Les crises invisibles (extraits)
Gueorgui Gospodinov, Les Crises invisibles. Essais et histoires, Sofia, Janet 45, 2013, 190 pages
LE MONDE REFUSÉ
1968 FOR (N)EVER
VERSIONS PERSONNELLES
Après avoir accepté sans réfléchir d'écrire « quelque chose » sur 1968, je me suis rendu compte (trop tard) que je me retrouvais dans une situation que l'on pourrait définir de la manière suivante en périphrasant saint Augustin : lorsqu'on ne m'interroge pas sur 1968, j'ai de quoi dire, mais dès que je dois l''expliquer, j'en suis incapable. Il y a quelque chose d'irrationnel dans cette année-là, quelque chose qui échappe et captive en même temps. Parfois, j'ai l'impression qu'elle dure plus longtemps que les autres ou qu'elle aspire comme un trou noir des choses qui se sont passées durant d'autres années. Nous sommes souvent enclins à dire : « Dis-donc, ça, c'était pas en 68 ? » Année qui s'étire, se dilate, que l'on ne peut cerner.
Je me suis plongé dans la lecture à la Bibliothèque nationale pour prendre connaissance de certains détails, car, de manière tout aussi irresponsable, j'ai déjà écrit, çà et là, que, si je me souviens de cette année dans ses détails, c'est pour l'unique raison que je suis né en son septième jour. D'où mon sentiment de faire partie intégrante de ce qui s'est passé, comme de ce qui ne s'est pas passé, durant cette année-là, et même d'en être responsable d'une certaine façon. Je feuilletais les pages devenues friables du journal Rabotnitchesko delo1 de 1968 (j'ai toujours pensé que les journaux liés au pouvoir étaient faits avec un papier spécial, plus résistant, mais apparemment non) et toute la rhétorique creuse, creuse, creuse de cette langue m'est revenue en mémoire. S'il se trouve quelqu'un pour éprouver une nostalgie irrépressible à l'égard du socialisme, je lui recommanderais volontiers la lecture d'un numéro d'un journal de cette époque.
Ce qui est consigné, dans le Rabotnitchesko delo, des jours durant, c'est uniquement l'absence de cette année-là. J'ai commandé Pogled2, sachant qu'il y avait un article sur le sujet : « Des femmes tchèques tentent de séduire les soldats du pacte de Varsovie », mais elles n'y parviennent pas grâce à la bonne éducation et à la bonne préparation des soldats bulgares et soviétiques... Un instant plus tard, ma demande m'a été retournée avec un commentaire m'informant que l'année 1968 du journal faisait précisément l'objet d'une restauration. Et après, on va nous dire qu'il n'y aurait pas de restauration ?! Je n'ai pas pu obtenir non plus Filmovi novini3 de la même année, sous prétexte qu'il se trouvait dans les entrepôts du quartier Izgrev4, et ainsi de suite. Et avec ça, elle ne serait pas problématique l'existence de l'année 1968 en Bulgarie ?
C'est le moment d'annoncer un projet.
N'est-il pas temps de réaliser un catalogue, un descriptif, des archives de l'année 1968 bulgare, qui comprennent documents, publications, photos, chansons, littérature, musique, artefacts quotidiens, revues de films, histoires personnelles de témoins, babioles, produits de grande consommation, tout ce qui nous viendra à l'esprit de cette année-là. Les archives d'une année. Il est très vraisemblable que l'on obtienne quelque chose comme l'encyclopédie chinoise décrite par Borges, mais pourquoi pas. On peut le considérer comme une invitation. Farfouillez dans vos greniers et faites signe. S'il le faut, on va la créer, cette année-là, l'inventer du début jusqu'à la fin, pour qu'elle ne nous hante pas par sa spectralité. Je la collectionne.
Pour le moment, il va falloir me fier à ma mémoire
AGENDA PERSONNEL DE 1968
Janvier
Le 5 janvier, Dubček devint le leader du P. C. tchèque.
Deux jours plus tard, ma mère fut prise de fortes douleurs abdominales, ce qui fait que je dus naître et que, désormais, je peux parler au présent.
Le même jour, George Harrison part pour Bombay, il est suivi de peu par les trois autres Beatles.
Février
Les « Beatles » sont en Inde, ils méditent auprès de Maharishi, portent des robes blanches et donc, il ne se passe rien de particulier dans le reste du monde.
