mis les pieds en Amérique depuis que ça s'est passé avec mon père (je me rends compte que je dis toujours « ça s'est passé avec mon père, au lieu de « mon père est mort», « est décédé», ou « nous a quittés». Comme s'il était question de quelque chose de honteux...). Le désir que j'avais d'y aller s'est dégonflé comme une bulle de chewing-gum, apposant sur mes premiers rêves d'émigration son sceau rose et collant. Des années devaient passer avant que je ne recommence à y penser. Malgré tout, c'était comme si une sorte d'invisible interdiction continuait à peser sur cette partie du monde. Apparemment, elle ne concernait pas mon frère, peut-être parce qu'il avait accepté la mort de notre père, comme un fait accompli. Nedko partit faire des études supérieures aux États-Unis quelques mois après le tragique épisode. Il obtint un MBA13 et, naturellement, demeura là-bas, si l'on exclut les vacances. Puis il cessa de revenir pour les vacances. Il travaille actuellement à Wall Street et je suppose qu'il a toutes les raisons d'être content de sa situation. En fait, on peut dire que nous sommes restés tous les deux, l'un en Amérique, l'autre en Bulgarie. Je ne me plains pas, c'est comme ça. Personne ne m'a empêché, c'est mon choix personnel.
Je venais de terminer mes études d'anglais, un poste était libre à l'université, mais je préférai me consacrer aux affaires. Les temps le voulaient. N'importe qui enregistrait une entreprise, vendait, achetait... Au début des années 1990, l'édition semblait être une mine d'or. Il y avait une boulimie de lecture. Les gens avaient encore de l'argent, ils s'emparaient de tout ce qui leur tombait sous la main. Nous vendîmes un héritage, la moitié alla aux études de mon frère, j'investis l'autre dans les affaires. Je publiai une dizaine de polars pas mauvais du tout, le fric pleuvait, j'achetai une Opel d'occasion et me mariai très jeune. Sauf que les choses ont commencé à sentir mauvais pour les affaires. Et pas qu'un peu ! Je continuai à sortir un ou deux titres, histoire de sauver les apparences, mais je sentais que c'était le début de la fin. Sans compter que j'en avais déjà marre de faire le pied de grue dans les dépôts et les imprimeries, de courir après divers individus pour récupérer mes minables recettes. Je joignais les deux bouts en traduisant pour d'autres éditeurs. Surtout des thrillers et de la science-fiction, c'était le pied. Le climat familial n'était pas non plus au beau fixe. Ça n'a pas collé entre ma femme et moi, même si on avait traîné ensemble toute une année avant de passer devant l'autel (tu parles que d'une expression !). On n'avait pourtant pas lésiné : mariage à l'église, avec des célébrités, promesses de s'aimer jusqu'à la tombe. On dirait que c'est ça qui a tout gâté dès le début. La cadre dans lequel on s'est fourrés : jeune couple heureux dans un catalogue pour matelas. En fin de compte, le genre s'est révélé plus fort que tout : du quotidien à n'en plus finir, le sexe sur la pente déclinante. C'était une artiste peintre, mais elle gagnait sa vie dans une agence publicitaire où, Dieu seul savait pourquoi, on ne lui donnait que des saucisses à dessiner. Elle s'essaya à quelques couvertures de magazines, mais sans succès. Elle avait un don pour  les saucisses. Elle obtint même un prix pour l'une d'elles à une exposition internationale, et on l'a invitée en Italie. Et si on divorçait ? Je ne me rappelle plus qui l'a dit exactement, mais aucun de nous n'était contre. Nous n'avions pas d'enfants, rien à partager, sinon l'Opel dont on nous avait piqué les pneus. Elle m'en a fait cadeau. Et puis elle est partie. Je suppose qu'elle dessine maintenant des saucissons, mais pour plus d'argent.
Bref, tous se ruèrent pour trouver le salut comme des rats qui ont senti que la cale prenait l'eau. La plupart de mes amis partirent en Irlande, en Espagne ou en Allemagne, et même au Portugal d'où les Portugais eux-mêmes cherchent à se tirer. Pour finir, ma mère aussi prit ses cliques et ses claques. Elle venait juste de prendre sa retraite à l'Académie des Sciences où elle avait passé vingt ans, avec la mirifique pension d'environ cent euros. Elle partit s'occuper d'un petit vieux quelconque au Pays de Galles. C'est une ancienne collègue qui lui avait trouvé ce travail, elle avait créé tout un réseau de ce genre au Royaume Uni. Cela fait trois ans qu'elle est là-bas, dans une petite ville dont j'oublie toujours le nom,  connu pour sa nature fantastique et ses monuments celtiques dispersés dans  les environs. J'y resterai, dit-elle, autant que je le pourrai. Elle m'a même envoyé de l'argent après le fiasco avec les pingouins. J'ai toujours manqué de flair avec la littérature pour enfants. Mais mon agent m'avait persuadé que ces pingouins marchaient du tonnerre en ce moment en Europe. Dix séries illustrées, des droits drôlement salés, sans parler des dépenses pour l'impression. J'en ai édité dix mille, mais je ne sais pas si j'en ai vendu mille. Ce fut la fin de ma carrière d'éditeur. Autour de moi, ce n'était que poussière, crétinisme, chiens errants et absence de perspective...
