Les Jardins interdits d’Emilia Dvorianova (extrait)
… dans le cœur de la mer…
Jonas 2: 4
Maria-l’autre:
La mer d’Athos est bleue – plus bleue que toute autre mer, mer du Nord ou du Sud, Orientale ou Occidentale, agitée ou inquiète, Salée ou de Bronze (comme celle que fit Salomon), Rouge ou Morte, plus que l’océan, fût-il Mondial ou Pacifique, plus bleue que le ciel, même le Troisième jusqu’auquel un homme aurait été élevé, avec ou sans corps, nul ne le sait, ou le Septième vers lequel font leur ascension prophètes et saints ainsi gratifiés ; plus, même, que le bord-du-ciel et que le Ciel Entier, pour le Ciel Nouveau uniquement on ne saurait le dire, car personne n’y est encore allé et ce n’est qu’un Mot ; plus bleue que n'importe quel œil, gauche ou droit, bon ou dévergondé, que l’on dit «bleu» et que les poètes chantent du fait de sa couleur azurée ; plus que les reflets bleus des diamants qui sont justement des reflets parce qu’ils réfléchissent le ciel, ils réfléchissent la mer, ils reflètent l’œil qui se penche au-dessus d’eux et les contemple, fasciné, sans parler des fleurs, telles que les bleuets et diverses pervenches, aux senteurs fugaces, que la nature a produites en toute humilité car elles ne sauraient soutenir la comparaison avec la mer d’Athos – la plus bleue au monde, elle qui sculpte des galets de la Vierge…
Telle serait, peut-être, la première phrase du roman de Maria sur Athos si elle l’avait écrit, et elle l’aurait certainement écrit si elle n’avait pas disparu dans cette même mer bleue d’Athos après avoir déjà découvert un galet de la Vierge, et pas seulement un, qui plus est, quoi que le second soit peut-être contestable… c’est ce que je pensais en observant l’autre-Maria scruter l’eau au moment où la barque s'est détachée de la côte, et je me suis dit – n’est-elle pas en train, elle aussi, d’inscrire en ce moment la même phrase car je suis certaine qu’elle pense également à Maria et voit la même chose que moi, ce qui signifie que Maria aussi l’a vu, lorsqu’elle s’est éloignéedu rivage avec la barque, et qu’elle l’aurait décrit, tandis que ses yeux noirs se transfiguraient, remplis de reflets comme ceux de l’autre-Maria, et devenaient bleus comme la mer d’Athos… mais rien ne m’empêche de croire qu’elle l’écrira bien un jour, car cette phrase est tout à fait dans son style, elle se déverse comme le son du violoncelle qu’elle serrait amoureusement entre ses jambes, et pourquoi ne l’écrirait-elle pas puisqu’elle a seulement disparu, qu’elle ne s’est pas définitivement cachée dans la mort, comme pour nous faire tous bisquer, nous qui nous efforcions éternellement de terminer ce que nous avions entrepris, de le mener à son terme, tandis qu’elle se dispersait, effrayée par le caractère définitif des choses, et voilà, elle a disparu, mais son corps n’est pas là, ce qui ne permet à personne de prononcer ce mot extrême de «mort», pas même à la police et aux services chargés de l’enquête, parce que, disent-ils:
La mer d’Athos est peut-être profonde mais on peut l’embrasser du regard, et le corps doit bien apparaître un jour, sauf si…
Et ce «sauf si» est la seule chose qui nous reste, c’est la raison de notre présence ici et l’on ne saurait dire combien de fois nous nous sommes éloignées de ce rivage; nous laissons la ville derrière nous mais sommes convenues, l’autre-Maria et moi, que c’est pour la dernière fois, dès demain nous quitterons Ouranopoli, nous quitterons la Chalcidique, la mer d’Athos, parce que ce n’est pas la peine de rester – on a perdu suffisamment de temps à attendre des nouvelles, à rechercher une piste mais nous n’avons trouvé que des galets de la Vierge. J’en ai trois dans mon sac, deux ont été trouvés auparavant par Maria sur la bordure entre la mer et la terre, je le sais avec certitude, ce n’est pas une supposition car elle me les a envoyés à moi justement une semaine avant de disparaître dans la mer d’Athos, dans un paquet portant le cachet de