En Bulgarie, rien, hormis les prévisions météorologiques : temps relativement chaud pour la saison (entre 5 et 9 degrés).
J'ai oublié. Une délégation du C. C. du P. C. B.5, avec, à sa tête, le camarade Todor Jivkov, part pour les cérémonies de Prague, où ce dernier, c'est-à-dire notre Premier, prononce un discours.
Mars
Le 27, le cosmonaute soviétique Youri Gagarine périt dans un accident d'avion. En l'absence d'informations, diverses rumeurs sur sa mort se promènent, on raconte même qu'il aurait été enlevé par les extra-terrestres.
Mon père prend l'avion pour la première fois. Il en réchappe.
Nous nous achetons un « Opéra « , premier téléviseur bulgare. Ça alors, le monde, en fait, était noir et blanc. À partir de maintenant, on va pouvoir regarder toute l'année 1968 à la télé.
Avril
Aux USA, Martin Luther King est assassiné.
À Prague, le printemps commence.
Sans lien avec ce qui a été dit plus haut, ma mère s'achète sa première mini-jupe, même si le journal Rabotnitchesko delo (ainsi que mon père) affirment que la mini-jupe n'est plus du tout à la mode.
Mai
Le 6 mai marque le début de l'agitation à Paris. Les étudiants mènent leur première bataille avec la police. le sang est versé.
Le même jour, en Bulgarie, officiellement c'est le jour des éleveurs de bétail, et, officieusement, Guerguiovden ou jour de la Saint-Guéorgui. On égorge des agneaux. Le sang est versé.
Du 20 au 22 mai a lieu à Sofia le premier congrès de l'Union des écrivains. Scandale étouffé autour de l'allocution de l'invité tchèque, Pužman. À la réception qui accompagne l'ouverture du congrès, le camarade T. Jivkov prononce un discours. Il commence par « Chères et chers camarades » et se termine par « À votre santé, chères et chers camarades ». (La sonore « r » est utilisée quatre fois dans chacune des deux phrases, ce qui fait en tout huit fois. Est-ce que ce « r » donne à la langue une tonalité plus majeure et introduit la révolution dans la phonétique ? Ou bien c'est un code secret avec des instructions destinées aux seuls communistes...)
Juin
Robert Kennedy est abattu d'une balle.
Le 17 juin, à Londres, c'est la première du film Yellow submarine.
Officiellement, la censure est abolie en Tchécoslovaquie. Le 27 juin, le manifeste « 2000 mots » est publié dans Literární listy.
La censure en Bulgarie empêche que l'on remarque une censure en Bulgarie. La même année, mais je ne suis pas sûr du mois, dans les fours du combinat polygraphique on brûle le livre Liouti tchouchki (« Piments forts ») de Radoï Raline et Boris Dimovski.
Les étudiants bulgares s’organisent et se préparent pour le Festival mondial de la jeunesse et des étudiants. Des répétitions ont lieu jour et nuit dans le stade national. Des milliers de jeunes filles et de jeunes gens avec des rubans et des mouchoirs se transforment en même temps en une étoile à cinq branches qui, sur un signal donné, se désagrège pour former une faucille et un marteau. Ensuite, la faucille et le marteau battent des ailes : tiens, une colombe de la paix. La colombe se pose sur la tête de Lénine. La tête de Lénine est faite uniquement de filles qui sont les premières de leur classe. Plus tard, l'une de mes tantes devait s'enorgueillir durant toute sa vie d'avoir été dans l'oreille du Guide du prolétariat mondial.
Juillet
Le 18 est publiée la lettre des Comités centraux des partis communistes et ouvriers de Bulgarie, Hongrie, RDA, Pologne et Union soviétique, adressée au C. C. du P. C. tchécoslovaque. Quant à l'éditorial du Rabotnitchesko delo de la même date, il se termine par un appel ferme : « Il faut renverser la contre-révolution. (Quatre « r ». C'était donc ça, le code signifiant l'attaque. Un mois plus tard, cet ordre est exécuté).
En Bulgarie, tout est calme, nous profitons d'un beau mois de juillet.
Le 28, à Sofia, s'ouvre le IXe festival mondial de la jeunesse et des étudiants.
À cette occasion, ma mère voit pour la première fois un étudiant noir en chair et en os (un vrai Nègre), elle s'achète des tongs et apprend la chanson « Une rose bulgare », écrite spécialement pour le festival. C'est à cela que se réduit sa participation à la révolution de 1968.