C'est alors que je me suis dit pour la première fois : dis-donc, mon pote, et si je me cassais à mon tour ? Mais, sérieux, je veux dire pas le genre de menaces proférées par la moitié des Bulgares lorsqu'ils crèvent un pneu dans  les innombrables cratères de nos routes. Il m'a fallu presque un an pour me motiver. Peut-être parce que, tout de même, je ne mourais pas de faim et que j'avais un toit au-dessus de la tête. J'avais envie de tirer un coup ?  Ça se trouvait toujours. De boire ? Je ne restais pas la gorge sèche. Je me disais souvent, pour entretenir l'illusion, que ça n'allait pas si mal. Mais je me rendais compte que cette voie m'entraînait vers le bas, de plus en plus bas, vers une inéluctable dégénérescence morale et physique. Or, je n'avais pas encore quarante ans, j'avais la vie devant moi.
Du moins, c'est ce qu'on dit.
Eh oui, j'ai participé à la loterie14, en même temps qu'un bon million d'autres courges nationales à la recherche d'un terreau plus gras. Je n'espérais guère qu'il en sortirait quelque chose au vu de l'expérience de mon frère qui avait envoyé des enveloppes comme un malade, jusqu'à ce que, en fin de compte, l'entreprise elle-même ne s'occupe de ses papiers. Mais, en principe, le loto est un sport national en Bulgarie. On essaie et on voit si ça marche. Sauf que, si ça marche, tout chavire. Un impératif catégorique balaie toute la vie que tu as menée jusque là : tu te rends compte, mec, tu as été choisi ! Ce n'est pas comme si on te déversait un million, comme on jette la nourriture aux cochons, et débrouille-toi. Non, là, la prédestination s'en mêle. On te donne une chance, on t'entrouvre une porte et il ne tient qu'à toi d'entrer. Tout le monde a le droit au bonheur. Et là, les jeux sont faits. Si tu ne réponds pas à l'appel de l'Oncle Sam, tu t'en repentiras jusqu'à la tombe. L'ulcère du doute te rongera même lorsque tout ira bien pour toi. Mais si, Dieu t'en préserve, ta vie prend un méchant tour, tu t'arracheras les cheveux à cause de cette chance gaspillée. Si, jusqu'à présent, tu t'étais heurté aux réalités de la mère patrie de façon routinière, inéluctable, cette confrontation, désormais, acquerra des dimensions tragiques. Il s'est fait baiser, Marko Totev15, voilà ce qui va résonner dans ta tête, tel l'écho d'un clou que l'on frappe avec un marteau :
Tu t'es baisé toi-même !!
Mon frère est toujours en voyage pour son boulot et son appartement est vide durant la plus grande partie de l'année. Il peut donc m'héberger sans problème, du moins au début. Si j'arrive à me tirer d'ici, évidemment...
Les systèmes de purification et de ventilation sont éteints pour éviter une éventuelle contagion. L'air, dans l'avion, est étouffant et lourd, chargé des effluves de sudation corporelle. Un certain nombre de passagers tiennent des mouchoirs devant leurs visages. Tu parles que d'une chance ! Au moment où les portes s'ouvrent enfin devant toi, que tu as la carte verte en poche, et que tu trouves, métaphoriquement parlant, dans la poche pleine de l'Amérique, un virus fourbe est peut-être en train de détruire les parois de tes cellules pour te rappeler que la loterie de la vie et le programme de diversification du torrent d'immigration n'ont rien à voir l'un avec l'autre.
Je m'imaginais, passant les mois à venir en quarantaine dans quelque camp secret hors des confins des USA, derrière des barbelés électrifiés. Sous prétexte qu'on nous soigne, le service de recherches biologiques de la CIA se livre à d'horribles expériences sur une partie des détenus issus de pays de seconde classe. Mon corps se couvre d'ulcères et je meurs dans d'effroyables souffrances. Victime de la terreur internationale. Pour autant que je sache, dans ce genre de cas, les assurances de régime général ne s'appliquent pas. On incinère vite bien fait ma dépouille pour effacer toute trace. Un beau jour, mon frère reçoit mes cendres dans la même boîte noire en plastique avec laquelle mon père est arrivé.
Welcome to America, mec !


3. NED

Longtemps, j'ai pensé que j'étais heureux.  Sinon heureux, du moins content de ma vie. Objectivement, il ne me manque rien. Officiellement, je corresponds à la rubrique « Bulgares ayant réussi à l'étranger, BARÉ. Officieusement, cependant, il en va un peu autrement. Heureux, je ne le suis assurément pas, ni particulièrement content. Il me reste la consolation d'être un BARÉ. Ce qui, malheureusement, n'est pas suffisant. Dans cette vie, on a besoin d'un peu plus que de l'envie des CRAB, les cons ratés ancrés en Bulgarie.
