Concert pour phrase - extrait
Emilia Dvorianova
CONCERT POUR PHRASE
(essai sur l'érotico-musical)
traduit du bulgare par Marie Vrinat
Concerto pour phrase N°1
… C’est un Amati, parce que le son est introverti, assourdi, tourné vers l’intérieur avec cette patine si particulière qui n’émane jamais de la corde du mi, sauf si c’est celle d’un Amati, et ce trille aurait un son argenté au lieu de plonger dans la blancheur mate d’une dentelle crémeuse, comme exécuté par un ré…, mais ce pourrait tout aussi bien être un Guarneri si la douceur du la est trompeuse et due à la magie de ses doigts, puisqu’il tire un son aussi voluptueux qu’une caresse… c’était si bon, divin…, celui d’un Guarneri aurait été pétillant et d’un bleu pâle… quoi qu’il en soit, je n’ai pas réussi à comprendre quel violon c’était, tout simplement parce que j’avais quinze minutes de retard et qu’il était furieux, il n’a même pas consenti à répondre à ma question, alors même qu’il ne soupçonne rien… s’il avait des soupçons, je comprendrais sa fureur et je ne lui aurais pas demandé – Amati ou Guarneri ? – d’autant plus que ce n’était pas le moment de poser des questions, la salle n’était que silence, attente… on n’entendait que le grincement de nos pas, lorsque le son a jailli de la corde et que le motif m’a emportée, m’a arrachée à moi-même, et ensuite, lorsqu’il s’est déversé dans le registre bas… c’était comme si des cordes étaient tendues en moi, il me caressait si tendrement, je n’avais jamais vécu cela, et je lui dirai – je ne veux pas que ça continue ainsi, je ne supporte plus la rudesse, la froideur, la main qu’il a posée sur l’accoudoir près de moi, si bien que je dois me pousser à l’autre bout du fauteuil pour éviter son contact, mais là, un homme horriblement grand penche la tête et je ne vois rien… je supporterai, mais lorsque le concert se terminera, je vais tout lui avouer… je parierais que c’est un Amati, mais il va me demander – de quel âge? – et il se moquera de moi, mais comment a-t-il pu se permettre une chose pareille – je lui ai demandé très gentiment, car tout de même, outre le fait que nous soyons mariés, nous pourrions être amis – Amati ou Guarneri ? et il n’a rien répondu, plissant les yeux avec ce geste de colère suprême, et tout ça uniquement parce que j’avais quinze minutes de retard, à cause de la neige qui est tombée et s’est accumulée partout, mais il ne soupçonne pas d’où je viens, or on a eu toutes les peines du monde à venir en voiture, on ne voyait rien sur la route et les flocons voletaient, comme fous, dans ce voile blanc, la timbale a eu une fraction de seconde de retard, mais le hautbois s’en est rendu compte et il est entré dans le jeu – il n’y a pas de gaffe – pourtant, la voiture a bien failli s’embourber et elle glissait horriblement… comment a-t-il bien pu rentrer, est-ce qu’il y est parvenu après m’avoir laissée au coin de la rue, et la neige continue toujours à tomber, et je m’imagine, restée là-bas, au pied de la montagne, tous les deux recouverts par la neige, je serais même prête à manquer le concert et à l’échanger à tout jamais pour la cheminée qui flambait, et les bûches qui lançaient des étincelles, comme des flocons en feu dans lesquels je me serais consumée, car ses mains… cet homme a des doigts géniaux, comme il effleure et quel toucher, comme s’il avait atteint l’âme du violon et qu’il glisse en elle, si bien qu’on en oublie la virtuosité – et malgré tout, Amati ou Guarneri ? – je déteste qu’on ne me réponde pas, mais je ne lui permettrai pas de me gâcher le concert, je dois simplement m’affranchir du sentiment désagréable qu’il est près de moi et furieux – est-il possible que la musique ne l’apaise pas, il est visiblement furieux, alors que c’est un violoniste et qu’il devrait sentir l’âme du violon, s’attendrir, mais il ne m’affectera pas et dès que le concert aura fini, je vais lui dire – l’aveu est la meilleure solution, au moins, il saura pourquoi il est furieux, alors qu’il m’a amenée ici à l’heure, une seconde avant le début, pour que je n’aie pas de problèmes, et on