Le Prix Nobel (premier chapitre)
1
Je ne suis pas cet homme-là.
Cet homme, ce n'est pas moi.
C'était la seule chose qu'Eduardo Ghertelsman avait envie de leur dire. Mais il était encore seul pour le moment et n'avait besoin de persuader personne de quoi que ce soit. Il pouvait tout simplement se taire. Cinq minutes. Ou dix. Fumer une cigarette en cachette de son agent littéraire, Nastassia Voks, qui ne le lâchait pas d'une semelle, comme s'il était sénile ou impotent. Elle ne se gênait pas du tout pour fourrer son visage tout près du sien et humer son haleine, sous prétexte de myopie, afin de vérifier s'il n'avait pas fumé ou bu plus d'un petit verre de whisky.
Sa santé, disait-elle, était précieuse.
Il ne s'en rendait pas compte alors qu'il devrait.
Seigneur, je ne suis pas si vieux, se dit Ghertelsman en frottant d'un geste brusque une allumette de l'élégante pochette noire sur laquelle était inscrit en lettres dorées le nom de l'hôtel. Il y avait longtemps qu'il avait renoncé au briquet, car c'était inutile. De toute façon, Nastassia fouillait ses poches et en retirait tout ce qu'elle estimait être une menace potentielle pour la santé d'un écrivain mondialement connu.
Ghertelsman essaya d'ouvrir la fenêtre, sans succès. Il n'y avait pas non plus de cendrier. Sur les injonctions de l'agent littéraire, sa chambre avait été tout spécialement nettoyée avec des produits antibactériens. Le sol, le plafond, les murs, les meubles et même les couvertures de lit étaient d'une matière antiallergénique. Dans ces conditions, il aurait été illogique que la fenêtre s'ouvre. Cela n'empêcha pas Ghertelsman de saisir la poignée à deux mains et de la secouer avec fureur. Il eut l'impression que la fenêtre bougeait mais, en essayant de nouveau, il se rendit compte qu'il s'était trompé. La cigarette se consumait dans sa bouche et dispersait des cendres sur le tapis persan antibactérien et antiallergénique. Il tira une autre bouffée énergique avant de se diriger vers la salle de bains et d’éteindre la cigarette dans le lavabo. Il ne lui restait pas plus de trois minutes pour décider de ce qu'il leur raconterait. Il avait la tête vide et un goût répugnant dans la bouche. Sa brosse à dents se trouvait dans sa valise qu'il n'avait pas encore déballée. Il lui sembla qu'on frappait à la porte et il cria « Oui ! », mais personne n'entra. Son visage, dans le miroir au-dessus du lavabo, paraissait fatigué, ce qui lui donnait un air un peu plus viril que d'habitude.
Je ne ressemble plus à un écrivain, se dit Ghertelsman. L'âge rendait ses traits plus saillants. L'éclat intellectuel de ses yeux, travaillé au cours des ans, laissait maintenant percer l'ennui et la peur. Il ne voulait voir personne. Il voulait seulement s'allonger et faire un somme dans le lit immense, aussi haut et large qu'une île. Il dormait beaucoup ces derniers temps, comme s'il essayait de fuir quelque chose.
Vous êtes dans la fleur de l'âge, lui répétait mademoiselle Voks.
C'est maintenant que votre création va atteindre la densité et la clarté qui seront la marque déposée de vos œuvres de maturité. Le prix Nobel ne veut rien dire. C'est maintenant qu'on va vous lire.
Morveuse, pensa Ghertelsman.
Ça ne sentait pratiquement pas la cigarette dans la chambre. Manifestement, la ventilation fonctionnait à merveille dans l'hôtel.
Ghertelsman ouvrit sa valise et en sortit une chemise bleu clair propre. Il voulut se défaire de sa veste mais, tout à coup, un frisson froid, carrément glacé, lui parcourut le dos et il se ravisa. Il jeta la chemise sur le lit et s'assit tout au bout.
Je ne suis pas cet homme-là, se dit-il.
On frappa à la porte et il poussa du pied le couvercle de la valise pour la refermer.