Profitant du charivari à Sofia, deux régiments bulgares sont conduits en secret des confins du sud-est du pays quelque part en URSS. Ils y restent en catimini tout un mois.
J'ai ma première dent.
Août
Les troupes du Pacte de Varsovie entrent en Tchécoslovaquie.
Les Beatles sortent leur single Hey Jude. Avec, de l'autre côté, Revolution.
Mon père emprunte de l'argent et achète une Varsovie, grosse voiture lente mais puissante (comme le Pacte de Varsovie). Un voisin dit à mon père que ces voitures-là figurent dans les comptes des militaires et qu'en cas de mobilisation, on se contente de leur poser un canon léger, ce qui les transforme automatiquement en petits tanks. Et leur conducteur en tankiste. Le même voisin susurre en secret à l'oreille de mon père qu'à Prague, il se trame quelque chose et qu'on va devoir les libérer. De qui, demande mon père. D'eux, répond le voisin.
Je sens que mon père a peur d'être mobilisé avec sa varsovie à Prague.
Septembre
La censure à l'encontre de la presse est de nouveau introduite en Tchécoslovaquie.
Mes parents s'abonnent à la revue Filmovi novini.
Ma grand-mère prépare quatre-vingts bocaux de lioutenitsa6, quarante-cinq de pêches au sirop et quinze de légumes en saumure.
Octobre
Jacqueline Kennedy épouse Aristote Onassis.
La Bulgarie bat la Hollande de deux à zéro durant le match pour la qualification à la Coupe du monde de football. Nous le regardons sur notre nouveau poste de télévision Opéra.
Pendant qu'on me donne mon bain, le soir du 7 octobre vers 19h30, on annonce : « Aujourd’hui, Choumène7 a envoyé douze tonnes de raisin et de pommes aux officiers et aux soldats bulgares en Tchécoslovaquie. Dans leur lettre, les travailleurs de la coopérative ont exprimé leur affection à l'égard des combattants bulgares qui... »
Je n'en entends pas plus parce que mon père commence à compter à voix haute le nombre d'officiers et de soldats bulgares qu'il doit y avoir en Tchécoslovaquie si on leur envoie douze tonnes de raisin et de pommes, et le temps que dureront les événements si ces x officiers et soldats mangent chacun un kilo de fruits par jour. Ma mère intervient en faisant remarque que les officiers ont peut-être droit à une ration plus importante, ce qui embrouille totalement les comptes de mon père. Ma grand-mère s'en mêle hors de propos en proposant de réserver quelques conserves aux petits soldats. Mon père l'envoie promener.
Le nombre exact d'officiers et de soldats bulgares en Tchéquie, je l'apprendrais trente-cinq ans plus tard, après l'ouverture des archives secrètes : 2164. J'apprendrais alors une information encore plus secrète : ils recevaient pour leur mission la somme de trois roubles par mois. Ma grand-père aurait dû, en fin de compte, leur envoyer ses conserves.
J'ai ma deuxième dent.
Novembre
Les Rolling stones font rouler l'un de leurs albums les plus géniaux : Beggars Banquet. Mes parents ne les ont jamais écoutés. Mort de John Steinbeck. Je commence à soupçonner quelque chose et il faudra que j'attende d'avoir trente-cinq ans pour que ce soit confirmé par la précision des faits : 1968 est remplie de mort. Outre celle de Gagarine, les assassinats de Martin Luther King et de Robert Kennedy, 11 000 personnes meurent dans un tremblement de terre en Iran, il y a des dizaines de morts à Prague, bien plus au Vietnam...
La même année, « La mort de l'auteur » est d'abord remarquée par Roland Barthes. Année mortifère.
Décembre
Le premier vaisseau spatial avec un équipage à son bord tourne autour de la Lune. Le matin de Noël, le pilote James Lowell lit les premières strophes de la Genèse à partir du Cosmos. Si l'on suppose que c'est la King James version qui est utilisée, ça a dû ressembler à ça :
In the beginning God created the heaven and the earth.
And the earth was without form, and void;
and darknesswas upon the face of the deep.
And the Spirit of God moved upon the face of the waters.
Le même matin, mon père, avec un groupe de kolédari8 erre sur la terre déserte et non ordonnée d'un village en chantant :
Debout, debout, lève-toi de bonne heure mon bon seigneur,
te sont venus des hôtes, des hôtes bien gentils, pour te souhaiter Noël...