n’a même pas pu s’embrasser… j’ai claqué la portière de la voiture et j’ai couru… – c’est ça qui me chagrine, comme si, sans ce baiser, j’avais sombré dans une pause inattendue, un silence chargé de son, dont je ne peux pas sortir, et maintenant, ça va être ce thème qui vous remplit de tristesse, et il l’a déversé si amplement, comme s’il avait étreint tout l’orchestre, il l’a carrément aspiré dans le son qui devrait être mat mais qui est pénétrant, il m’a pénétrée et je n’avais jamais vécu cela, ses mains effleurent à peine, sans aucun effort, sans aucune violence, comme par la magie qui fait se succéder les vagues les unes après les autres… les pizzicati se sont retirés vers le haut, ils ont grimpé et là, la vague musicale semble s’arrêter – quelles cadences va-t-il jouer ? … bien sûr, les siennes, celles où la musique, progressivement, gonfle, gonfle jusqu’au trémolo, et après, il est parvenu à attendre la phrase dans une pause incroyablement mesurée, pour la prendre, comme s’il l’arrachait de moi-même, mon Dieu, quel sens de la culmination, j’en suis toute secouée… – non, je n’ai jamais vécu une telle fusion à la fin du dernier accord au-delà duquel il n’est pas de fin et qui est suivi tout simplement par l'andante… je suis heureuse d’entendre ça, je suis heureuse et je vais tout lui avouer, je lui dirai carrément que j’en aime un autre et que nous devons nous séparer, parce que je ne peux plus vivre ainsi et que je porte encore sur ma peau son odeur… maintenant, tout s’est adouci, comme si l’air s’était apaisé, et dans cette résonance prolongée, les doigts frémissent, effleurant à peine les cordes en un tendre vibrato… comme s’il allait s’éteindre à jamais, se blottissant avec la clarinette dans le gémissement le plus profond, mais je sais que la flûte va le réveiller – Dieu que c’est beau ! pourquoi dois-je souffrir au lieu de lui raconter tout simplement le feu qui gémit dans la cheminée et disperse la lumière dont les chauds reflets étreignaient mon corps, et la lumière s’est faite dans mon âme, et même maintenant, il me suffit d’y penser pour que les vagues refluent avant de remonter – comme il a pris cette harmonique, et pas seulement celle-ci, toutes les harmoniques se sont égrenées dans l’air et on peut presque les voir, perchées sur des fils invisibles dans l’espace – quel violon, et quelles mains ! – Amati ou Guarneri ? peu importe, je le saurai bien, peut-être même est-ce écrit dans le programme, mais le temps pressait et lorsque nous sommes entrés, les lumières étaient déjà éteintes et tout le monde attendait le premier ton… non, je ne veux pas que cela finisse, bientôt les timbales vont annoncer la fin par ce trémolo mourant, et les derniers trilles vont retentir d’abord sur le la, ensuite sur le mi… – ça doit être un Amati, et, pourtant, le la n’a pas ce timbre si spécifique qui toujours caresse et semble vous emporter vers le bas… alors c’est peut-être un Guarneri… et j’ai tellement envie de pleurer, parce que tout est fini et que le public est déjà déchaîné, il applaudit frénétiquement, mais moi, je voudrais remonter le temps, encore et encore… quel bis va-t-il nous jouer maintenant ?
… bis… bis…
– Mon Dieu, chéri, c’était incroyable, inimaginable, personne ne m’a autant dévoilée… non, pas pénétrée, mais révélée – as-tu jamais entendu des doigts plus tendres ? Je n’ai pas envie de rentrer dans ce conte d’hiver, si romantique, ne veux-tu pas que l’on aille un peu à pied – ta mère ne voit pas d’inconvénient à rester avec les enfants… au fait, lorsque nous sommes entrés, tu ne m’as pas répondu concernant le violon, j’ai même pensé, un instant, que tu étais fâché, mais tu vois bien cette neige… Amati ou Guarneri ?
– Maggini, ma chérie, Maggini, je ne t’ai pas répondu à dessein, pour que tu trouves toi-même… tu n’apprendras jamais à les distinguer… tout simplement tu n’as pas d’oreille, trésor…
– Quand même, c’est important la volupté… le son…
Concerto pour phrase N°2
... le voici enfin en chair et en os, l'idole de mes élèves fascinés par une perfection malsaine, ce tentateur.