— Monsieur Ghertelsman, il est temps d'y aller.
Nastassia se tenait sur le seuil, vêtue d'un impeccable costume beige et fraîchement maquillée. Dans ces moments-là, Ghertelsman avait toujours l'impression que ses narines frémissaient comme celles d'un cheval de compétition.
— Vous êtes prêt ?
Ghertelsman haussa les épaules.
— Dans ce cas, allons-y. Les organisateurs nous attendent. Vous aurez environ une demi-heure avant le dîner, vous pourrez vous changer.
— Pourquoi ? Qu'est-ce que j'ai ? répliqua-t-il. Je suis bien comme ça.
Nastassia éclata d'un rire sonore, presque hystérique.
— Votre remarquable sens de l'humour m'étonnera toujours. Parfois, je ne sais tout simplement pas quoi dire.
— Moi non plus, répondit Ghertelsman. Il tira la porte derrière lui et lui tendit la clef.
La ville était plongée dans la verdure et la poussière. Bien que l'hôtel ne fût qu'à une vingtaine de minutes à pied de l'université où Ghertelsman devait rencontrer son public local, les organisateurs s'étaient opposés avec véhémence à sa proposition de promenade et l'avaient poussé presque de force dans la luxueuse voiture de location : vue de l'extérieur, elle semblait d'une rutilance suspecte mais, à l'intérieur, allez donc savoir pourquoi, elle sentait le dissolvant.
Cela faisait déjà quinze minutes qu'ils étaient bloqués dans un bouchon près d'un carrefour qui, comme le soupçonnait Ghertelsman, devait se trouver à quelques centaines de mètres de l'hôtel.
─ Heureusement que nous sommes partis une heure plus tôt, déclara son éditrice bulgare, une femme bien en chair, plus très jeune, qui se retournait constamment en souriant d'un air gêné davantage à mademoiselle Voks qu'à lui-même. ─ La circulation à Sofia est cauchemardesque et c'est de pire en pire. Que faire, c'est une capitale, vous savez ce que c'est.
─ Maintenant que vous êtes dans l'Union européenne, vous aurez certainement les moyens d'améliorer votre infrastructure, supposa Nastassia.
L'éditrice la regarda d'un air entendu et leva dramatiquement les yeux vers le plafond de la voiture. On entendit un « khé-khé » assourdi provenant de la place du chauffeur, et mademoiselle Voks se demanda si c'était un rire ou une toux.
Ghertelsman s'efforçait de ne pas les écouter. L'anglais écorché de l'éditrice le stressait, tandis que son bulgare, qui lui paraissait haché et menaçant, le gênait encore plus. Depuis plusieurs minutes, il était plutôt occupé à étudier le tronçon de rue dans laquelle les avait emprisonnés la colonne de voitures, et il avait l'impression qu'en fermant les yeux il garderait pour toujours enfermé dans sa mémoire ce fragment de monde misérable et inutile.
Comme la cicatrice d'une coupure, se dit-il et il ressentit presque de la peine à la pensée que, dans quelques instants, il aurait oublié et la rue et sa propre comparaison, pas franchement originale.
La colonne se mit en branle dans l'agitation, la voiture de Ghertelsman avança de quelques mètres, puis ce fut de nouveau l'immobilisme total. Derrière eux, on entendit un klaxon furieux qui s'éleva en un crescendo rauque avant de se taire. Quelques instants plus tard, près du feu tricolore, un autre lui répondit.
─ Est-ce qu'on va arriver à temps ? demanda Nastassia.
─ De toute façon, ils nous attendront. Ce n'est tout de même pas tous les jours qu'un nobeliste vient en Bulgarie.