la poste et un timbre, accompagné d’une lettre dans laquelle elle décrit comment elle les a découverts justement, un même jour: le premier, c’est très tôt, un matin, en allant contempler le lever du soleil qu’elle l’avait vu,mais pas dans le ciel, quant à l’autre, c’était un soir où elle revenait à pied d’Amouliani par le rivage, elle avait marché sur un coquillage et s’était coupé le pied, le sang avait coulé, mais, lorsqu’elle s’était penchée, en poussant un gémissement, pour arrêter la douleur avec la main, ses yeux avaient aperçu le galet, tout près du coquillage, avec une goutte de sang aussitôt été lavée par les vagues qui écumaient à peine, et elle avait aussitôt oublié la douleur tant le galet était magnifique – le voici –
oui, les voici – ils étaient été soigneusement enveloppés dans du papier, et, quand je les ai sortis, sur l’un des morceaux de papier il était écrit «Celle qui montre le chemin», sur l’autre «La Vierge de tendresse»; pour la seconde je n’étais pas très sûre, tandis que pour la première je n’avais aucun doute; c’était bien Celle qui montre le chemin, la courbe de la tête, la main qui indique la voie et la tête de l’enfant – tout était à sa place, alors que pour «La Vierge de tendresse», non, je ne suis pas convaincue, me suis-je dit, mais je ne pouvais plus nier le fait que la mer d’Athos sculptait des galets de la Vierge, ce qu’auparavant je prenais pour une légende. Tiens, c’est pour cette raison qu’elle mes les envoie, pour me persuader et pour que je comprenne que son départ avait un sens parce que, au début, elle non plus n’y croyait pas, elle était seulement attirée par les croyances des autres – me suis-je dit alors – mais une heure plus tard j’ai compris que quelque chose d’autre l’avait poussée à aller à la poste, à acheter un timbre à l’effigie de l’aigle à deux têtes d’Athos, à envelopper les galets de la Vierge dans du papier, à préparer tout un paquet avec des objets inutiles et à les envoyer justement à moi – sinon, elle ne se serait pas donné cette peine, étant donné qu’une semaine plus tard ils devaient rentrer et que, dans le paquet contenant les deux galets enveloppés dans le papier, il y avait aussi des photos, d’étranges photos et des copies encore plus confuses des messages qu'elles avaient reçusl’autre-Maria et elle de l’intérieur d’Athos durant leur séjour dans les environs d’Athos… c’est qu’elle aura voulu me dire quelque chose, ai-je pensé un peu plus tard, lorsque j’ai compris –
Maria a disparu sans laisser de traces dans la mer d’Athos –
dit-on – c’est ce que m’a dit l’autre-Maria,
Maria a disparu sans laisser de traces dans la mer d’Athos – or il ne s’était même pas écoulé une heure depuis que j’avais reçu le paquet, si bien que j’ai dû partir sur le champ. Je n’avais pas le choix, dès lors que l’autre-Maria ne voulait pas bouger de là, pétrifiée, elle avait eu de la peine à me le dire au téléphone, esseulée et complètement abandonnée devant la mer bleue d’Athos, et alors je suis partie. Lorsque je suis arrivée, dès le lendemain j’ai trouvé un galet de la Vierge, c’était une «Déisis» et c’est le troisième galet que je porte dans mon sac, bien que j’aie toujours des doutes concernant le second. En plus des galets, j’ai aussi la lettre de Maria, dans laquelle elle m’écrit d’autres choses, sans compter les photos, mon rouge à lèvres que je n’utilise pas ici parce que ça ne va pas avec le bleu ambiant, mes ciseaux à ongles et autres objets féminins, sans oublier cigarettes et briquet auxquels je dois faire attention parce que c’est un peu embarrassant de jeter des mégots par habitude dans la mer d’Athos, je ne sais pas pourquoi, et c’est la raison pour laquelle j’ai un cendrier portatif qui peut contenir cinq mégots que nous enveloppons, l’autre-Maria et moi, dans des bouts de papier lorsque nous l'avions rempli durant notre périple de quatre heures le long des côtes d’Athos, mais, malgré notre gêne, il arrive que nous oubliions