Et c'est justement ce qui me manque.
Je pense que je l'ai toujours su, mais je me suis obstiné à faire la politique de l'autruche. Je m'efforçais de considérer positivement la situation, comme on me l'avait appris à l'université. Lorsque votre salaire fait des bonds de dix pour cent chaque année, ce n'est pas très difficile. Vous vous élevez dans la hiérarchie. Apprenez des choses nouvelles. Voyagez. Jusqu'à ce qu'un jour ça commence à être répétitif. Comme les itinéraires. Les dîners exorbitants aux frais de la princesse ne sont plus une jouissance, comme avant. Ni les hôtels de luxe. Ni les vols en classe affaire. Insensiblement, mais irréversiblement, vous devenez mûr pour voir la vérité.
Vous avez atteint le plafond de vos possibilités.
Ce plafond est aussi transparent qu'un plancher de verre. Vous voyez clairement les gens qui se promènent au-dessus de vous, vous entendez même le grincement de leurs chaussures à 2000 dollars, vous regardez sous les jupes de leurs femmes, mais vous ne pouvez pas monter jusqu'à eux. Je ne me fais plus d'illusions : l'escalier sur lequel je me suis hissé s'arrête sous leurs semelles. Si l'on s'en rend compte à cinquante ans, ça n'a plus guère d'importance. On est déjà passé par les canalisations du système et l'on dérive bien gentiment à la périphérie, jusqu'à ce que le flux efface tout souvenir de vous, comme si c'était une vulgaire tache industrielle.
« Avez-vous le sentiment d'avoir réussi ? »
La question est posée par une journaliste bulgare qui réalise une série de portraits consacrés au phénomène « BARÉ» pour un grand quotidien bulgare. Je ne sais pas où elle a déniché mes coordonnées. Elle mentionne le nom d'une vieille connaissance rentrée au pays il y a deux ans pour y devenir une grosse légume. Son but secret, selon moi, est de tomber sur un zombi de bureau que la solitude a rendu complètement timbré et de lui passer la bague au doigt. Ce ne sera pas moi, même si elle est plutôt canon. Le succès, dis-je d'un air important, est quelque chose de très relatif. Il y a plusieurs niveaux de succès. Et autres balivernes du même jus...
Cette année, c'est la première fois que je n'ai pas reçu d'augmentation de salaire. Je dois même dire, pour être honnête, qu'on m'a rogné un demi-pour cent. Ça représente 1500 misérables dollars pour l'année, ce qui importe, c'est ce que ça veut dire. Évidemment, je ne suis pas le seul lésé. La plupart des employés les plus anciens de l'entreprise ont reçu des chèques allégés. L'explication officielle, c'est qu'on est overpaid16. Ainsi que la conjoncture économique qui s'est détériorée. Ça, on le sait tous. Mais je ne vois pas trop comment un demi-pour cent de mon salaire peut aider une compagnie qui brasse deux milliards par an. On nous met plutôt à l'épreuve. Ne va-t-on pas se laisser aller à la fureur et à la déception ? L'un d'entre nous ne va-t-il pas claquer la porte derrière lui ? Non, rien de tel. Nous errons avec des grimaces maussades, pestant dans notre for intérieur, mais heureux, finalement, moi y compris, de ne pas être licenciés. Les eaux troubles du chômage s'élèvent chaque jour davantage. Personne n'est prêt à s'y jeter uniquement pour sauver son amour-propre.
Yuppie17, ça en jette. Tant qu'on paie son loyer...
Malheureusement, il est trop tard pour convaincre mon frère que ce n'est vraiment pas le bon moment pour qu'il vienne en Amérique. Toute allusion en ce sens sera interprétée comme une tentative de me dérober à mes devoirs familiaux. Anguel, ou Ango, comme tout le monde l'appelle, a gagné la carte verte à la loterie. Il a joué, il a gagné. Moi aussi, j'y ai participé, et pas qu'une fois, mais la chance ne m'a pas souri. Peu importe. Ango boy doit mariner ici au moins six mois, sinon il risque de perdre son statut. En soi, la carte verte, ça ne résout rien, mais la laisser tomber est aussi absurde que penser l'inverse.
Ango boy aimerait bien devenir, lui aussi, un BARÉ. Je ne peux évidemment pas lui en vouloir. Les Bulgares se répartissent en trois grandes catégories de base : les BARÉ, les CRAB, dont il a déjà été question, et les BCV, les Bulgares crétins et voleurs, dont l'existence, en fait, détermine celle des deux autres. À mon avis, toute tentative de former des sous-groupes ou des catégories intermédiaires sent l'opportunisme et a pour but de brouiller les frontières entre les choses. Ce qui n'empêche pas que l'on se pose logiquement la question de savoir s'il n'existe pas de Bulgares ratés à l'étranger. Personnellement, je n'en connais pas. Tous se vantent d'avoir réussi, et plus que réussi : ils se gavent à pleines mains à la corne d'abondance et boivent directement aux sources du Paradis. Les autres rentrent en catimini en Bulgarie. Par conséquent, ils redeviennent des CRAB. Suivant la même logique, il n'y a pas non plus de Bulgares prospères en Bulgarie. À les entendre, même ceux qui jouissent d'une apparente opulence sont en fait au bord de la misère, leur existence est tissée d'incertitude et d'obstacles, quant à leur avenir, il n'existe tout simplement pas. Ceux qui ont vraiment réussi ne font en général pas de vieux os en dans le pays et partent à l'étranger se fondre dans les rangs des BARÉ. Quant à ceux qui restent envers et contre tout, il ressort souvent que ce sont de banals BCV.