– comment les convaincre ? –
j'en vois au moins cinq dans la salle dans une admiration béate devant ses chaussures crème, son costume crème, on dirait guignol et il n'a aucun respect...
quel monde... quel monde complètement inconscient... ils applaudissent comme des malades...
le premier la du soliste, le premier la... il répond :
une quarte,
une quinte...
une septième... la corde du mi n'est-elle pas un soupçon trop basse ? ...
non, tout est juste, le son est parfait, j'ai toujours pensé que certains Maggini sont meilleurs même que les Stradivari, ils ont une autre couleur, leur résonance a le ton du cinabre, sanglant, je me demande tout ce que l'on peut en tirer, surtout d'un exemplaire comme celui-ci... j'aimerais tellement effleurer la volute, les chevilles, le manche est parfait, la touche légèrement surélevée et un peu plus longue... de deux centimètres... on dit que c'est dans la table d'harmonie que réside la magie, et dans les ouïes... je vais mourir les yeux grand ouverts pour n'avoir jamais eu l'occasion de toucher un violon comme celui-ci, il n'y en a qu'un ici, et l'autre le garde caché... elle ne fait plus de concerts, pourtant elle était bonne... très bonne... sans doute à cause du violon... moi qui rebats les oreilles de mes élèves, pendant qu'ils grattent leurs Cremona : le violon, le violon, mes enfants... son âme...
... ça va commencer maintenant, c'est le début qui est le plus important, tout part de là, concentré dans le premier ton... là, on n'a pas le droit à l'erreur... la première phrase, si on la rate... c'est ce que je leur dis... -
... allez, lève ton archet...
... il a levé son archet...
... nom d'un chien, c'est toujours comme ça... des crétins finis, des dilettantes, des gens qui se fichent de tout dans la vie, c'est maintenant qu'ils ont décidé d'entrer... et ça grince, juste les places devant moi et au tout début, je ne peux pas écouter le plus important... un homme et une femme – elle en pull-over et pantalon, le monde va vraiment de mal en pis, comment peut-on arriver en retard, en pull-over, tout le monde retient son souffle, le plus important va se produire, et, soudain... ça grince... les sièges se referment... des dos se lèvent... non, ils sont vraiment sans vergogne... seuls les ignares ne savent pas à quel point le premier son est important, le deuxième, l'articulation de la phrase, on peut n'écouter que cela et tout s'éclaire – on s'envole – la musique a pris son envol et le code est entièrement dedans – quels barbares...
enfin, ils s'asseyent, ils n'ont sans doute même pas conscience, à côté d'eux, des gens, tout jeunes, continuent de chuchoter... quelle honte... en plus, je le connais, c'est un jeune violoniste, un espoir montant, et il chuchote... tu parles d'un espoir, et moi, qui l'attendais tellement, je l'ai manqué, c'est précisément cette nuance que je voulais écouter... quelle longueur il va donner au fermata... il est si difficile de sentir avec exactitude combien de temps le maintenir...
il a marqué une petite pause, repris haleine... oui, le violon chante, il est le plus proche de la voix humaine et il respire, respire,
et la femme, devant moi, continue de bouger, elle a jeté un regard furtif autour d'elle, évidemment... ceux-là, on se demande pourquoi ils vont au concert, ils regardent qui est dans la salle, et ce pull-over... comment est-il possible de manquer de respect à ce point, en fait, si, je sais... c'est comme ses chaussures claires, le costume clair, il le fait exprès...
il n'y a plus de classique...
plus de classique...
mais le son est sublime : si l'on écoute vraiment, on distingue tout de suite le violon, cette merveille qu'est le Maggini surpasse tout, l'orchestre lui est entièrement soumis, il est à ses genoux... il a un ton basané, ça ne m'était pas venu à l'esprit, mais le Guarneri, par exemple, on dirait qu'il est blond... il glisse sur les tons comme s'il entrait en eux – il faut raisonner pour savoir où se trouve le ton, le violon, comment ils se fondent l'un dans l'autre, et lequel exactement des deux... il n'a pas joué le legato comme il fallait ; il l'a sauté et a répété le ton, alors qu'il est dans la partition... les jeunes ne respectent rien, je dois continuellement leur répéter : soyez fidèles, fidèles aux signes, mes enfants, c'est l'alpha et l'oméga – je m'efforce de le leur faire comprendre, mais ils sont pervertis par le jazz, comme si tout était permis, qu'il n'y avait pas de règles... non, je ne suis pas entièrement juste... ce phrasé... de la pure magie... même le dos de la femme, devant moi, a frémi, on dirait qu'elle peut écouter, je l'ai vu... le pull a frémi... comment est-ce possible ? comme si on n'était pas dans un endroit sacré, mais à la montagne... c'est une cheminée qu'il lui faut, une peau d'ours... et son mari, à côté d'elle, comment peut-il supporter, si d'ailleurs il supporte... mais nos orchestres, non, ils n'apprendront jamais... il faut toujours qu'ils ratent quelque chose, la timbale ne doit pas résonner aussi fort, elle doit être plus assourdie, quant au trombone, je dirais qu'il a raté, et ce, avant la culmination, il s'est lâché au moment précis où le violon s'apprête à exécuter le plus important... à cet instant précis, ils doivent tous être parfaits pour que le violon fasse son entrée de toute sa puissance... et voilà, il est comme une tempête dans la tendresse...