Ghertelsman n'en était pas tout à fait convaincu, mais il eut l'impression qu'en disant ces mots, l'éditrice lui avait fait un clin d’œil, quoiqu'imperceptible. Il regarda de nouveau par la fenêtre et il lui sembla, cette fois-ci, que des gens avaient tout à coup afflué de partout. À la fois ils ressemblaient et ne ressemblaient pas à ceux de Londres où Ghertelsman vivait depuis des années. Or, il y avait toutes sortes de gens à Londres, et Ghertelsman en était la preuve vivante. Sauf que ceux d'ici lui faisaient davantage penser aux habitants de son pays natal, non pas tels qu'il les voyait lors de ses retours sporadiques durant ces trente dernières années, mais, par la physionomie, la démarche, les gestes, tels qu'il en avait gardé la mémoire durant la période précédente. Ils lui paraissaient exotiques et un peu sombres. Il n'allait pas se sentir à son aise, quelques instants plus tard, devant une foule de visages semblables, d'autant moins qu'en réalité, il n'avait rien à leur dire.
─ J'ai honte de l'avouer, commença-t-il, au début comme pour lui-même, mais je crois bien que je n'ai pas lu d'auteur bulgare jusqu'à présent. Je suis certain que vous avez une littérature intéressante. Conseillez-moi quelque chose.
─ Vous voyez, Monsieur Ghertelsman..., soupira l'éditrice.
─ Eduardo.
─ Oui, merci, Eduardo. Nous avons évidemment une magnifique littérature, mais, malheureusement, nous n'avons pas encore de nobeliste et je doute que nous en ayons bientôt. Et c'est un fait qui en dit long. De bons écrivains, beaucoup... mais de grands...
─ Dans ce cas, conseillez-m'en un bon, répliqua Ghertelsman en riant.
─ Nous faisons d'énormes efforts, poursuivit l'éditrice comme si elle ne l’avait pas entendu, pour diffuser notre littérature dans le monde, assurer des traductions, mais, vous comprenez, petite culture, petite langue... Petit peuple, si vous préférez. Nous sommes à peine sept millions. Et en dehors de ces sept millions, personne d'autre, ailleurs, ne parle le bulgare.
─ Je comprends.
Ghertelsman regrettait déjà d'avoir abordé ce sujet. Il n'avait guère envie d'écouter les jérémiades de l'éditrice et n'avait posé la question que par politesse.
─ J'ai lu un jour un écrivain bulgare dans une traduction allemande, mais cela fait très longtemps, dit mademoiselle Voks. Je ne me rappelle plus le nom, mais c'était un petit livre agréable. Malheureusement, la maison d'édition pour laquelle je travaillais à ce moment-là avait d'autres priorités.
Le printemps, qui s'était fait attendre à Sofia, chaud et grisant, avait ouvert la ville avec hospitalité et voulait naïvement faire croire à l'œil qu'il ne lui dissimulait rien. Les taches de saleté et d'écaillement sur les façades couleur cendre se fondaient avec l'ombre des nuages. Le crépuscule, dont Ghertelsman ne faisait encore que pressentir le goût, exhalerait bientôt des odeurs de gaz brûlés et de lilas, comme si la ville avait deux visages qu'elle ne pouvait montrer que dans l'antichambre de la nuit, et fugacement encore, de peur que l'on voie qu'elle n'était pas tout à fait comme ils l'avaient imaginée. Des oiseaux chanteraient, mais il ne les entendrait pas, car il serait occupé par la soirée officielle organisée en son honneur. Peut-être lui permettrait-on tout de même de rentrer à son hôtel à pied, bien qu'en l'inévitable compagnie de son agent littéraire. Mais peut-être pas. Il se rappela de nouveau sa patrie telle qu'elle était dans son enfance et sa jeunesse. Pleine d'odieuses injustices qu'il ne comprenait pas au début et qu'il avait ensuite farouchement combattues, avant de cesser de les comprendre, banni au cœur du monde occidental, et de finir par les oublier. Là-bas, il n'y avait pas de crépuscule, la nuit fondait, soudaine et rapace, le soleil était blanc, les étoiles cristallines, et l'air faisait continuellement jaillir des voix qui chantaient et fêtaient, juraient, pleuraient, souffraient et jubilaient avec la même passion. Au début, Ghertelsman avait seulement vu que l'on tuait des gens. Ensuite, il avait commencé à écrire. Tous pensaient que le lien entre les deux était le fil de Wolfram chauffé à blanc qui éclairait et brûlait toute la vie de Ghertelsman. Ghertelsman était le seul à savoir qu'il n'y avait pas de lien ; la mort était la mort, l'écriture était l'écriture, et elles pouvaient tranquillement exister l'une sans l'autre. Elles pouvaient même exister sans lui, sans Ghertelsman. Cette étrange loi naturelle, précisément, cette indépendance de l'existence, éveillait en lui soupçons et angoisse. Il se sentait parfois comme un imposteur. Ces derniers temps, notamment, lorsqu'il devait parler quelque part, il n'avait envie de parler que de cela. Il avait du mal à se retenir. Il lui semblait que le moment d'implorer le pardon était venu.