Quelques heures plus tard, le groupe est intercepté et envoyé chez le secrétaire du Parti qui explique que Dieu n'existe pas et qu'il ne naîtra pas, ce qui fait que Noël n'a aucun sens et est même officiellement interdit.
J'ai déjà presque un an et je peux marcher tout seul du lit jusqu'à la porte. 1968 se termine, mais je n'en suis pas encore peiné. Je subodore que, dans trente ou quarante ans, je donnerais ce que j'ai de plus cher pour me rappeler ne serait-ce qu'une minute d'aujourd'hui. Si je connaissais le mot, j’éprouverais une joie « maligne », mais je ne le connais pas et me contente de tirer la langue.
1968 COMME ANTI-MANIFESTE
1968 n'a jamais eu lieu. C'est la seule année inventée, imaginée, racontée de seconde main, embellie du début jusqu'à la fin. Tous les événements de cette époque vont uniquement dans ce sens. Nous, qui sommes nés en 1968, aussi.
Il est fort possible qu'elle ait été inventée comme projet grandiose d'Andy Warhol qui, à ce moment-là, fête son quarantième anniversaire.
Il est fort possible que 1968 soit le énième truc d’entraînement militaire organisé par les troupes du Pacte de Varsovie en l'honneur du cinquantième anniversaire de la création de l'armée et de la flotte soviétiques, fêté cette même année.
Il est fort possible que les jeunes d'Europe de l'Est aient entièrement inventé 1968 après avoir écouté les Beatles dans des mansardes secrètes jusqu'à en perdre la raison. On en a la preuve en écoutant attentivement Yellow Submarine. Au milieu du morceau (très exactement une minute et trente-cinq secondes à partir du début), sur le bruit de fond, on entend clairement la réplique « lâche ma chaîne » (pousni mi vérigata), avec l'accent tonique sur le « ou », prononcée très vite, en bulgare pur jus. Comme ceci : « pousnimivérigata ». Ce ne serait pas un message chiffré adressé à la jeunesse bulgare, par hasard ? Malheureusement, nous l'avons déchiffré trop tard, au milieu des années 1980, lorsque tout était déjà perdu.
En fin de compte, c'est l'année inventée par le rêve de tout un chacun d'être autre et ailleurs. L'année durant laquelle tous ont été jeunes pour la dernière fois. C'est uniquement cette année-là que John avait vingt-huit ans, Mick Jagger à peine vingt-cinq, ma mère vingt et moi quelques jours. Hendrix et Morrison aussi sont jeunes – et vivants. Si nous nous réveillons un jour brusquement vieillis, nous pouvons trouver un rapide salut dans le « sous-marin jaune » de 1968.
Il est fort possible que 1968 soit une grandiose super-production de la Metro-Goldwyn-Mayer, du Kinostudija imeni M. Gor'kogo9, des cinématographies nationales française, tchèque et bulgare (d'où les images du Festival de la jeunesse).
Le meilleur film de tous les temps.
LES ANNÉES 60 COMME ÉPIGRAPHE OU ÉPITAPHE
Les années 60 n'ont rien fait naître parce c'est à cette époque-là qu'on a inventé la pilule antibébé.
1968 COMME INTERROGATION SUR CE QUI EST PERDU
J'ai perdu tant de choses que je serais incapable d'en faire le compte […].
Seul est nôtre ce que nous avons perdu.
Borgès, « Possession de l'hier10 ».
Je me permettrai de dire qu'est encore plus nôtre ce que nous avons perdu sans être certains qu'il nous ait jamais appartenu. En ce sens, 1968 est notre année. Notre année pour toujours. Importante précisément par son absence, pas son non-avènement dans ces lieux.
Parfois, le temps et la géographie divergent de manière dramatique. Une même année peut advenir à Paris, Prague, Berlin, atteindre Belgrade mais sans parvenir à entrer en Bulgarie.
Avant de commencer à remplir cette année, à l'inventer ou à l'expliquer, nous devons nous arrêter un instant sur ce fait : sa non-réalisation bulgare. Sur ce qui a été passé sous silence. Les discussions qui n'ont pas eu lieu sur ce qui n'a pas eu lieu auront lieu tôt ou tard. Et elles seront très personnelles, comme une interrogation adressée à des parents.