et que l’une de nous jette son mégot dans la mer en jetant un coup d’œil à l’autre qui fait semblant de ne pas avoir vu, mais nous imaginons sûrement toutes les deux la manière dont Maria se rirait de notre gêne étrange – est-ce vraiment à cause du temps passé ici? – parce que, si l’on y pense, quelle importance a la mer, quelle importance a le ciel, aussi bleus soient-ils, pour que l’on n’ose pas y jeter un mégot? Qui sait ce qu’elle dirait exactement, mais, ce qui est certain, c'est qu’elle ne se tairait pas, elle n’arrivait pas à se taire, comme elle n’a pas pu garder le silence lorsque l’autre-Maria l’a invitée à se joindre au projet «Athos» – quoi? Athos? Là où les femmes ne sont pas admises? Ni les chattes? ni les chiens qui sont des chiennes, ni les chèvres? Pour tourner et virer autour des hommes qui se grattent la barbe, le ventre… je ne veux pas dire seulement les moines, non, ce sont des conneries – et elle a refusé d'y aller. Moi aussi j’ai refusé, mais en silence, et j’ai tenu bon, tandis que Maria a disparu. C’est ce que l’autre-Maria n’arrête pas de se dire, ai-je pensé en l’observant fixer des yeux la mer qui devient de plus en plus bleue au fur et à mesure que la barque s’éloigne du port d’Ouranopoli, elle se croit coupable mais en fait elle ne l’est pas: nous étions amies toutes les trois, sœurs de cœur, tellement amies qu’on nous appelait «les trois Maria», comme si l’on parlait des trois Parques, peut-être parce que nous étions différentes comme les Parques et que, comme les Parques, nous filions différemment les destins, puisque l’autre-Maria avait un mari et un enfant, Maria avait beaucoup d’hommes et un violoncelle en trops (si tant est que l’amour puisse être en trop pour quelqu’un), tandis que moi, je n’aime pas les hommes, ce que chacun peut interpréter à sa manière; en tout cas, dès le début, on savait qui irait et qui n’irait pas, et pour moi il était évident que Maria serait entraînée dans cette histoire. Elle serait attirée non pas par l’autre-Maria, qui ne saurait être coupable en quoi que ce soit, mais par la mer bleue d’Athos, avant même qu’elle ne l’ait vue, par le mot bulgare Athon, ou Athos, ou encore Agio Oros – quelle merveilleuse résonnance par-delà tout ce qui peut être ou signifier – et lorsque Mikhaïl a lancé la légende des galets qui sortaient sculptés de l’eau, comme de véritables Images, manifestées spontanément, sans l’aide de la main, lorsqu’il a dit qu’avec un peu de chance et de persévérance on pouvait s’en procurer toute une collection – Eléoussa, Hodiguitria, Celle qui nourrit de son lait, Celle qui entend vite les prières, La Vierge qui joue avec l’enfant, l’Orante, des Déisis[1] de tout genre, Celle qui soulage l’affliction, et toutes celles que l’on peut imaginer; une femme avait même trouvé dans la mer, tandis qu’elle plongeait près de la côte rocheuse d’Amouliani, une véritable Vierge à trois mains[2] qui, sans avoir été sanctifiée à l’église se révéla être vraiment une icône «bénie» c’est-à-dire diffusant la bénédiction – parce qu’on prétend, a dit Mikhaïl, que la mer d’Athos est réellement sacrée, que c’est une église intrinsèquement purifiée – et alors, lorsqu’il a raconté cela, l’air de rien, et pourtant à dessein, tout était désormais tranché. Il est impossible qu’elle n’y aille pas, ai-je pensé, non pas que je lui aie accordé beaucoup d’importance, tout simplement une écrivaine ne peut pas résister lorsque quelqu’un affirme qu’il est une mer au monde qui fait naître des galets de la Vierge… et pas n’importe quelle écrivaine, qui plus est, mais Maria. Elle avait un rapport bizarre à Dieu, et donc à Sa Mère, je soupçonne qu’elle leur confiait des secrets, pas de manière systématique mais «sous la main», comme je le dis, tandis qu’elle me corrigeait– selon l’inspiration» – et mettait fin à toute conversation sur ce sujet, ce qui me fait penser que c’était tout à fait sérieux pour elle, une fois même j’ai pu m’en convaincre