Il n'était pas sûr d'aimer Sofia, et pourtant, il ne pouvait en détacher le regard.
De nouveau, il fut pris du désir, bien plus fort qu'avant, de rentrer à l'hôtel, de s'enfermer dans sa chambre et de dormir sur le lit tout propre, frais et immense.
─ Alexandre Nevski ! s'exclama soudain l'éditrice, faisant sursauter Ghertelsman.
Il reconnut immédiatement l'église avec ses coupoles dorées d'après la brochure touristique qu'il avait distraitement feuilletée à la réception de l'hôtel.
─ Regardez, Monsieur Ghertelsman, renchérit Nastassia. Impressionnant, n'est-ce pas ?
─ Il faut absolument que vous m'ameniez ici.
─ Mais bien sûr, Monsieur Ghertelsman, l'assura l'éditrice. Dès demain. C'est inscrit dans votre programme.
─ Eduardo.
─ Ah oui, excusez-moi, Eduardo.
Ghertelsman eut de nouveau l'impression que l'éditrice, une infime fraction de seconde, lui avait adressé un clin d’œil familier, mais il était maintenant certain de se faire des idées.
Que se passe-t-il avec moi, se demanda-t-il. Pourquoi diable ai-je accepté de venir ici.
Au même instant, les cloches de la cathédrale, tout en haut sous les coupoles embrasées, se mirent à sonner.
Le jeune homme barbu, dont Ghertelsman s'était empressé d'oublier le nom dès qu'on le lui avait présenté, venait de le définir comme « probablement l'écrivain en vie le plus important de notre époque ». Il n'était pas le seul à formuler des bêtises de ce genre à son propos. Parfois, Ghertelsman se demandait ce qu'ils visaient en fait, lui faire un compliment fade ou lui instiller un sentiment de culpabilité parce qu'il était encore parmi les vivants. Après une vie entière consacrée à la littérature, Ghertelsman se rendait compte qu'un écrivain en vie n'était jamais accueilli avec autant de chaleur et d'indulgence qu'un écrivain mort. Il avait souvent constaté qu'un écrivain mort moyennement bon jouissait d'une reconnaissance bien plus durable et solide que celle que le monde était enclin à témoigner à un collègue brillant, mais en vie. Malgré tout, depuis peu, ce rappel persistant qu'il était vivant était pour lui une allusion particulièrement obscène. Ghertelsman était devenu sensible. La frontière confuse entre âge mûr et vieillesse l'effrayait. Il avait l'impression que l'écriture lui échappait. Qu'il avait cessé d'être le Ghertelsman que le monde révérait. Mais le plus terrible, c'était qu'il s'en fichait. Une autre angoisse, bien différente, l'obsédait, mais il n'était pas en état d'en déterminer la source, ni la direction dans laquelle elle le poussait. Il y avait longtemps que l'écriture ne le guérissait plus. Ghertelsman soupçonnait même que c'était précisément cette dernière qui le rendait malade, et non la vieillesse pointant à l'horizon.
J'ai peut-être un cancer, se dit-il. Pourvu seulement que ce ne soit pas à l'intestin.
Mademoiselle Voks était assise à côté de lui et Ghertelsman, du coin de l'œil, pouvait saisir son profil pur et classique. Elle avait raison : il devait vraiment faire plus attention à sa santé. Dès ce soir, il lui demanderait de lui prendre un rendez-vous pour des examens médicaux. Cela ne faisait pas partie de ses obligations, mais Ghertelsman était convaincu qu'elle serait contente.