L'arrivée de mon frangin me réjouit et m'inquiète à la fois. Cela fait déjà trois ans que je vis tout seul et on dirait que je commence à en avoir marre. D'un autre côté, ce n'est pas si mal. Je ne suis pas obligé de tenir compte de qui que ce soit. La plupart de mes amis se sont mariés, certains ont même déjà divorcé et se sont remariés, d'autres vivent avec leur petite copine... Ce n'est pas une raison pour se dépêcher ! Les femmes, généralement, sont des sangsues. Se mettre avec une uniquement parce qu'il le faut, c'est s'assurer des prises de tête. C'est la raison pour laquelle j'évite d'aller en Bulgarie. Lorsqu'elles ont pigé que tu es un BARÉ, in good shape and free18, on ne sait pas ce qui leur prend, on dirait qu'elles s'agitent du bocal, elles t'assaillent sur tous les fronts : et que je t'exhibe mes marchandises, et que je t'emberlificote dans des relations, et que je guette le moindre faux pas et hop ! te voilà pris au piège sous le hurlement triomphant de toute une bande de CRAB qui sautent de joie autour de toi avec tous les attributs folkloriques de la noce, de la gourde à la serviette, comme des Indiens autour du cadavre d'un élan.
No, tanks !
Certains, évidemment, ne rentrent que pour vider leur chargeur. Pas moi ! Même pour tirer un coup, ça n'en vaut pas la peine ! Je peux le faire quand je le veux en Amérique. A) Il existe un institut pour le sexe rémunéré. B) Les bureaux de Midtown19 regorgent de putes solitaires et ambitieuses au vagin polyvalent. Tout cela se déverse le vendredi soir dans les rues. Ce n'est pas un problème d'en attraper une et d'avoir une vie sexuelle. À condition qu'elle ne reste pas dormir chez toi, bien entendu. Sinon, c'est fichu ! Le corps des femmes sécrète un venin qui rend les hommes dépendants d'elles, c'est ce qu'affirmait mon ex-petite amie Beatrix. On s'est séparés il y a trois ans. En fait, dire qu'on « s'est séparés» est un peu exagéré, parce qu'on n'a jamais été ensemble plus d'une semaine. Elle habitait à Toronto. On s'est connus à un cours de management en Floride où un certain docteur Kandzeburo Oe nous initiait aux arcanes de the six sigma way, méthode d'avant-garde à l'époque pour augmenter les gains. Je crois que j'en pinçais pour elle, et sacrément. De temps à autre, Beatrix faisait un saut à New York où, naturellement, elle restait coucher chez moi. Et puis, un beau jour, elle a tout envoyé promener et est partie en Amérique du Sud. Elle m'exhortait à partir avec elle, on se joindrait à une colonie nouvellement fondée sur le cours de l'Amazone. Tu parles, j'allais certainement lâcher le familier pour le sauvage ! Beatrix ne put jamais comprendre le sens de cette expression balkanique. À cette époque, je croyais encore pouvoir accumuler assez de fric pour prendre gentiment ma retraite à quarante-cinq ans et vivre ma vie.
− N'y songe pas, répliquait-elle avec un geste de la main, c'est du rêve.
Et la voilà qui se charge de son énorme sac à dos auquel pendouille une petite poêle luisante... Parfois, de plus en plus souvent en fait, elle me manque. Il faut croire que le venin de son corps pâle et plein aux seins pointus a pénétré profondément en moi.
Ango s'y prend de manière assez différente avec les femmes, et c'est ça qui m'inquiète. Il est de ceux qui n'ont rien contre le fait que  les femmes restent. Il a toujours voulu se marier, on a toujours vu une créature du sexe féminin lui tourner autour. J'ai le pressentiment que c'est ce qui pourrait bien arriver ici aussi. Il va introduire la femme dans la maison ! Je m'imagine rentrant de mission et les trouvant en train de pioncer sur le canapé du salon. Ses seins dépassent du drap, elle a un tatouage horrible à l'épaule, une figure avec des cheveux à la Iron Maiden. La femme s'installe à la maison. Mon frère fait la cuisine. On mange ensemble. On couche ensemble. La femme amène une amie. On se les échange. Il s'avère que l'une d'elles a le Sida. L'évier déborde d'assiettes et de verres sales. Un enfant naît. Mon compte est dans le rouge. Je me coupe gentiment les veines à la cave, recroquevillé entre la machine à laver et le sèche-linge, le regard rivé sur mon sang liquide de malade du Sida, qui s'écoule dans la canalisation en formant un petit tourbillon. Mes cendres arrivent à Sofia dans la même boîte de plastique noire que celle de mon père...