Que faisiez-vous en 1968 ? Avez-vous appris ce qui s'est passé à Paris au mois de mai ? En avez-vous même entendu parler ? L'invasion des troupes (y compris bulgares) à Prague a-t-elle été un problème personnel pour vous ? Écoutiez-vous les Beatles ? Et The Who, Jimi Hendrix, Janis Joplin... Avez-vous été gênés par la caricature parue dans le Rabotnitchesko delo du 9 février à propos de l'immolation de Jan Palach le 16 janvier ?
Tout comme un jour, nos enfants, je l'espère, nous interrogeront (car ce qui n'est pas interrogé est plus terrifiant). Et vous, personnellement, que faisiez-vous en 1989 ? Et après ? Avez-vous gardé le silence sous Loukanov, et sous Berov ? Vous sentiez-vous gênés sous Siméon11 ?
Car toute année non advenue fait naître à sa suite toute une série de non advenues.
Et, si nous voulons nous interroger sur notre non-réalisation aujourd'hui, nous devrons nous tourner au moins vers 1968, sinon plus en arrière encore12.
LE PROBLÈME DE L'EUROPE : ETHNIQUE OU ÉTHIQUE13
Presque parallèlement à l'expulsion de Bulgares et de Roumains d'origine rom hors de France, une histoire semblable s'est déroulée dans une ville bulgare. Le 15 septembre 2010, premier jour d'école en Bulgarie, un immeuble habité entièrement par des Roms est évacué par la police et on commence à le démolir. C'est le cas connu (du moins dans notre pays) sous le nom de « immeuble 20 », à Yambol14. Durant les dernières années, le bâtiment avait atteint un niveau de délabrement avancé, sans eau, sans toilettes, sans électricité, sans fenêtres, avec un parquet brûlé depuis longtemps et ses parties métalliques données à la récupération. Et l'administration de la ville prend la décision « courageuse » de démolir l'immeuble. Sauf qu'on a oublié un petit détail : lorsqu'ils auront quitté leurs misérables appartements, ces gens n'auront pas où aller. Oui, mais ils n'ont pas payé leurs loyers, ni les charges, on ne peut pas les défendre, rétorque l'administration... Maintenant, au moment où j'écris ces lignes, cinquante familles roms avec leurs enfants (le plus petit a vingt jours) vivent dans le terrain vague devant l'immeuble. Ils y ont mis leurs divans éventrés, à côté de leur réfrigérateur, leur téléviseur pour ceux qui en ont un, même si c'est absurde en l'absence d'électricité. Tout est comme dans un film de Kusturica. À ciel découvert, sous le ciel pluvieux.
Cette action entreprise par la ville de Yambol a lieu exactement deux semaines après que la France a expulsé quarante-et-un Roms bulgares. À titre de comparaison, les « expulsés » de l'immeuble de Yambol sont au nombre de 1261, dont 667 enfants. Y a-t-il un lien entre ces deux actinos ? À première vue, non. Le maire de Yambol et le « maire » de la France ne prennent pas ensemble, le soir, leur mastika15 ou leur Pernod. Mais le parallélisme de ces deux histoires est un signe. Aucun geste européen, comme celui de Sarkozy, ne saurait désormais demeurer local. Sa symbolique dépasse l'action concrète. Cet acte légitime, inspire et, osons le dire, radicalise toutes les actions possibles à venir à l'égard des Roms dans divers points de l'Europe. Il rompt le fragile équilibre qui, dans des sociétés anxieuses comme l'est la société bulgare, n'est jamais acquis.
Ici, l'Europe est encore une valeur et un exemple. Ici, pour le meilleur ou pour le pire, la phrase « C'est comme ça en Europe » peut encore justifier toute action. Surtout lorsque cet exemple est la France et qu'il s'agit de droits et de minorités. Un Président français doit-il s'inquiéter des conséquences que pourrait avoir l'un de ses actes dans un autre État, lointain, d'Europe ? Désormais, oui. Lorsque l’étincelle parisienne s'est enflammée à Yambol, le 25 septembre, un défilé anti-rom a eu lieu dans les rues de Sofia contre « la terreur des Tziganes » et avec, pour mots d'ordre, « ne supportons plus, ne nous taisons plus ». Puisque même à Paris ils ne supportent plus...