Le jeune homme barbu prononça un discours aussi long qu'intelligent, et Ghertelsman fut admiratif : il n'avait jeté que deux coups d’œil furtifs à ses notes. Il avait réussi avec une facilité déconcertante à laisser entendre à son auditoire qu'il en savait vraisemblablement plus sur lui que la propre mère de l'écrivain. L'espace d'un instant, Ghertelsman s'était même senti inutile. Il n'aimait ni écouter, ni lire des propos le concernant. Il ne se reconnaissait pas dans les mots des autres. C'était un autre Ghertelsman, un parfait inconnu, qui le regardait et qui semblait lui reprocher quelque chose. Que pouvait-il leur dire sur lui ? Et sur ses livres ? Devait-il leur avouer qu'il ne se rappelait pas les noms des deux tiers de ses personnages secondaires, voire de certains de ses héros principaux ?
Je ne suis pas cet homme-là, se dit Ghertelsman.
Il ne lui semblait plus du tout déplacé de commencer ainsi. Au contraire. Ce n'était pas une mauvaise idée. Il se renierait théâtralement lui-même avant de leur lancer un ou deux souvenirs anodins de son enfance et de sa jeunesse comme écrivain. Il l'avait déjà fait. Que lui restait-il d'autre ?
Après avoir enfin terminé, le jeune homme donna la parole à l'éditrice. Elle était visiblement émue, rouge comme une pivoine, et Ghertelsman eut pitié d'elle. Il ne serait pas étonnant qu'elle fasse de l’hypertension. Elle devait avoir à peu près son âge, mais il se sentait plus jeune. C'était peut-être bon signe, qui sait. L'éditrice déclara qu'après la naissance de son fils, c'était le plus beau jour de sa vie. Le jour où Eduardo Ghertelsman était venu en Bulgarie. Le jour où, pour la première fois, elle avait vu en chair et en os celui qui avait écrit Sang et aube. Le jour où, du moins pour elle, la littérature mondiale n'était pas seulement un pur esprit, mais acquérait aussi chair et voix, une authentique voix humaine. Et ainsi de suite. Mademoiselle Voks demeurait parfaitement immobile. Ghertelsman fouilla dans sa poche et en sortit en catimini la liste de questions que le public allait lui poser. Il les connaissait par cœur, d'ailleurs cela faisait des lustres qu'à quelques exceptions près, les questions étaient toujours les mêmes, mais il ressentit subitement le besoin de se les rappeler à nouveau. Sauf que les lettres dansaient devant ses yeux. Dans la salle, il devait bien y avoir plus de trois cents personnes, les yeux braqués sur lui. Il les regarda à son tour. Il les embrassa du regard, comme dans une parenthèse, et s'efforça de les mettre mentalement de côté. Eux, ses lecteurs, avec lesquels il ne pouvait parler que par l'intermédiaire de ses livres. Tout était pour eux. Rien que pour eux. Et maintenant, ils étaient là, matérialisés. Et Ghertelsman eut tout à coup envie qu'ils ne l'aient pas été.
Le jeune homme barbu se tourna vers lui et l'invita d'un geste à prendre la parole.
Un silence de mort envahit la salle.
Ghertelsman plaça la liste de questions sur le pupitre qui se trouvait devant lui.
Je ne suis pas cet homme-là, se dit-il et tout à coup, il eut une envie folle de rire.
Et le public ?
La curiosité s'élevait comme les vapeurs d'un étang au-dessus de leurs têtes et chatouillait l'âme de Ghertelsman.
Le rire qu'il combattait menaçait de l'étouffer.
Ghertelsman but d'un trait le verre d'eau placé devant lui et le poids qui lui emplit un instant l'estomac le dégrisa légèrement.