 

4. ANGO

− T'as des poils dans le nez.
− Pardon ? Je me penche brusquement.
−  T'as des poils dans le nez ! Il me regarde fixement.
Mon frère est plus jeune que moi de six ans révolus, mais on ne le dirait pas tant que ça. Il est habillé avec goût et sent l'eau de Cologne de luxe. Ses cheveux sont lissés en arrière et ses oreilles, un peu mystérieusement, sont collées à son crâne. Rien à voir avec le Nedko à la sacoche de facteur. Ned est un homme sur qui on peut compter.
− Tout le monde a des poils dans le nez !
− Oui, mais les tiens, ils dépassent !
Quel bâtard, et insolent avec ça ! Il n'a rien trouvé de mieux à me dire ? Au bout de quatre ans ! Je tâtai instinctivement mes narines et attrapai une fine touffe de poils.
− Tu parles que d'une affaire !
 − Si tu comptes t'intégrer, tu dois les enlever.
− C'est vraiment le plus important ?
− Ça dépend. Parfois, c'est la première impression qui compte.
− T'inquiète – je me versai une autre bière – je vais me débrouiller.
− Question de chance. Et question d'image.
Nous sommes attablés dans un restaurant indien de Colombus Avenue, non loin de l'antre de mon frère. La rue fend le relief édenté de New York comme une piste d'atterrissage et se perd dans le ciel violet. Le soleil s'est caché depuis longtemps, mais la ville continue à exhaler de la chaleur. Cela fait exactement six heures que j'ai atterri, dont trois passées dans l'avion à cause des soupçons d'épidémie à bord. Mais, une fois tous les tests effectués, on avait apparemment conclu que nous n'étions pas si dangereux pour la sécurité des USA et on nous avait laissés descendre. Pendant ce temps, mon frère poireautait à l'aéroport, ce qui lui avait donné une occasion supplémentaire de considérer mon arrivée sous tous les angles possibles. Quant à moi, je me dis que cet incident était un signe. Il y avait bel et bien un virus dans l'avion, mais il ne fallait pas en chercher la source dans le petit morveux. Il était en moi. Bien plus terrible que l'anthrax ou que la peste, impossible à détecter au microscope ou par des réactifs chimiques. Le virus de l'échec !
− Et alors, maintenant que tu es en Amérique, qu'est-ce que tu comptes faire ?
Je n'avais pas fermé l'œil de tout le voyage, mon corps aspirait au sommeil, mais le décalage horaire me tenait en éveil.
− J'ai un entretien mardi, dis-je avec une nuance de fierté.
Avant de partir, j'étais entré en contact avec une agence qui servait d'intermédiaire et cherchait du boulot aux USA pour  les émigrants munis de papiers réguliers. Ils m'avaient arrangé quelques entretiens.
− Pour quel travail ? voulut savoir mon frère.
− Supervisor dans un Mac Donald's.
− Il faut bien commencer quelque part, fit remarquer Nedko avec tact. Ou Ned, comme on l'appelle maintenant...
Je ramassai un peu de sauce avec mon pain et avalai la bouchée avant de verser agilement le restant de la bière dans ma bouche. Ma langue pétilla comme un charbon ardent.
− Tu ne manques pas de business experience, fit observer mon frère. Ici, ça compte.
Il me scrutait avec attention, comme s'il cherchait d'autres défauts sur mon visage.
− Laisse tomber cette experience ! Je veux tourner la page. Encore une bière ! demandai-je en faisant un signe au serveur.
Le mantra des perdants
Ouvrir une nouvelle page
Partir de zéro
Être un autre homme
J'avais commencé à le répéter sans m'en rendre compte.
Ned habite à cinq minutes de Central Park, dans une vieille maison de ville en briques rougeâtres. L'appartement, pour lequel il verse un peu plus de deux mille dollars par mois, se trouve au quatrième étage. L'escalier, raide, est recouvert d'une épaisse moquette brune qui s'est imbibée des taches les plus diverses. Il m'est venu à l'idée que si l'on y roule, après avoir trop bu, elle amortira sans doute le coup... La climatisation marche, une agréable fraîcheur m'accueille. L'appartement est constitué d'un immense salon, d'une chambre et d'une salle de bains. L'ameublement est réduit à sa plus simple expression, mais fonctionnel, dans le style des années soixante-dix. Moquette rougeâtre, tapis à grands carreaux, quelques posters d'expressionnistes abstraits. Dans l'un des coins du salon, un magnifique bar en bois, imprégné de l'odeur de whisky et de tabac, derrière, une kitchenette.
C'est ici que je vais habiter jusqu'à ce que je sois capable de me débrouiller seul. Combien de temps cela peut-il prendre ?... Mon frère sort de la salle de bains, un sourire jusqu'aux oreilles, en brandissant un engin bizarre, entre le vibreur et le rasoir.