Sans s'en rendre compte, Sarkozy, peu à peu, devient le grand alibi des gestes nationalistes et populistes dans d'autres pays. L'Union européenne n'est pas la réunion uniquement des élites cultivées de vingt-quatre États. Ce n'est pas le club des riches, en bonne santé et heureux. Si l'on a accepté la Bulgarie, la Roumanie, la Hongrie ou la République tchèque, par exemple, cela veut dire que l'on a accepté aussi leurs Roms, ainsi que leurs pauvres et leurs malades qui vivent dans des ghettos.
On a demandé à une Bulgare d'origine rom pourquoi elle allait travailler à l'étranger, s'occuper de vieillards et de malades. Et elle a fait la réponse la plus inattendue, qui ne se réduit pas seulement au besoin d'argent. Elle a dit, tout simplement : « En Bulgarie, partout je suis une Tzigane, et ça ne peut pas changer. En Europe, je suis une Bulgare ». Cette femme, née en Bulgarie, a enfin réussi à obtenir le statut de Bulgare dont elle rêvait, bien qu'en dehors de la Bulgarie. Après l'épisode français, elle comprendra qu'en Europe aussi elle restera une Tzigane. Avec toute la stigmatisation que cela suppose, toujours privée de la présomption d'innocence. Rom jusqu'à preuve du contraire.
Deux mots encore : faut-il qu'il y ait une mention ethnique spécifique pour les Roms, ce qui est en débat en Hollande ? Mon avis personnel, en tant que ressortissant de Bulgarie qui a vécu exactement la moitié de ses quarante ans de vie sous le socialisme, né dans cette même ville où se trouve l'immeuble N° 20 de triste mémoire, est : non. En 2010, en Europe, après la funeste expérience du XXe siècle, la seule mention tolérable est tout simplement « européen ». D'origine hollandaise, bulgare ou roumaine.
Actuellement, l'inquiétude européenne dans les médias est la suivante : « En Europe vivent environ douze millions de Roms, qu'allons-nous en faire ? » Des titres de ce genre sont révélateurs d'une grave erreur de civilisation. Je propose, pour commencer, la correction suivante : En Europe vivent environ douze millions d'Européens très pauvres qui éprouvent un sentiment de rejet (de désintégration). Qu'allons-nous faire avec nous tous ?
La démocratie, comme nous le savons depuis Tocqueville, né en France, a une tendance au « despotisme adouci » qui peut verser dans la « tyrannie de la majorité ». Peut-être le moment est-il venu d'ouvrir à nouveau et de relire nos livres des siècles derniers. Les problèmes actuels de l'Europe pourraient bien se révéler plus culturels que politiques ; plus éthiques qu'ethniques.
GARANTI PAR LA LECTURE
L'HOMME QUI LIT
Un jour, j'ai dû répondre à la question apparemment toute simple de savoir à quoi sert la littérature. Concrètement. « Pourquoi faut-il lire ? » Ben, c'est comme demander pourquoi il faut rêver. Il ne faut pas. Tout simplement, on rêve. L'homme qui lit, en revanche, effectue un travail invisible sur le goût. Or, un homme qui a du goût devient plus difficilement un lâche, au moins parce que c'est laid. L'homme qui lit est beau.
2006
LES CRISES INVISIBLES
Mesdames et Messieurs,
Je plaide non coupable dès le début. Je suis invité pour parler ici en écrivain d'une crise que je n'ai pas provoquée. Ni moi, ni la corporation écrivaine tout entière, ni les gens de cette foire, lecteurs et éditeurs. Dans le cas classiquement connu, les écrivains et l'argent sont deux institutions condamnées à entretenir des relations plutôt froides. Nous nous saluons, mais nous ne nous parlons pas, pour paraphraser la réponse de Voltaire lorsqu'on lui a demandé quelles étaient ses relations avec une autre institution, bien plus élevée. Je dois dès maintenant avouer mon manque d'expérience dans le domaine si important de la finance. Je n'ai jamais emprunté à une banque, premièrement parce que j'éprouve une certaine crainte à l'égard de ces institutions, et deuxièmement parce qu'aucune banque, comme vous le savez, n'accordera de crédit à un homme exerçant une profession libre et pas très sérieuse, comme celle de l'écrivain. Voilà comment on demeure innocent et vierge pour de mauvaises raisons.