Maggini
Maggini...
Virginia... un simple prénom, mais comme il se déploie, s'exhibe et est unique au monde.... cet instrument n'a pas son pareil, maintenant il va montrer de quoi il est capable dans la cadence, il va s'exécuter lui-même par les mains du violoniste...
et celle-là, elle est en pull... c'est pour cette raison que les hommes de maintenant sont malheureux, les pauvres – il n'y a tout simplement plus de femmes – ça y est, il joue la cadence, il s'en est tiré presque brillamment, je dois le reconnaître... quoique, quelque chose me titille à l'intérieur... ça ne va pas comme ça – cette cadence, c'est la sienne, les grands écrivent toujours des cadences, manifestement il se prend pour un grand... non, ça ne va pas comme ça... il y a une exagération, ça manque de classe, de retenue, or, apparemment, ils sont tous en admiration... quel monde... seule la technique est parfaite – ça, je ne peux pas dire le contraire – la technique est parfaite et, comme par magie, le jeu des tons qui se poursuivent va se briser, il bruissera comme un souffle de vent, pour finir l'orchestre viendra tempérer, en harmonie avec le tout... oui, il le confirme génialement... la partition est géniale, et maintenant...
tout s'est corroboré.
Silence... pour l'amour de Dieu, ne bougez pas... quel imbécile se permet d'applaudir ? Seigneur, quels rustres !... et comment peuvent-ils tousser autant dans le silence le plus important ?
Piu presto.
Et voici l'andante... plus lentement, encore plus lentement... à l'heure actuelle ils n'arrêtent pas d'accélérer le tempo, ils ne savent pas résister au temps, lui tenir la bride haute, il les éreinte, les entraîne, allez moins vite...
je ne sais pas, mais dans ces phrasés, le Maggini est sublime, quel son...
rituel accompli à la perfection... Virginia prépare en elle la musique, met le chauffage dans la salle de bains, son concert commençait à deux heures, de mon bureau j'entends l'eau couler.
je complétais par des tons... chéri, j'entre dans la salle de bains... ne regarde pas... mais moi, je jouais en imaginant... Maggini, chérie, tu es superbe, je le sais, l'eau goutte de tes cheveux... le second thème, il est absolument parfait, dans ce concerto, les seconds thèmes, de tous les mouvements, s'apparentent à la beauté pure, en fait, ce sont eux qui font le tout...
... si tu étais à mes côtés, en ce moment, tu regarderais avec mépris, Virginia, ce pull-over sous lequel frémissent des omoplates, oui, je vois, dessous, c'est quand même une femme... mais aujourd'hui, les gens ne comprennent plus rien à rien...
... Chéri, tu me mets de la crème sur le dos...
la peau la plus douce, et la robe sur le dessus-de-lit – tout cela, c'est pour la musique et pour moi...
le classique, le classique... Maggini, tu savais comment l'homme se préparait à la communion avec lui jusqu'au soir où l'on accède au plus important... là, il faut effleurer avec beaucoup de précaution, c'est ainsi que l'on tire les harmoniques les plus difficiles...
... un peu de pommade...
... le fard...
... le frôlement de la dentelle, et Virginia, je te regarde, ébahi, et nous savons tous les deux que tout cela est pour moi... un baiser sur la volute de l'oreille, sur la cheville... et tu entrais, éclairée par la lumière la plus éclatante qui, au commencement, s'éteindrait et tu t'abandonnerais entièrement... la plus merveilleuse, odorante... les omoplates frémissent sous la dentelle... parce que tu l'entends... comme il s'abandonne entièrement... le voilà, con cordino...
résonance sublime...
il n'y a pas de place pour le silence, pas de temps...
Attacca...
... bon, d'accord. Applaudissez.
Bis.
Que va-t-il jouer ? Quelque chose de léger ?... Apparemment, il n'aime pas le « léger »...