− C'est quoi, ça ? J'ai un mauvais pressentiment.
− Cadeau ! Un appareil très utile... m'assure-t-il en ôtant ce qui recouvre le bout métallique. Ça coupe les poils du nez. Tiens !
CONAIR. Une tondeuse à nez, le top, avec tête rotative unique.
− Tu veux m'humilier, c'est ça ? Dès le début ! Je fulmine. Qu'est-ce que tu t'imagines avec ce truc de pédale ? Tu peux te le foutre où je pense !
− Je ne m'en suis pas servi. Je me les arrache. Mais j'ai peur que cela te plaise encore moins... Il appuya sur le bouton et leva l'engin vers mon visage. La tête vibrait, les lames de rasoir crissaient entre les fentes. J'arrêtai instinctivement sa main.
    − Eh, easy, mec ! Tu t'y habitueras ! Tu verras, ça va même te plaire.
    − Casse-toi !
Je me versai ostensiblement trois doigts de whisky de ses réserves et m'affalai devant le téléviseur. Je me mis à zapper entre les chaînes et me fixai sur un show quelconque. Deux hommes, l'écume à la bouche, expliquaient quelque chose. Deux gorilles étaient dressés entre eux, prêts à les séparer. Le présentateur les observait avec un intérêt malsain, tandis que le public hurlait : « Jerry, Jerry !... »
− C'est qui, ce Jerry ? demandai-je.
− Jerry Springer, m'expliqua Ned. C'est le show le plus cool d'Amérique...
Les deux hommes sont des frères. L'un d'eux baise la petite amie de l'autre, pendant que ce dernier bosse comme un dingue dix heures par jour dans son entreprise. Pourquoi tu m'as fait ça, je l'aime ! Parce que je te hais ! Tu crois toujours valoir mieux que moi ! La meuf pleurniche et dit qu'elle se sentait négligée. Le public hurle : Ououououououh ! Jerry : tu ne te sens pas gênée, quand même, de le faire avec son frère ? Ben, il a du cœur...
− On doit sûrement leur filer pas mal de fric pour qu'ils fassent les singes, non ? demandai-je, l'air de rien.
− Ouais, sûrement... répondit Ned en hochant la tête.
− T'as pas une petite amie sous la main ?
− J'ai qu'un frère, gloussa Ned.
− Attends voir, je le regardai d'un air méfiant, tu n'as vraiment pas de copine ?
− Je n'ai pas de petite amie attitrée, je veux dire. Pas en ce moment.
− Mais tu vois des femmes, quand même ?
− Oui, pour l'instant... dit-il en bâillant.
Demain c'est lundi, et mon frère doit s'envoler à sept heures et demie du matin pour Detroit. Je continue à regarder un certain temps après avoir baissé le son. Un couple marié est sur la scène. L'homme reconnaît avoir pour maîtresse un travesti... « Jerry ! Jerry ! » rugit le public. Je me dis que ce genre de truc, ça ne pouvait pas se passer dans ma pauvre petite patrie. Si tu te pointes à la télé et annonces à la cantonade que tu t'envoies ta sœur au nez et à la barbe de son petit ami, on te montrera du doigt pour toute ta vie. Ici, tu disparais et c'est tout. Tu récoltes quelques milliers de dollars et tu retournes dans l'anonymat le plus total.
Quand tu n'es personne, tu peux tout faire, me dis-je tout à coup.
Jerry Springer produit son petit effet en résumant la triste vérité concernant la nature humaine et en appelle aux valeurs traditionnelles. Le générique du show est d'ailleurs éloquent : une ruelle encombrée de containers à ordures, qui ne mène nulle part. Sur ce fond on entend une invitation aimable : si tu es une prostituée et que tu as quelque chose à raconter, appelle au numéro suivant... Je sifflai encore deux gorgées à même la bouteille, dépliai le canapé du salon et me couchai.


5. NED

J'arrache les poils qui ont poussé dans mon nez. Avec une pince à épiler pour plus de précision. L'époque où je me pointais au boulot enserré dans un costume-cravate est depuis longtemps derrière moi. Je peux me permettre maintenant un style plus décontracté. J'ai trouvé une excuse commode dans le fait que, de cette façon, on crée une ambiance team friendly, concept particulièrement prisé des managers de catégorie moyenne. Mais, au bout de tant d'années, j'ai le sentiment que ce satané costume me colle à la peau tout comme l'uniforme aux militaires.  Je continue à le porter même en allant à la plage.  Je pense que les chefs l'ont fort bien compris et qu'ils observent avec ironie les efforts de libéralisation du code vestimentaire de la corporation...
Le siège cylindrique de Silvertape se trouve dans l'une des banlieues sans fin de Detroit.  Le gardien me fait un signe nonchalant de la main. Les trois autres sont déjà sur le pont. La crevette Melissa,  le malin Vayapee et le navet Dexter. Ils travaillent tous les trois dans la filiale de Chicago. Je les trouve amassés autour de l'un des ordinateurs. Ils ont l'air excité et penaud, comme s'ils avaient regardé un site de viols collectifs.