Imaginons maintenant qu'en ce moment même, parallèlement à la foire du livre de Leipzig se déroule un forum économique. Et le sujet en est : « La littérature ! Quelle littérature ? » On a invité six experts financiers européens à donner une conférence. Des économistes en vue remplissent la salle et attendent d'entendre la manière dont la littérature influe sur les marchés financiers, les mauvais crédits, tout le système financier, les envies de consommation des clients, etc. Je sais qu'il est difficile, voire comique, de l'imaginer. Car nous avons certaines raisons de supposer que les grands joueurs financiers ne lisent pas beaucoup de poésie et de prose. Nous n'avons pas vu de banquiers, d'économistes, de financiers, entrepreneurs privés, d'agents de change passer des heures avec un roman ou un livre de poésie, débattre avec feu de Tchekhov, Joyce ou Thomas Mann. Ça n'est dans aucun des films que nous avons regardés. J'ai toujours le sentiment que si les financiers lisaient des livres, nos crises seraient différentes.
Nous devons reconnaître ici que nous, qui sommes du côté de la littérature, écrivains, éditeurs et fervents lecteurs, nous avons accepté jusqu'à un certain point notre défaite. Nous avons accepté avec une certaine résignation notre place au coin. Ce sont la politique et l'économie qui font tourner le monde. L'art, notamment la littérature, ne sont que des extras dont nous pourrions nous passer. En tout cas, un livre n'est pas un objet plus important, plus désiré, plus vanté par la pub qu'un téléphone mobile ou qu'une playstation. Nous nous sommes également habitués au fait que ce qui est important pour l'homme et pour le monde est dit le soir, aux infos, par des gens sérieux exerçant des professions sérieuses, par les pages économiques et politiques des journaux. Quant aux dernières fois, peu nombreuses, où j'ai vu de grands écrivains faire la une de grands journaux, c'était le jour où on annonçait leur mort. Par une ironie du sort, « la mort de l'auteur » est toujours un événement, parfois l'unique événement littéraire.
Il est clair que l'idée utopique d'un forum économique durant lequel on débattrait de littérature demeure pour le moment dans mon imagination. (Mais je continue à y tenir.) Il est très vraisemblable qu'un forum de ce genre se terminerait très vite sur ce consensus : la littérature n'est économiquement profitable ni à l'écrivain, ni à l'éditeur, ni au lecteur, c'est-à-dire toute la chaîne, nous tous qui sommes assemblés ici. Dans ce domaine, il manque de grands investissements, il n'y a pas de sur-demande, ni de sur-consommation, les banques ne sont pas aussi étroitement liées à ce business. La littérature est à rentabilité lente, elle rend difficilement les investissements, même minimes. Elle n'est pas liée au marché des sources d'énergie. Et avez-vous jamais vu que l'on vende des livres sur les marchés de gros ? Après tout ce qui vient d'être dit, leur conférence peut être close et la littérature reconnue comme inutile, surtout en temps de crise.
Mais nous, malheureusement, nous ne pouvons pas riposter en clôturant l'économie. En revanche, nous pouvons, et dans une certaine mesure nous devons, penser la crise, l'exprimer en mots, la décrire de notre chapelle, essayer de la comprendre, de la caresser, l'apprivoiser, de lui gronder à la face s'il le faut...Forcer la crise à se mettre à parler.
Quels sont nos fondements et nos droits à parler d'une crise financière ? Ne va-t-on pas nous accuser d'entrer illégalement en territoire étranger ?
La première chose que je dirai, c'est que, tôt ou tard, tout devient l'objet de la littérature, tout territoire. Deuxièmement, et très brièvement, la littérature date d'avant l'argent. Nous nous fondons donc en grande partie sur des raisons historiques. C'est une évidence, mais nous sommes souvent aveugles, précisément, devant les évidences.
SEPT CHOSES QUE L'ON PEUT FAIRE AVEC UN LIVRE (SANS COMPTER LA LECTURE16)
Beaucoup de gens se font des idées en croyant que les livres ne servent qu'à lire. Si j'étais un livre, c'est sûr, je me vexerais à la pensée qu'on ne me considère que comme une pirogue chargée de transporter l'âme d'un écrivain jusqu'aux yeux d'un millier de lecteurs. Mon expérience personnelle avec les livres, acquise en partie avant que je n'apprenne à lire, montre que les livres nous offrent beaucoup plus de possibilités. Ce qui suit est issu d'un projet commencé durant mon enfance et encore inachevé, une liste d'essais naturalistes sur l'essence du livre.
