Les doux

                Les doux

éd. Janet-45, Sofia, 2015, 195 pages                                                                Anguel Igov

 

Les doux est le nouveau roman d'Anguel Igov,

roman sur le radicalisme, la pseudo-révolution,

la Bulgarie, sur l'homme immature et le charme

naïf de l'extrémisme.

G. Tenev, « Anguel Igov regarde en arrière »

Portail Koultoura, 21/12/2015.

 

 

 

 

 

 

 

 

   « Dans l'épais brouillard de février, saturé de l'odeur de charbon, un homme jeune se tenait sur le pont, près des bains de Youtchbounar1, il déchirait des pages du cahier qu'il tenait à la main et les jetait dans la rivière. Lorsque la dernière page fut emportée par le courant, il sembla hésiter un instant, puis, avec une détermination soudaine, il déchira la couverture et la lança également dans l'eau trouble où, par endroits, scintillaient de minces feuilles de glace. Sans regarder en bas, l'homme se retourna et se dirigea à pas rapides vers le centre de la ville. À cette heure de la nuit, il n'y avait pas d'autres passants : les rues étaient enneigées et désertes. Çà-et-là retentissait, venant des cours intérieures des rues adjacentes, l'aboiement apathique d'un chien. Le souffle clair des réverbères, le long de la rue Pirotska, ne parvenait pas à percer le brouillard, et il demeurait en suspens autour des poteaux comme une auréole loqueteuse. Les pas de l'homme crissaient dans la neige piétinée, noircie par la suie et le mâchefer. Il ne croisa personne, mais, même s'il avait croisé quelqu'un, les habitants de son quartier ne l'auraient probablement pas reconnu immédiatement.

   C'était toi.

   Nous te connaissions, Emil, Strezov, depuis des mois, des années, nous suivions chacun de tes pas ; et bien que nous ne t'ayons pas vu alors, sur le pont, même en dormant nous savions que tu étais là. Emporté par ses oscillations rapide, le globe de nos yeux distinguait tout, même à travers nos paupières fermées : les guenilles grises du brouillard, les pas de l'homme solitaire surgis dans la neige. Nous voyions, nous entendions. Nous nous rappelions ton installation dans le quartier, tu venais d'une petite bourgade proche, si insignifiante qu'il ne vaut pas la peine de mentionner son nom, nous vîmes de nos propres yeux le lycéen empoté devenir un poète non reconnu, puis le généreux automne de quarante-quatre2 mit entre tes mains le pouvoir de décider de destinées humaines. Nous disions pour blaguer qu'un jour nos enfants, entrant dans cette même université où tu n'avais pas pu terminer tes études, finiraient bien par tomber sur l'un de tes poèmes dans les épaisses anthologies, ils le liraient et se diraient : Ah, c'est pas mal. Et nous, nous leur dirions: Emil Strezov ? Tiens, il habitait en face, à l'époque. Si tu savais quelle gifle je lui ai collée un jour. Et lui ? demanderaient les enfants. Quoi, lui. Ce n'était pas un garnement comme nous. Il était comment ? Comment... Le chouchou de ces dames. C'était le locataire poli de baï3 Peter, toujours pressé, jusqu'à ce jour d'automne, des livres sous le bras, ensuite un pistolet à la ceinture, mais il trouvait toujours le temps de saluer et de lancer un ou deux mots sur les grandes choses qui se passaient et sur les plus grandes, encore, qui allaient venir. Mais si l'un de nous t'avait croisé, cette nuit-là, il aurait certainement remarqué qu'il y avait quelque chose d'étrange dans ta démarche, ton regard, dans les rides soudainement incrustées dans ton front qui te faisaient paraître plus viril et furieux ; il aurait même à son tour froncé le front tout en se demandant s'il ne t'avait pas confondu avec un autre et si cet homme pressé était bien le même que celui qui, avide, un sourire enflammé sur le visage, arpentait les rues de Sofia au début de septembre. »

 

Tel est l'incipit de ce roman qui revient sur un moment clé (et traumatique) de l'histoire bulgare : l'installation progressif du communisme et la mise en place du Tribunal populaire (1944-1945) qui jugea sommairement des milliers de Bulgares déclarés bourgeois, pro-fascistes ou liés à la monarchie. Par-delà l'histoire bulgare, c'est un moment récurrent et partagé qui est démonté sous nos yeux, porté par une construction qui n'est pas sans évoquer celle des tragédies grecques avec une narration prise en charge par le chœur des « doux », les garnements du quartier populaire de Youtchbounar, ses habitants qui épient regardent, entendent mais ne s'engagent pas, ou, comme ils se définissent eux-mêmes à la toute fin du roman, « ceux qui se cachent dans les coins, les profiteurs de l'histoire, qui se font tout petits, qui passent inaperçus, pourvus d'innombrables yeux, les doux qui auront la terre en héritage4 », tantôt racontant Emil Strezov (à la troisième personne), tantôt s'adressant à lui (à la deuxième personne)..

Il faut se méfier des doux...

Ce moment, c'est celui où des jeunes gens en quête d'idéal et croyant l'avoir trouvé dans une idéologie censée apporter une vie meilleure, une plus grande égalité, une plus grande fraternité, peu à peu se radicalisent, étourdis par le pouvoir qui leur est confié. C'est le moment où les consciences en éveil finissent par se brouiller et à laisser la voie libre aux petites vengeances, aux petites ou grandes inimitiés, aux rivalités. Le moment où idéal, cause, idéologie, pouvoir et destruction finissent par se mêler.

C'est ce qui fait la grandeur de ce roman porté par une écriture travaillée, rythmée, épurée, distanciée et frappante, dans lequel les héros du drame qui se tissent sont le protagoniste Emil Strezov, désigné pour ses qualités comme juré dans le Tribunal populaire (sections des créateurs), son « rival », l'écrivain « bourgeois » Rostislav Chtilianov dont il demandera la mort, Tsenev et Kroumov, figures emblématiques du pouvoir en train de se mettre en place, Liliana, membre de L'Union de la jeunesse ouvrière, Kosta et Elias qui représentent, chacun à sa manière, la « normalité humaine dans des conditions inhumaines5 ».

 

 

 

 

 

 

1Ancien quartier juif et populaire de Sofia (du turc : trois puits).

2Le 9 septembre 1944, un coup d'État organisé par les forces de gauche porte au pouvoir le Front de la patrie, tandis que l'Armée rouge pénètre en Bulgarie. C'est à la fois la fin d'une monarchie autoritaire, alliée des nazis durant la Seconde Guerre mondiale, et le prélude à l'installation progressive du régime communiste en Bulgarie (toutes les notes sont de la traductrice).

3Forme d'adresse marquant à la fois le respect à l'égard d'un homme plus âgé et la familiarité, la proximité.

4Évangile de Mathieu, 5:5, dans la traduction de la TOB.

5Cf. Miglena Nikoltchina, « Les profiteurs de l'histoire », Koultoura, N°35, 16/10/2015.

 

 

 

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