— Mesdames et Messieurs, commença-t-il, c'est pour moi un honneur et un privilège de me trouver dans votre magnifique pays. C'est la première fois que je viens en Bulgarie, mais je l'aime déjà. J'aimerais être né ici. Mais, comme ce n'est pas le cas, je puis au moins m'acheter une maison dans l'un de vos petits villages coquets et, qui sait, y écrire peut-être mon prochain roman.
La salle retentit sous une salve d'applaudissements.
Ghertelsman perçut immédiatement la perplexité de mademoiselle Voks, de même que l'attendrissement de l'éditrice. Il eut tout à coup l'impression que l'océan de lecteurs s'était rassemblé à ses pieds et qu'il marchait d'un pas assuré sur ses vagues apaisées. ll voyait déjà les titres des interviews qu'il allait donner : « Le lauréat du prix Nobel Eduardo Ghertelsman déclare : je veux être bulgare », ou bien : « Eduardo Ghertelsman écrit son nouveau roman en Bulgarie ». Les flashes se mirent à briller de tous les côtés. Les caméras des opérateurs, qui occupaient tout le premier rang, fonctionnaient à plein régime.
L'auteur de Sang et aube, Eduardo Ghertelsman, venait de faire sensation.
Pourquoi avez vous fait ça, lui avait demandé Nastassia, tard ce même soir, tandis qu'ils marchaient du restaurant vers l'hôtel.
Je ne sais pas, ça m'est venu comme ça, avait-il répondu en toute franchise.
C'était facile, s'obstinait Nastassia.
Qu'est-ce qui ne l'est pas.
La littérature, répliqua-t-elle. Les livres.
Ghertelsman avait rit de bon cœur et lui avait entouré paternellement les épaules. Il se l'était déjà dit. Nastassia Voks pouvait être sa fille.
L'avenir avait disparu.
Il n'avait aucune idée de la manière et du moment où cela s'était produit. Tout à coup, un beau jour, lorsqu'il avait regardé en avant, il n'y avait rien. Il ne s'y voyait même pas, à moins qu'il ait tout simplement peur de s'y voir. Cet homme desséché, tout au fond. Cette ombre. Encore combien de temps lui était-il imparti de rester ainsi en suspens, entre la vie et la mort, victime autant de l'indécision d'autrui que de la sienne propre ? Il n'y avait plus de livres, plus de gens. Les gens, il les détestait depuis longtemps, plus tard était venu le tour des livres. À moins que ce ne soit le contraire. Il avait vendu son âme. Pire encore : il en avait fait cadeau. Mais cela ne le troublait pas le moins du monde. Ghertelsman avait compris depuis longtemps que l'âme était comme l'appendice : on ne sait qu'on en a que lorsqu'elle commence à gêner. Et si l'on s'en libère, il ne se passe rien. La cavité est si petite qu'au bout d'un certain temps, même une dent ne pourrait y pousser. Sans compter qu'il n'avait aucune idée de ce qu'il appelait « l'âme ». Il ne se rendait compte que d'une seule chose : depuis que sa passion pour la littérature avait été définitivement dévitalisée, maintenant, la seule qui lui restait était celle des mots pompeux et désincarnés.
Après le prix, il ne lui était rien resté. Ghertelsman avait passé la moitié de sa vie d'écrivain, consciemment et inconsciemment, à l'obtenir, c'est pour lui qu'il écrivait, il le voulait si fort qu'il le détestait, il le qualifiait de « politique », de « politcorrect », il se raillait de ceux qui le gagnaient et louait ceux qui n'y parvenaient pas, jusqu'à sa nomination, enfin.
Je n'en reviens tout simplement pas, avait-il déclaré dans une interview. Je ne suis ni pédéraste, ni socialiste. Pourquoi me le donne-t-on, alors ?
Cela ne l'avait pas empêché d'aller à Stockholm et de l’accepter. Il avait lu un long discours impersonnel mais habilement tourné. Il s'était même excusé pour ses mots. Disant que c'était l'émotion. La surprise.
Il était loin de soupçonner ce qui l'attendait.