Je l'avoue, il m'a ravi. Mais ce n'est pas tout. Ils applaudissent massivement – que comprennent-ils ? Il y a quand même quelque chose de perverti dans ce jeu, quelque chose qui n'est pas comme ça devrait être... il faut que je le formule devant mes élèves. Si Virginia était là, si elle n'était pas morte si jeune, on en parlerait ensemble et, comme elle avait la faculté merveilleuse d'écouter tout simplement, je pourrais certainement expliquer... il faut une résonance parfaite...
La femme...
Bis.
Concerto pour phrase N°3
Stupéfaction, stupéfaction, stupéfaction, je répète le mot à en défaillir, il y a certainement une cause freudienne au fait qu'un mot t'enserre et que tu ne sais pas comment t'en libérer, virus de la conscience, on répète, on répète, je crois bien l'avoir employé dans le bistrot avant le concert qui était stupéfiant, lui aussi, à l'avance stupéfiant, parce qu'il n'a pas encore commencé, il n'a pas encore fait son entrée, l'orchestre se contente de faire à peine grincer les instruments, dans l'attente du chef d'orchestre, mais ce qui est stupéfiant, c'est que je vais l'entendre en chair et en os -
tu le portes tellement aux nues – m'a-t-il dit – je ne le porte pas aux nues, j'aime la manière dont il joue, même si je ne comprends pas encore grand chose, en tout cas pas autant que toi – moi, je ne comprends plus, quant à lui, je ne l'apprécie pas, j'en ai marre de tout, et, si j'en ai marre de la musique... – tu en as marre de la vie – exactement – et on a commandé deux Tiramisu – j'aime le Tiramisu mais imagine un peu qu'on puisse commander des Sachertorte – en Bulgarie, on n'en trouve pas de vraies, sauf dans les livres de Thomas Bernhardt – mais voilà qu'en Bulgarie on va même pouvoir écouter ce géant, c'est stupéfiant, heureusement qu'il a trouvé des invitations, même si au dernier moment j'ai eu du mal à m'habiller...
mais c'est pour autre chose que j'ai utilisé ce mot et je n'arrive pas à m'en débarrasser, même maintenant, quand le chef d'orchestre est là, derrière son pupitre, voici ce qui est stupéfiant : au début d'un concert, la salle tombe toujours dans l'obscurité et c'est comme si les gens disparaissaient les uns pour les autres, désirant être seuls, ils répondent à la baguette levée, comme s'ils s'apprêtaient à jouer, mais il ne l'a pas encore levée, parce que lui n'est pas là, il n'est pas là... on l'attend... et j'ai tellement envie d'entendre quelque chose de stupéfiant, de sortir de l'esprit qui a un goût de tarte qui n'est pas une Sachertorte, il me parlait tellement des Sachertorte à son retour ... – mais dis-moi, pourquoi n'irait-on pas à Vienne – ce n'est pas impossible, mais peu probable – et ce serait stupéfiant de voir l'église Saint-Stéphane, tout comme son entrée sur scène avec son costume crème, ses chaussures crème – c'est un sacrifice à la publicité, un violoniste branché... non, ce n'est pas sacrifier à la pub, il attire les jeunes – nous aussi on est jeunes – mais je m'en moque de ses chaussures, de son costume, je n'ai rien contre, on prend quelque chose à boire ? Dehors, il fait terriblement froid, il neige et il reste encore une demi-heure avant qu'il ne commence
ses cheveux sont hérissés eux aussi, au cou il a une tache stupéfiante due au violon, non, elle est très grosse, c'est stupéfiant – les autres violonistes n'en ont pas de si grandes – il est étonné, lui aussi, et il m'a regardée – quelle tache ! – une grande tache, rouge, tiens, il vient de poser le violon juste dessus et ... la-a-a-a ... un petit grand-père m'a lancé un regard furibond, il m'aura entendue, silence... l'orchestre s'accorde à lui, le chef d'orchestre frémit à peine, le silence est total, et à ce moment précis, deux crétins en retard, non mais c'est pas vrai, on doit se lever pour les laisser passer, il y a deux sièges libres à notre gauche, et voilà que le premier son s'est déversé, c'est