tout à fait personnellement, lorsqu’elle a raconté devant l’autre-Maria et devant moi une histoire très drôle: lorsqu’elle était née, quarante ans auparavant, à une époque où l’on ne connaissait pas à l’avance le sexe de l’enfant, la sage-femme avait eu un lapsus totalement inconscient en la tirant du ventre de sa mère et avait félicité joyeusement celle-ci « bravo, c’est un garçon», sans doute parce que, lorsqu’on félicite, ce doit être pour quelque chose de bien, puis elle s’était immédiatement corrigée, mais sa mère avait vécu un instant d'heureux désappointement et elle le lui avait raconté sans savoir elle-même pourquoi, peut-être par étourderie et gêne, au moment où Maria était entrée dans la puberté et qu'il lui était arrivé ce qui est par essence féminin, c'est-à-dire qu'elle avait découvert en elle quelque chose de dangereux et apparemment pas très pur – Maria avait alors éprouvé de la colère, une véritable rage, et elle en avait sérieusement voulu à Dieu parce que – vous vous rendez compte, disait-elle, l'espace d'un instant, mais le plus important, celui où le destin se définit dans les premiers mots que quelqu'un d'autre prononce pour vous, j'ai dû sûrement les entendre, puis, tout à coup, la même voix dit : non, il n'en sera pas ainsi parce qu'il n'en est pas ainsi ! Comment ne pas en vouloir à Dieu ! Et puis, plus tard, j'ai compris – c'est ce qu'a dit alors Maria, mais moi, je ne m'en souviens que maintenant, lorsque chacune de ses paroles a son importance – elle avait compris que ce n'est pas contre Lui qu'elle devait être en colère, et elle s'est étranglée de rire... Mais des expériences de ce genre, ça laisse des traces. Au moment où elle le racontait, j'ai compris à quel point j'avais raison de demeurer en dehors de relations pareilles, je n'en ai jamais établi, je n'en veux à personne parce que je n'aime pas les hommes, or Dieu, dit-on, est homme, est-ce que Maria en douterait ? Doute dangereux aux yeux de l'autre-Maria, qui ne peut m'atteindre, puisque je demeure en dehors de ce genre de choses... c'est ce que je me suis dit en observant les yeux bleus de l'autre-Maria, qui se détachèrent enfin de l'eau pour se diriger vers la rive d'Athos aux flancs verts, très verts, tel le jardin du Paradis, comme s'exprimerait quelqu'un qui se souviendrait du Paradis (s'il existe, mais apparemment non), parce que les collines vertes d'Athos incitent à des pensées et mystiques fantaisistes de ce genre, et, malgré le léger bruit du moteur du bateau, malgré le fredonnement du batelier, on a l'impression d'entendre le chant des oiseaux du Paradis exactement comme ils devraient retentir et il est impossible de ne pas succomber à la conspiration des oiseaux, je le sens par l'intermédiaire de l'autre-Maria, parce que toute seule je ne le pourrais pas, depuis que je suis petite je ne suis guère portée à la fascination. C'est la raison pour laquelle je regarde en catimini dans ses yeux, bleus, étant donné que les miens sont noirs, comme ceux de Maria, ou, du moins, marron très foncé, j'observe à travers les siens le vol de la mouette qui vole au-dessus de nous depuis le port d'Ouranopoli, mais aussi la trajectoire ondoyante suivie par son regard concentré contemplant le chemin souple du Mur qui sépare Athos du monde, et surtout des femmes, car le monde sans femmes, dit-on, est plus saint, ce qui, selon l'autre-Maria, est inacceptable puisqu'il n'existe pas de fondement canonique à cela, comme si l'existence de canon pouvait le rendre admissible. D'après moi, c'est tout bonnement ridicule, et tout à fait indifférent du point de vue du monde et du caractère sacré du monde, pour autant qu'il existe ; mais, pour Maria, c'est inadmissible, stupide, c'est de l'obscurantisme pervers, un miasme de l'âme, évidemment masculine, même s'il n'est pas certain que les âmes soient masculines et féminines, ni d'ailleurs qu'elles existent, d'où l'importance de préciser qu'il est question en