Avant d'obtenir le prix, l'obligation d'écrire lui pesait, mais Ghertelsman parvenait tant bien que mal à se discipliner et à produire les livres projetés ; après, en revanche, ce fut une véritable torture. Non pas que son cerveau ou son imagination aient cessé de fonctionner. Au contraire. Ils continuaient de faire naître de nouvelles histoires, de nouveaux sujets, idées et scènes à une fréquence digne d'envie. Le fait même que, dans un grand nombre d'entre eux, il reconnaisse instantanément des variations, voire des passages entiers de ce qu'il avait écrit dans sa jeunesse, n'était pas de nature à l'arrêter. Non. Tout simplement, Ghertelsman ne pouvait plus écrire. Il détestait écrire. Cela lui semblait dépourvu de sens et gratuit. En réalité, il savait que c'était le cas. Qu'il avait raison. Sa vie en était la preuve la plus irréfutable. Certes, les gens s'adonnaient à des occupations bien plus abstraites que la littérature, dont personne, selon Ghertelsman, n'avait besoin. Mais il n'était pas comme ça, il n'en faisait pas partie. Il avait toujours vécu avec l'assurance d'être authentique ; d'avoir vu des choses qu'il était le seul à pouvoir raconter ; de faire partie de la petite minorité de gens capables de pénétrer le modèle sombre et fragile de toute chose, ce modèle que les crédules nomment « destin » ; d'être guidé par la main de Dieu en personne. Bien entendu, Ghertelsman niait en public être croyant, car un tel aveu le précipiterait immédiatement dans le rang de ceux envers lesquels il éprouvait le plus d'aversion. Mais à chaque dénégation, il lui semblait que la main de Dieu se resserrait plus fortement sur la sienne, et il se sentait plus sûr de marcher sur le droit chemin, celui qu'il était donné à lui seul de parcourir.
Sauf que, maintenant plus que jamais, il devait écrire, et bien. D'un côté, il subissait la pression des attentes du monde, comme il appelait, pour plus de commodité, la lourde et imprévisible machine de l'industrie du livre. De l'autre, le prix le contraignait à maintenir un niveau déterminé que Ghertelsman n'avait atteint qu'une seule fois avec Sang et aube. Il n'avait rien écrit de mieux que Sang et aube, mais avant, il ne s'était jamais senti obligé de le faire. Maintenant, en revanche, il avait le sentiment que c'était ce que tout le monde attendait de lui. Mais Ghertelsman ne pouvait se dépasser lui-même et il en était parfaitement conscient. En même temps, il fallait qu'il écrive. Personne n'avait l'intention de le laisser s'éteindre en paix. Et Ghertelsman écrivait et publiait des textes souvent accueillis par le bla-bla évasif et pernicieux de la critique qui s'entêtait à l'épargner, comme s'il était atteint d'une maladie incurable.
Le prix était devenu son fiasco.
En réalité, Eduardo Ghertelsman était bien loin de penser à tout cela.
Simplement, il écrivait lorsqu'il avait besoin d'argent, et de l'argent, il en avait constamment besoin. Sans compter qu'en dépit du nombre colossal de traductions, ses tirages continuaient leur pente descendante. Même les deux films réalisés à Hollywood d'après ses romans n'avaient pu infléchir la courbe. Les lecteurs ne se laissaient pas émouvoir par la publicité puissamment mise en œuvre par sa maison d'édition. Avaient-ils tout à coup compris ce que Ghertelsman s'efforçait de saisir depuis des années ? C'était peu probable. Impossible. Et puis, dans leur grande majorité, c'étaient des abrutis, comme il en était de plus en plus convaincu. Peu nombreux étaient ceux pour qui il valait la peine d'écrire. Sauf que s'il s'en remettait à eux, Ghertelsman risquait de mourir de faim bien plus vite que de vieillesse ou de cancer du côlon.
Il ne se sentait pas bien, Ghertelsman, malgré les effluves des lilas, le ciel printanier transparent et la nuit sofiote faiblement éclairée. Il s'était laissé tenter par la savoureuse cuisine locale et il avait mangé bien plus qu'il n'en avait l'habitude pour le dîner. Le jeune homme barbu, qu'on avait placé près de lui, avait essayé durant tout le temps, d'abord avec révérence, puis sur un ton enflammé, d'entamer un débat avec lui, mais Ghertelsman n'avait pu comprendre à quel sujet. Et comme le jeune homme ne le laissait pas en paix, lui demandant constamment son avis sur une question alors qu’ils étaient manifestement en désaccord total, Ghertelsman s'était vu contraint de justifier son silence en ayant toute la soirée la bouche pleine.