stupéfiant, la femme s'est assise à côté de moi, et son pull-over, en mohair, a une odeur étrange, très étrange, il sent le feu, non le bois, qui utilise du bois de nos jours, c'est exactement la même odeur que le vase qui s'est cassé sur le poêle à bois, faisant grésiller l'eau sur la plaque, mais c'était il y a longtemps, à la campagne, ici, il n'y a pas de bois, et je ne sais pas si c'est stupéfiant, je ne l'ai presque pas entendu, ils m'ont distraite, ces deux-là, mais je suis préparée à la stupéfaction avec ce goût de Tiramisu et de Martini sec dans la bouche, il l'a vraiment commandé, et, pendant que nous attendions qu'on nous les apporte, je lui ai raconté quelque chose et j'ai dit – stupéfiant ! – mais ça ne l'est en rien, ses mains sont stupéfiantes, quelle chance d'être assis aux cinquième rang, on entend extraordinairement et on voit bien les mains, le visage et surtout la tache, c'est à en avoir le cœur serré, cette tache rouge, on dirait qu'il est sorti de lui-même, que c'est le violon qui le joue, tant il est naturel, il lui répond, oui, ses mains sont magnifiques, on dit que le violon est lui aussi extraordinaire, récemment j'ai vu un film, un thriller qui avait trait à un violon dont le vernis était mélangé à du sang – la femme du luthier était morte et il avait fait un violon mêlé à de la chair, du sang, depuis, lorsque je vois un violon de couleur rouge... c'est le violon qui joue, il joue tout seul, on dirait que lui n'est pas là, ce qui est une qualité absolue, les hommes ont tant de mal à disparaître, ils ne savent pas le faire, je lui prends la main parce qu'un sentiment aussi fort doit être partagé, mais lui, il prétend ne plus rien comprendre à la musique, il dit qu'il en a marre de tout, depuis ce concours durant lequel sa corde s'est cassée, or, pour comprendre, il faut qu'il y ait de la chair, du sentiment, de l'amour – je ne sais pas, je ne le crois pas, il feint peut-être, parce qu'il est captivé pour le moment, ce concert lui plaît, il adore Mendelssohn, à coup sûr il est amoureux du violon depuis qu'il a joué avec le même, peu de temps, enfin, presque le même, évidemment, il est complètement pétrifié, quant à la femme à l'odeur de feu, près de moi, on dirait qu'elle frémit sous le pull-over et sent encore plus la fumée, c'est comme si elle stupéfiait elle aussi les mains, stupéfiantes, comme le violon sanglant, ce n'est pas le même, il ne doit d'ailleurs pas en exister, ce thriller a dû être inventé, comme la plupart des choses concernant l'amour, à l'exception de la musique qui n'est qu'amour, même s'il ne serait pas d'accord avec ça, il a ses propres conceptions et a peut-être raison, parce que je ne comprends rien à la musique, je ne fais que l'écouter avec lui, et j'ai compris ce que sont l'harmonique, le pizzicato, les trilles, mais je ne suis jamais certaine, et ce violon, dans le thriller, c'était un violon malheureux, il portait malheur, parce qu'il était fait de sang et d'amour, était-ce d'amour ? oui, d'amour... ça y est, le mot me revient, je lui ai dit, tandis qu'on attendait le Martini sec qui, selon ses paroles, orchestrait parfaitement le Tiramisu, je lui ai raconté l'enquête, le sondage qu'on a fait, et le résultat, c'est que l'amour, de nos jours, occupe la dix-septième place ! Dix-septième, tu te rends compte, c'est stupéfiant, proprement stupéfiant, c'est le mot que j'ai prononcé et qui ne me sort pas de l' esprit, et alors, qu'y a-t-il de stupéfiant, non, ce n'est pas possible, les choses ont tellement changé, mais ce n'est pas pareil pour les hommes et les femmes, c'est une moyenne, sinon, pris séparément, il occupe entre la dixième et la vingt-septième place, en faveur des femmes, évidemment, ce qui veut dire en fait en faveur des hommes.... c'est stupéfiant ! Dans dix ans, il occupera sûrement la soixante-septième place, non, tant de valeurs ont disparu... et la musique...