fait de la conscience masculine, or celle-ci existe indubitablement, et que ce qu'elle avait en tête encore plus exactement, c'était la partie la plus abjecte de l'inconscient, affabulation complexée de peureux qui ne parviennent pas à retenir leurs organes à l'intérieur d'eux-mêmes, et ce sont encore les femmes qui doivent se sacrifier pour les préserver d'eux-mêmes, ce qui les condamne à l'absence ; l'absence sauvegarde l'esprit du Lieu interdit – poursuivait Maria, incapable de s'arrêter – interdit pour moi, mais autorisé pour tous ceux qui pissent debout, même s'ils sont pédérastes ou pédophiles, d'ailleurs, je n'ai rien contre les premiers, avait-t-elle ajouté, mais on dit que ce n'est pas le cas de Dieu, pourtant, il faut croire que ce n'est pas tout à fait vrai puisque chacun d'eux a le droit d'entrer dans ce Lieu, il suffit qu'il montre son passeport et sa culotte, tandis que moi, je ne peux pas –
je n'ai pas de passeport pour Athos, j'ai un sceau –
avait dit Maria dès le premier jour où ils étaient arrivés ici, tandis que les hommes partaient pour les monastères avec le bateau de pèlerins et qu'elles restaient et leur faisaient de grands gestes de la main. En réalité, Maria n'avais pas agité la main, l'autre-Maria non plus, ce n'est qu'une expression utilisée lorsqu'un bateau prend le large, sans doute parce que les hommes n'avaient pas fait de gestes non plus, ils avaient aussitôt tourné le dos à la terre pour faire face à l'étendue qui devait les emmener vers le monde secret des mystères inconnus. Au lieu d'agiter la main, l'autre-Maria s'était bouché les oreilles et avait déclaré que, de toute évidence, Maria manquait d'imagination religieuse et de réserve, qu'elle ne voulait pas entendre ici ce genre de blasphèmes, qu'en fin de compte il fallait savoir se résigner – c'était bien ça le sens –
non, ça n'a pas de sens – c'est ce que je me dis – tout ceci est totalement insensé, aussi bien la résignation dont parle l'autre-Maria que la colère de Maria me sont étrangères, mais il faut croire qu'elles ont été toutes les deux offensées devant ce «Mur des lamentations» – c'est ainsi que l'appellent les gens du coin, parce que les femmes pleurent devant ce mur, non admises et pour la énième fois refoulées, même si ce n'est que le nom d'un mur, inventé par un homme, puisque je n'ai jamais vu qui que soit pleurer là-bas. Il faut croire que ça leur est indifférent, pour des raisons qui leur sont propres, comme ça l'est à moi aussi pour mes raisons à moi, déjà évoquées et liées à mon rapport aux hommes en général et au monde qui est masculin, donc à mon manque de rapport ; cela me rend entièrement libre de contempler les plis du Mur qui ondule comme un serpent et sépare mondes de la terre et mondes du ciel – c'est à cet endroit précis que nous nous trouvons en ce moment et, si nous tracions une ligne droite à travers la mer, nous verrions qu'en ce même instant nous franchissons la frontière de la République monastique, mais la mer bleue d'Athos refuse les frontières, elle se déverse et mêle toutes les eaux, et il est impossible de démêler telle eau de telle autre, seul le Seigneur l'a fait, jadis, pour créer l'étendue entre les eaux... c'est ce qu'on dit, c'est ce qui est écrit, que n'affirme-t-on pas. Mais Maria a été vraiment stupéfaite, elle ne s'attendait pas elle-même à se mettre dans une telle colère dès le moment où elles ont dû agiter la main depuis le port (ce qu'elles n'ont d'ailleurs pas fait, tout comme les hommes sur le bateau), parce qu'avant leur départ, elle m'a dit fort sagement :
eh alors, trois semaines d'une mer extraordinaire, on va visiter les environs, les décrire, les prendre en photos, on ira à la plage et on se baignera avec les poissons, on dit que la mer d'Athos regorge de poissons, des bancs entiers, on verra aussi les îles, quant aux hommes, ils peuvent bien transpirer dans les monastères, lire des manuscrits, prendre des photos, assister à des offices de six heures, manger du pain et de la tsipoura[3]... et ensuite, tu verras, c'est nous qui nous nous occuperons de l'édition – non, il n'y a rien de mal à tout cela –