Les Bulgares étaient hospitaliers et, dans l'ensemble, bien que méditerranéens, beaucoup moins criards qu'il ne s'y était attendu. Ghertelsman se sentait bien ici. Tout le monde était à ses petits soins. On le respectait. On le vénérait. Que vouloir de plus ? Il sentit le sommeil commencer à coller à ses paupières, mais son estomac n'avait manifestement aucune intention de lui permettre de s'endormir. En soupirant, il ouvrit sa valise encore non déballée, en versa le contenu par terre et se mit à farfouiller dans le tas de vêtements, de linge de corps et produits cosmétiques. En vain. Le médicament pour l'estomac ne s'y trouvait pas et il jura tout bas. Il pouvait, évidemment, s'adresser à mademoiselle Voks, elle accourrait sur le champ et trouverait une solution, mais Ghertelsman savait que cela signifiait endurer pendant la moitié de la nuit près de son lit ses soins aussi dévoués qu’inutiles et ses reproches lassants.
Il soupira, se redressa et se dirigea vers la salle de bains en chaussettes. Il tourna jusqu'au bout le robinet du lavabo avant d'en faire autant avec celui de la baignoire. Il tendit l'oreille et, s'étant assuré que l'eau faisait suffisamment de bruit, il souleva la lunette des toilettes, s'agenouilla et se fourra deux doigts dans la gorge.
Un peu plus tard, visiblement soulagé, bien que blême, Ghertelsman sortit de la salle de bains et ferma avec précaution la porte derrière lui. Bien qu'il se soit lesté de la cause de son inconfort physique, il avait besoin de prendre l'air frais et de se calmer avant de pouvoir trouver le sommeil. D'autant plus que le programme du lendemain commençait par une interview télévisée et qu'il devait avoir l'air reposé.
Par bonheur, Nastassia n'avait pas eu le temps de vider le mini-bar. Ghertelsman chaussa ses lunettes et examina avec attention les bouteilles miniatures. Il finit par choisir un whisky, ouvrit le flacon, le huma, le referma et le glissa dans sa poche. Son plan était d'une grande simplicité et tout à fait sain : boire et se promener. Même mademoiselle Voks ne trouverait rien à redire vu les circonstances.
Ghertelsman mit ses chaussures, tâta encore une fois sa poche pour s'assurer qu'il avait tout ce qui lui fallait et se glissa hors de la chambre sur la pointe des pieds. Il avait beau se rendre compte de l'absurdité de son allure, vu de l'extérieur, il n'avait aucune envie de tomber sur son agent littéraire. Aussi, au lieu d'attendre l'ascenseur, il descendit les escaliers et ne poussa de soupir de soulagement qu'une fois recraché sur le trottoir par la lourde porte tournante.
Dehors, il faisait frais et agréable. Des couronnes des arbres parvenait un bruissement attrayant et apaisant suscité par les doigts de la brise nocturne. Ghertelsman prit une profonde inspiration. Il se sentait bien, enfin seul. Dans des moments aussi rares, il oubliait qu'en fait, il était seul la plupart du temps, et il aspirait à d'autres instants semblables. Il avait aperçu un vaste parc derrière l'hôtel et s'y dirigea. Il s'imagina, quelques minutes plus tard, assis sur un banc isolé, buvant des gorgées de whisky, enfin libéré, au moins pour un instant, de tous et de tout.
Il y avait encore pas mal de gens alentour. Il ne les voyait pas, mais on entendait des bruits de voix, des rires, provenant du parc. Ghertelsman laissa l'hôtel derrière lui et s'éloigna dans leur direction. La douce nuit diaphane l'aspira.
Traduit du bulgare par Marie Vrinat