− Bon, vous êtes prêts ?
− Yes, sir !        
− Eh bien alors, montrons-leur ce dont nous sommes capables !
La salle se remplit peu à peu. Les chefs de Silvertape viennent occuper leur place au premier rang. Je l'ai déjà fait des centaines de fois, pourtant je me sens légèrement tendu. Pourvu, surtout, que la technique ne me lâche pas, comme il arrive habituellement aux moments les plus décisifs. À mon avis,  les cerveaux humains génèrent un champ ou des ondes qui influent sur les appareils. Donc, stay cool, si tu ne veux pas avoir de problèmes. L'équipe s'affaire autour de moi.
Me voilà planté devant l'écran fortement éclairé, derrière un bureau étroit en verre et en métal. L'auditoire gris-noir, constitué de gens de la branche, suit, hypnotisé, le sommet rouge de mon laser. Les diapositives se succèdent avec un click complaisant. Tableaux, schémas, diagrammes apparaissent tour à tour. Je joue au bon Dieu : je réduis des unités, déplace des services, fusionne des structures entières. Cette présentation vient couronner des semaines de travail intense. Je dirige une petite équipe constituée de trois collègues carriéristes habiles et malins. Nous optimisons la structure marketing de Silvertape, le plus grand producteur de film extensible d'Amérique du Nord, voire du monde entier. Les employés nous haïssent ouvertement, mais nous craignent aussi. Des licenciements considérables s'annoncent. Je pense que c'est justement la raison pour laquelle on nous a fait venir. Le business a besoin de transmissions. Lorsque Bob ou Joe perdront leur boulot, il faudra trouver des boucs émissaires. En est-il de meilleur que le méchant blanc à l'accent est européen ?
« Je viens de loin et suis là pour peu de temps», tel est le refrain du consultant.
Click-click, des fenêtres s'ouvrent, des diagrammes s'inscrivent, des inscriptions de toutes les couleurs courent sur l'écran, de petits hommes vont et viennent... J'ai peut-être un peu exagéré avec les animations ? Si j'en juge d'après les physionomies au premier rang, le show a du succès. Je prêche l'évangile de l'économie de marché de tout mon cœur. De temps à autre, je lance une boutade mûrement réfléchie.
Building a joke : le but de toute plaisanterie est d'embobiner l'auditoire par un début à première vue plausible avant de l'estomaquer par un revirement inattendu. On peut berner l'auditoire en le mettant dans une situation qui paraît tout à fait plausible, logique, voire habituelle. Si le début sonne faux ou étrange, le public flaire le piège.  L'effet de surprise est perdu et la plaisanterie tombe à l'eau.
Au fond de la salle, j'aperçois un type imposant, en chemise à carreaux, casquette de base-ball et sac noir de forme allongée. Je l'ai déjà croisé, mais en costume. Bruce dirige une équipe parasite de sept personnes qui double l'activité d'au moins deux autres services. Avec le flair infaillible du vieil employé, il pressent le sort peu joyeux qui l'attend, et, depuis que je suis arrivé, il fait des efforts désespérés pour tenter de me convaincre de son efficacité. Il m'inonde de rapports, propositions et analyses qui finissent invariablement dans la déchiqueteuse. Il a le visage rouge et en sueur, comme s'il avait couru entre chez lui et ici. Je sens la fureur qui filtre à travers les pores de son corps. Oh, oui, je sais qu'il a matière à se venger ! De moi, de la compagnie, de tout le système. Tu trimes toute ta vie comme une bête et, pour finir, tu es complètement baisé. Les télés regorgent d'histoires de ce genre. Le mec pète un plomb, il saisit son fusil et part rendre la justice.
Tous les regards sont rivés sur l'écran. Je n'arrête pas de pérorer. J'essaie d'éviter le visage rouge de Bruce, même si je sens sa chaleur à la périphérie de mon champ de vision. Je crois que je devine ce qu'il porte dans son sac... Comment différer l'instant de vérité ? Le clip fait apparaître de grands ciseaux en train de couper les services inutiles. L'effet sonore évoque un claquement métallique.
Clic-clac. Bruce va à la poubelle.
Clic-clac. Le chargeur du fusil est plein.
... Comme on le voit d'après le tableau Nº 7, les gains, durant le dernier trimestre, proviennent essentiellement des équipes liées aux ventes directes...
La façade de l'auditoire se craquelle comme une fine croûte de glace. Quelqu'un pouffe de rire dans le noir, après lui, un autre. Les gloussements se répandent dans toutes  les directions. Ben, qu'ai-je dit de si drôle ? Je fixe du regard l'écran de mon ordinateur portable où je dirige la présentation. Au centre du tableau tremblote un mystérieux GIF animé. Je tourne la tête vers le grand écran où une femme, les yeux exorbités, suce une bite anonyme. Je passe instinctivement à la diapositive suivante. J'ai  les oreilles qui bourdonnent sous l'effet de l'adrénaline, mais cela ne m'empêche pas de prononcer, imperturbable :
... Si nous comparons l'efficacité respective des lignes de production...