c'était stupéfiant, maintenant une pause, je ne dois pas applaudir entre les mouvements, ça ne se fait pas, c'est ce qu'il m'a dit, mais certains ne le savent pas ou cèdent à la stupéfaction et ils applaudissent, j'entends derrière moi, « quels rustres », je vais le regarder du coin de l'oeil, ce petit vieux avec une tache – un violoniste – voilà le deuxième mouvement qui commence, les deuxièmes mouvements sont toujours tristes, lents, un peu ennuyeux, mais sinon, c'est agréable, agréable et tendre, si l'on y songe, la musique favorise la réflexion, et il est réellement stupéfiant que l'amour soit au dix-septième rang, après l'argent et la réussite, les enfants... non, il n'y a pas de lien, or, autrefois, il en allait tout autrement, mais il a dit – les femmes – oui, pour les femmes, autrefois, c'était la première chose, l'aspiration à l'amour comme musique
une aspiration
et pourtant, ce type a fait un violon avec le sang de sa femme, exactement, elle a accouché et elle est morte, et il a pris son sang et, de chagrin, l'a mêlé au vernis, et ainsi le violon est devenu rouge et il n'a rien créé depuis, le violon est demeuré un violon malheureux, quiconque le possède meurt, ou quelque chose comme ça... je demanderai, quant aux gens de du sondage, ils mentent tout de même, ils n'osent pas – la dix-septième place, c'est stupéfiant, même leur carrière vient avant... tiens, c'est fini, ils sont tous debout, avant que je ne m'en rende compte, c'est déjà le bis, bis, bis, c'est stupéfiant comme le concert s'est terminé rapidement, je n'ai pas senti le moment où les mains me faisaient mal à force d'applaudir... et lui, à côté de moi, il est si ému, si ému, avant qu'on entre, il m'a dit...
... pour le bis, il va jouer la Chaconne
... qu'est-ce que c'était exactement...
il vient de me le redire,
- tiens, écoute le bis, il va jouer la Chaconne...
j'ai les mains qui vont tomber
Bis !
Bis, la femme à côté de moi s'est levée elle aussi, quelle odeur étrange, ce n'est pas seulement le pull et le bois... comme une aspiration...
– Stupéfiant, chéri, stupéfiant... je te remercie de m'avoir amenée, quelle chance que ta prof ait renoncé... quant au violon, il a l'air en effet extraordinaire, tu te rappelles ce thriller ? On l'a vu ensemble, celui sur le violon – le luthier dont les femme était morte en accouchant, et il a pris son sang... il ne pouvait surmonter cette épreuve et il a fait le violon par amour...
– Je m'en souviens. C'était une invention... mais ce n'était pas par amour... c'est lui qui l'avait tuée parce qu'elle le trompait... et il a pris son sang...
– C'est quand même de l'amour... stupéfiant...
CHACONNE
(thème et variations)
« Quand l'âme revient à elle-même, il arrive, si le ravissement a été très élevé, qu'elle se trouve, pendant un ou deux jours ou même trois, avec des puissances complètement absorbées, et elle-même est si enivrée, qu'elle paraît encore hors d'elle-même.
C'est là que l'âme souffre de se voir obligée de revenir à cette vie ici-bas. C'est là que ses ailes ont grandi ; elle a déjà perdu son duvet ; elle peut prendre son vol. [...] Elle ne veut plus avoir de volonté propre ; elle voudrait même ne plus avoir de libre arbitre. Telle est la grâce qu'elle demande à Dieu. Elle lui remet les clés de sa volonté. »
Thérèse d'Avila, Vie écrite par elle-même, traduit de l'espagnol par le Père Grégoire de Saint Joseph, Paris, Seuil, 1995, p. 206.
«Je voyais donc l'ange qui tenait à la main un long dard en or, dont l'extrémité en fer portait, je crois, un peu de feu. Il me semblait qu'il le plongeait parfois au travers de mon cœur et l'enfonçait jusqu'aux entrailles. En le retirant, on aurait dit que ce fer les emportait avec lui et me laissait tout entière embrasée d'un immense amour de Dieu. La douleur était si vive qu'elle me faisait pousser ces gémissements dont j'ai parlé. Mais la suavité causée par ce tourment incomparable est si excessive que l'âme ne peut en désirer la fin, ni se contenter de rien en dehors de Dieu. Ce n'est pas une souffrance corporelle ; elle est spirituelle. Le corps, cependant, ne laisse pas d'y participer quel peu et même beaucoup. »
Ibid., p. 309.
Dès qu'elle ouvrit les yeux, elle vit à travers le rideau à peine entrouvert le voile neigeux qui tombait du ciel, et elle parvint à penser, et voilà, ils ont deviné, ils avaient dit qu'aujourd'hui il neigerait toute la journée, et elle se rendormit, rêva de neige qui tombait abondamment sur terre, atteignait le rebord de la fenêtre et pourtant elle devait sortir, et, lorsqu'elle ouvrit la porte, elle se retrouva dans le labyrinthe de Schönbrunn, toujours vert mais tailladé ce jour-là par des tunnels de neige... Elle ouvrit de nouveau les yeux.
J'ai rêvé de Vienne.