et moi, je souriais en douce, car je savais que ça n'allait pas, pas du tout, mais je ne pouvais pas prévoir jusqu'où les choses iraient – qu'elle disparaisse dans la mer bleue d'Athos, non, cela, personne ne pouvait le prévoir, si ce n'est elle, peut-être. Car, lorsqu'ils sont partis, on aurait dit qu'elle faisait une dernière tentative pour tromper le destin, si celui-ci existe, évidemment, et n'est pas qu'une expression, comme celle qui a trait à «l'âme» (c'est l'autre-Maria qui m'en a parlé, mais bien plus tard, alors que chaque événement et le moindre des détails étaient éclairés rétrospectivement par ce que nous savions) : elle était arrivée très tard le soir l'endroit convenu d'où ils devaient partir, le «Monument aux Russes» je crois, elle avait sorti ses bagages du taxi, son portable en bandoulière, deux énormes sacs et, par-dessus, le violoncelle dans un magnifique étui en cuir, en déclarant qu'elle n'allait nulle part s'ils ne trouvaient pas de place pour lui – sans mon violoncelle je ne vais nulle part, pendant tout un mois on sera seules, l'autre-Maria et moi, en fait c'est nous qui allons vivre comme des ermites, pas vous qui allez pénétrer les mystères et flatter votre amour-propre, non, je ne vous demande pas de le reconnaître, mais moi aussi j'ai droit au mien, alors je sais très bien qu'on n'a pas beaucoup de place, mais sans lui je ne vais nulle part, c'est à vous de décider – elle l'avait dit sur un ton qui montrait clairement que c'était ça ou rien – et les autres, parce qu'ils étaient amis et qu'ils connaissaient les bizarreries de chacun, ils avaient commencé avec un peu d'humeur à déplacer leurs bagages pour faire de la place à l'étui en cuir incrusté de petites feuilles de nacre, tu es folle, c'est du chantage, tu ne peux vraiment pas te passer d'homme pendant un mois, ce qui devait être une plaisanterie, histoire de ne pas être de reste, mais la situation était sérieuse, du moins j'en suis certaine, parce que j'aime Maria et que je sais la manière qu'elle avait de serrer amoureusement son violoncelle entre ses jambes, tandis que ses mains le caressaient, la gauche qui jouait sur la pointe des sons, la droite qui évoluait avec art selon les mouvements de l'archet, c'est mon mon véritable amant, disait-elle, et un jour je lui ai demandé, ce que tu dis de ton amant, c'est clair, mais comment es-tu sûre que ce n'est pas une femme ? Malgré tout, ils étaient partis, sans réponse à cette question (que je suis la seule à soupçonner), trois hommes, deux femmes et un violoncelle que chacun peut interpréter comme il l'entend, tout comme chacun imaginait à sa guise Athos au-delà de l'objectif défini auquel était lié le projet qui ne prévoyait que la description de livres, bibliographies, index, les prises de vue des fresques, monogrammes, monastères, murailles, skites[4], ermitages isolés, de tout ce qui a trait à la présence bulgare là-bas, ce qui veut dire que cet objectif était dénué de tout élément pouvant conduire à la disparition de quelqu'un dans la mer bleue d'Athos –
il était épuré de toutes manies et engouements, des fixations de l'amour, des chavirements des hommes et des femmes vers les abîmes de la terre et les abîmes du ciel, des sons du violoncelle dont on voyait mal comment ils pourraient se fondre avec le bleu ineffable de la mer,
cet objectif ne supposait pas non plus les effluves des algues, l'odeur de poisson frais le soir sur le port d'Ouranopoli, lorsque les pêcheurs reviennent avec leur prise, et leurs corps musclés n'avaient pas leur place, là-bas, ni la brise marine, ni les litanies du moine qui prenait le bateau pour des raisons connues de lui seul jusqu'à Amouliani, ni les tortues dans la partie inhabitée de cette même île qui, de loin, dardait un oeil vert sur Athos...