Silence. Un spasme déforme le visage de l'assistance, comme s'ils avaient croqué une ampoule de cyanure. Puis c'est l'explosion... Le rire vient me fouetter en pleine poitrine comme une vague puissante. Je serre le bord de la petite table métallique. Sur le moniteur est apparu Hugh Merrit, homme aux sourcils blancs, président du directoire, nu comme un ver, avec un pénis en érection et des chaussettes rouges à résilles. La même image monstrueuse est projetée sur l'écran derrière moi, mais agrandie plusieurs fois.
Je ne peux que dire :
− Je... Je n'ai aucune idée de la manière dont ce truc est arrivé là !
Les lampes s'allument. La salle bourdonne comme une ruche. J'aperçois la casquette de base-ball qui s'en va avec le sac funeste.
Hugh Merrit, aussi vert qu'une amanite phalloïde, m'attrape par la manche :
− Sale bâtard ! C'est pour ça qu'on vous paie trois cents dollars de l'heure ? C'est tout ce que vous êtes arrivés à inventer durant toutes semaines, espèces de parasites !
− Calme-toi, Hugh ! Deux des directeurs le tirent en arrière. Quant à toi, jeune homme, tu as intérêt à donner une explication valable !
Mon équipe a disparu. Je suis seul.
− De toute évidence, c'est du sabotage...
−  De toute évidence ! Mais qui peut bien avoir intérêt à se foutre de nous ?
Qui ? J'embrasse du regard la foule en émoi.
− Messieurs, vous vous apprêtez à jeter à la rue 1500 personnes. Deux cents d'entre elles au moins ont accès au réseau interne. Et de bonnes raisons à revendre !
Ben et Miller, les deux directeurs, échangent un retard.
− Et toi, pourquoi tu rigolais ? demande Merrit d'un ton sifflant.
− Moi ? J'ai rigolé ?
− Oui ! Toi, eux aussi, vous deux aussi, tous !
− Je regrette, sir. C'était inconscient, un tic nerveux. J'essaie de rassembler ce qui me reste d'impudence. Vous savez, gentlemen, je crois que nous avons eu de la chance...
− Quoiiiii ?!!
− Exactement. Je reprends de l'assurance. Ce n'est rien. Un incident fâcheux, mais finalement sans conséquence. Imaginez un peu que quelqu'un ait fait irruption avec une mitraillette ou un sac d'explosif ? On serait où, maintenant ?
− Hum... Ben et Miller se grattent le crâne. Nous allons procéder à une enquête interne.
− Moi aussi !
Entre les deux bureaux, celui de New York et l'antenne de Chicago, ce n'est pas le grand amour, et ils livrent une lutte pour le pouvoir. Ceux du Michigan ne veulent pas se résigner à accepter notre supériorité. Ils sont persuadés de générer suffisamment de gains pour être indépendants. Nous sommes plus nombreux et recevons des salaires supérieurs. Ils ont l'impression d'être bouffés par nous. Et lorsqu'un con de New York qui roule des mécaniques vient leur marcher sur les pieds, ils font tout pour lui mettre une peau de banane sur son chemin. On m'avait prévenu de ne pas les énerver. J'avais essayé. Surtout les premières semaines. Je leur avais même organisé un pique-nique ! Tu crois avoir formé une petite équipe qui s'entend bien. Et pour finir tu es baisé. Je n'ai aucune idée qui ça peut bien être exactement : Melissa, Dexter, Vayapee ?... Je n'ai d'autre preuve que leur regard penaud. Mais peut-être se sont-ils exercés tous les trois à mettre la tête de Hugh Merrit sur le corps d'un travesti, à l'instigation de partenaires de Chicago à l'humeur vengeresse ?
Je ne le saurai sans doute jamais.
Je termine ma présentation dans une petite salle au 16e étage avec des mesures de sécurité renforcées. J'utilise une version graphique plus ancienne. Il en résulte un spectacle figé et conventionnel où l'accent est mis sur les chiffres secs. Il n'y a pas de questions. J'obligeai Dexter et  Vayapee à prendre des notes et à fournir des rapports écrits sur tous les problèmes soulevés. J'assignai à Melissa la tâche de préparer un bilan interne détaillé des différentes phases du projet. J'espère bien leur empoisonner la semaine. J'ai envie de leur parler en particulier avant que nous ne nous séparions, pour leur dire à quel point ils sont hideux, cons et pitoyables, que leurs chances de succès sont nulles, qu'ils ont beau faire du forcing, ils finiront bien aux ordures après avoir été pressés jusqu'à la dernière goutte.
Pas avant !
Après la fin de la présentation, on a une sorte de déjeuner de travail sur le pouce qui se déroule dans une ambiance glaciale. Hugh Merrit s'en va sans dire au revoir à aucun membre de notre équipe. Logique. C'est alors seulement que l'atmosphère se réchauffe. Je reçois même en catimini des bourrades sur l'épaule. Tout ce que je veux, cependant, c'est rentrer le plus vite possible à New York.

 

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