Elle s'y était rendue un mois auparavant, pour le concours de son meilleur élève, et, Dieu sait pourquoi, elle était tombée amoureuse de cette ville, nostalgiquement, ardemment, bien qu'elle n'aimât pas voyager et n'eût pas éprouvé d'extase depuis longtemps – elle avait désormais l'impression que tout était partout pareil, baroque, rococo, Sécession, une sorte de XVIIe siècle par hasard oublié, les jardins, les fontaines, et des rues, des rues aux gens pressés... la musique aussi était la même, car, après tant d'années d'attention accordée à des sons fixés sur leur propre exactitude, ses oreilles avaient atteint le seuil de la sensibilité et seul quelque chose de stupéfiant pouvait les provoquer. Et le silence avec lequel la neige tombe. Elle tombera toute la journée. C'est un jour idéal – ce soir il y a un concert...
J'ai rêvé de Vienne.
Quelque chose dans la ville la troubla cette fois-ci, laissant en elle comme un goût inhabituel et angoissant, une odeur ou un spectacle inhabituels dont elle n'avait pas eu conscience, à moins que ce ne fussent ces clous, sur les marquises des fenêtres, destinés à empêcher les pigeons de s'y poser et de déposer leurs fientes sur cette pureté empreinte de dignité, ou encore... non, ce n'était pas cela, bien que ce fût horrible, cruel, des clous fichés au beau milieu de cette beauté éclectique qui défilait sous les yeux sur un rythme à trois temps, ce n'était pas cela, bien sûr, ce n'était pas la première fois qu'elle le voyait, c'était quelque chose d'accessoire qui s'était joint à la danse de cette ville et qui suscitait une angoisse au goût âpre d'amour soudain... on dirait que je vieillis... ça doit être l'approche de l'âge critique... et elle souleva la couverture avec précaution, comme si elle s'attendait au froid, mais dans la chambre il faisait chaud, les fenêtres étaient très légèrement embuées, si bien que la neige, dehors, apparaissait sous un double voile... non, ce n'est pas l'âge critique,c'est pire... bien pire... ce n'était pas non plus la faute de Vienne si, chaque matin, elle repoussait la couverture et levait l'une de ses jambes, inspectait le pyjama de coton, les ongles, les petits poils à peine visibles sur le gros orteil, avant de la rentrer sous la couette et de décider qu'il n'y avait aucune raison de se presser, cela n'avait pas de sens, elle pouvait rester encore couchée parce qu'il neigeait dehors, ou qu'il se passait quelque chose d'autre qui motivait totalement une grasse matinée et rendait inutile toute tentative d'entreprendre une action, sinon l'inaction dans laquelle elle se vautrait et se rappelait le rêve, se rappelait Vienne, le labyrinthe de Schönbrunn dans des teintes glacées, et cherchait la cause de cette étrange angoisse, ver installé tantôt dans la poitrine, tantôt dans le ventre, tantôt sur le palais, avec un goût de gâteau... – oui, un Sacher, ce goût inhabituel, inattendu, à peine perceptible, le goût d'une phrase de Thomas Bernhard...
comme c'est étrange que je rêve de Vienne... et de Schönbrunn...
Quel merveilleux puits.
Non, ce n'était pas étrange. Ce qui était difficile, c'était de reconnaître que ce n'était pas étrange du tout.
Quel merveilleux puits, se dit Virginia, et, sentant qu'elle allait de plus en plus loin dans ses pensées, de plus en plus loin, jusqu'au point de non-retour, elle repoussa cette fois-ci la couette d'un geste décidé, se retourna dans le grand lit et mit le pied par terre. L'épais tapis absorba son pas, la chatouilla comme pour lui procurer un sentiment de sécurité, et elle se leva brusquement, s'assit, tirant doucement la couette vers elle pour rendre la transition plus facile, bien que, dans la chambre, la chaleur fût miséricordieuse à l'égard de son corps et l'enveloppait comme du duvet, elle s''était même levée trop brusquement car, l'espace d'un instant, le lit se transforma en une barque qui se balançait doucement sur les vagues de la mer, la tête lui tourna et Virginia la soutint de sa main, non, pas ça, je ne supporterai pas que le syndrome de Ménière réapparaisse, mais cet instant passa, le monde se stabilisa dans les motifs du tapis et son corps, cette fois, se redressa, lentement, précautionneusement. Elle fit quelques pas vers la fenêtre et tira entièrement le rideau, les crochets glissèrent le long des tringles, griffant le silence.