non, lorsqu'ils étaient partis, personne ne soupçonnait quoi que ce soit, et le violoncelle gardait un silence inoffensif dans son étui en peau de porc incrusté de feuilles de nacre...
Lorsque je suis arrivée là-bas, tout s'était déjà produit mais ce qui avait eu lieu de la manière la plus irréversible, pour toujours, c'était Athos lui-même. La république des moines se découpait, saillante, dans la mer, longue manche verte à peine reliée à la presqu'île, somptueusement étalée, presque disjointe de la terre, projetée vers son propre sommet perdu tantôt dans les nuages, tantôt dans les brumes de chaleur, et, lorsque le soleil chassait les égratignures du ciel, il s'élevait, émacié, vers les hauteurs, dénué de végétation, blanc, avec, sur son sommet, comme un grain de beauté, le skite de la Transfiguration du Christ, c'est ce qu'avait dit Maria en le voyant, Metamorphosi Sotiros, avait-elle prononcé ensuite, ce qui est la même chose, le même skite, mais uniquement pour celui qui ne croit pas à la puissance magique des mots. C'est le dernier skite, celui qui se trouve le plus au bout, et où, selon le témoignage d'hommes et de livres, vivent deux moines, plus exactement un moine et un novice – et il en a toujours été ainsi, selon certains chroniqueurs, parmi ceux qui ont jadis été là-bas et ceux qui, aujourd'hui, font le même constat, mais qu'est-ce que cela signifie – toujours – personne ne l'explique, ce skite est plus récent, en fait, je l'ai vérifié, peut-être les moines y ont-ils toujours été au nombre de deux, c'est sans doute cela, toujours, parce que pour les gens le couple est quelque chose de naturel, qui existe depuis toujours, même si ce couple, là-haut, sous le ciel, ne peut se transfigurer en Une chair unique, c'est inacceptable, et il doit toujours représenter un plus un, ce qui ne fait jamais deux du fait de l'impossibilité de devenir trois... Ce «toujours» ne m'a jamais été complètement clair, sauf lorsqu'il s'agit de choses très sombres, et la seule certitude, c'est que le mont Athos, qui surplombe tout, a vraiment toujours été là, du moins dans le sens de ce «toujours» humain et terrestre qui, malgré tout, commence bien quelque part. C'est sans doute la raison pour laquelle, lorsqu'on se trouve pour la première fois en bateau sous la presqu'île, au pied d'Athos, la vue peut-être grandiose – c'est ce qui m'est venu à l'esprit la première fois, avec mes autres pensées, en faisant ce chemin et en voyant de loin, de mes propres yeux, la Sainte montagne des hommes qui, telles les Amazones de l'Antiquité défendent leur monde mythique – du moins c'est ce qu'affirmait dans ses lettres Mikhaïl qui aimait les associations inattendues et cultivait ainsi en lui la diversité de son monde intérieur, comme le disait Néophyte témoignant de la manière dont on chassait les serpents venimeux à coup de prières et, dont, plus important, le mal se glissait sans bruit et se retirait dans de hautes herbes ; quant à Gavril, il ne se permettait aucun commentaire, du moins pas devant Maria et l'autre-Maria, et, s'il a envoyé des nouvelles, elles consistaient uniquement en dessins sur lesquels, parmi les murailles des monastères, les phiales, les cloches, les soutanes des moines, leurs barbes et les cyprès, on trouvait obligatoirement une chatte allaitant ses petits, il voulait sans doute ainsi témoigner lui aussi de quelque chose, en dépit des affirmations selon lesquelles il était impossible de trouver là-bas un animal femelle – et moi, j'ai lu, j'ai tout examiné, dès mon arrivée sur les berges d'Athos, mais je ne suis pas tombée sous le charme. La première fois, seulement, j'ai senti un léger frisson, un peu confus, qui s'est émoussé, quant à la comparaison avec les Amazones, je ne l'ai retenue que parce qu'elle a fait surgir en moi de sombres images de femmes avec un sein tranché qui tuent l'homme ayant osé mettre le pied dans leur royaume. J'ai examiné tous ces témoignages dans un seul but : y trouver la trace d'un événement à venir, qui – comme l'affirment certains – s'est produit lui aussi pour toujours et que personne, alors, n'avait soupçonné, car c'est une chose étrange que le temps lorsqu'on le considère dans une perspective inversée et que l'avenir s'est déjà produit quelque part là-bas... en arrière dans le temps, et pour toujours...
c'est ce quelque part là-bas que l'autre-Maria continuait de contempler, à travers ses yeux bleus et les tréfonds verts d'Athos qui ne peut la préserver du sentiment d'éternité, sans doute désespérée, car elle s'était agrippée, impuissante, à un dernier espoir et ne cessait d'affirmer que Maria avait vraiment disparu, qu'elle avait disparu Là-bas : elle aura franchi la frontière, comme si elle s'était faufilée sous la main de Dieu qui brille comme un arc-en-ciel après une averse d'été, et aura trouvé refuge dans le Lieu interdit, après s'être métamorphosée – elle ne peut pas être autre part, déclarait-elle depuis le premier jour de sa disparition, bien que la police eût totalement rejeté ses suppositions – elle est allée là-bas, répétait-elle obstinément, elle aura nagé je ne sais comment jusque là-bas, après la nuit du bain nocturne où elle était entrée nue dans l'eau, et elle n'en sera pas ressortie, car la mer bleue d'Athos n'est pas bleue la nuit, au contraire, elle est profonde et noire, et dangereux est son silence... –
... non, ce n'est pas possible, Maria – lui ai-je dit aussitôt, parce que je déteste les illusions, aussi superbes soient-elles, – Maria n'aurait pas fait cela, il n'y a pas de voie secrète menant au Lieu interdit, on y entre à découvert, ne succombe pas à l'impossible –
... non, ce ne sont pas des illusions – elle était fascinée –
... c'est justement pour cette raison qu'elle ne serait jamais entrée là-bas.
Sauf que l'autre-Maria y croyait déjà, elle avait poussé les hommes à rentrer, ils pouvaient bien rester encore et encore, mais plus pour décrire des manuscrits, établir des bibliographies et des index, prendre en photos fresques, monastères, phiales, skites, barbes, soutanes et autres objets sacrés confirmant la présence bulgare là-bas, mais pour chercher Maria, seulement et uniquement la trace de Maria, en tenant compte des effluves des algues, du poisson frais tiré dans des filets près d'Ouranopoli, des corps musclés des pêcheurs, des sons du violoncelle se fondant avec le clapotis de la mer, sans jamais trahir si leur gémissement est celui d'un homme ou celui d'une femme, et les chats, eux non plus il ne fallait plus jamais les oublier pour retrouver Maria – Seigneur, comme j'étais convaincue du non-sens –
Maria n'est pas là-bas, disais-je à l'autre-Maria, et nous nous disputions presque –
– je refuse de parler de cela avec toi.
– je ne veux plus te parler.
(Chapitre 1)
Traduit du bulgare par Marie Vrinat