1. Les livres peuvent être humés. (J'adore ça et je le fais chaque fois que je reçois un livre neuf). Chaque livre a sa propre odeur. Fermez les yeux, prenez au hasard un livre sur l'étagère, ouvrez-le et fourrez votre nez dans les pages. Essayez de deviner à l'odeur ce qu'on y raconte. Si c'est un bon ou un mauvais livre. Si l'histoire que l'on vous propose dedans est fraîche ou si elle a commencé à sentir.
2. Les livres peuvent tout simplement être regardés. Il n'est pas toujours obligatoire de les lire. Ça, tout enfant le sait.
3. L'ouïe est le troisième sens avec lequel vous pouvez goûter un livre. Approchez l'oreille tout près de la couverture et attendez un instant. Si l'auteur a sa propre voix, vous l'entendrez à coup sûr. Certains livres grondent comme des coquillages.
4. Les livres ont un goût (amer). Déjà dans la Bible c'est écrit : « Et j'allai vers l'ange, en lui disant de me donner le petit livre. Et il me dit: Prends-le, et avale-le ; il sera amer à tes entrailles, mais dans ta bouche il sera doux comme du miel. » (Apocalypse de saint Jean, 10:917). Lorsque j'étais petit, j'ai mangé quelques pages. Elles étaient amères.
5. Le livre peut aussi se fumer. J'ai entendu raconter une histoire qui se passait pendant la guerre, comme il n'y avait plus de papier à cigarettes, quelqu'un avait pris en cachette un petit volume de Pouchkine, une édition de luxe, avait déchiré les pages en catimini et avait fumé. La poésie est volatile, elle s'envole facilement en fumée.
6. Les livres peuvent être plantés. Est-il possible que vous n'ayez pas planté un seul livre de votre vie ? On sait que le papier s'obtient à partir de bouillie de bois, cette bouillie de bois provient des arbres et d'autres plantes, or les arbres poussent dans la terre. Pour que l'équilibre soit maintenu, il faut replanter le livre dans la terre. Il y a vingt-cinq ans, j'ai creusé un trou devant la maison et j'ai enfoui un gros livre (je ne dirai pas lequel parce que, depuis ce temps, mon père continue à le chercher). Il n'a pas encore poussé, il était sûrement stérile.
7. On peut aussi traîner son livre par une laisse, comme un petit chien, lui parler, lui caresser son petit ventre. Il ne vous mordra jamais. Lorsque j'étais petit, c'est comme ça que je promenais un livre et que je jouais avec lui, sans soupçonner que c'était une véritable baleine. Il s'appelait Moby Dick.
Je connais encore 77 choses que l'on peut faire avec un livre, mais j'arrête là pour le moment...
Traduit du bulgare par Marie Vrinat
1« L’œuvre ouvrière » : quotidien, organe officiel du parti communiste bulgare jusqu'en 1990.
2« Regard », hebdomadaire de l'Union des journalistes bulgares (1930-2010).
3« Actualités filmiques ».
4« Lever du soleil ». Les quartiers construits sous le communisme portaient des noms qui se voulaient optimistes...
5Comité central du parti communiste bulgare (le régime était friand d’acronymes et d'abréviations).
6Littéralement « piquante ». Préparation traditionnelle et populaire en Bulgarie, faite de poivrons, de piments, de purée de tomate et d'oignons.
7Ville du nord-est de la Bulgarie.
8Du mot « koléda », « Noël ».
9Studio de cinéma Maxime Gorki (Union soviétique).
10Jorge Luis Borges, Les conjurés, traduction de Claude Esteban, Paris, Gallimard, 1988.
11Andreï Loukanov : ancien membre du parti communiste, Premier ministre en 1990. Lioubèn Berov, Premier ministre d'un gouvernement d'experts entre 1992 et 1994. Siméon de Saxe-Cobourg-Gotha, né en 1937, fils du roi Boris III, contraint de s'exiler, enfant, avec sa mère en 1946, lorsque la monarchie est abolie par référendum sous le communisme, après avoir régné trois ans sous le nom de Siméon II ; l'ironie de l'histoire veut qu'il ait été Premier ministre (2001-2004) avec un Président communiste.
12Tout en préparant ce texte (en 2003), j'ai lancé une recherche sur Google avec « 1968, България ». Et même le meilleur moteur de recherches sur Internet a écrit d'un ton coupable : « did not match any documents ». La même recherche mais en caractères latins (« 1968, Bulgaria ») a fait sortir 187 mentions dans des sites étrangers, avant tout sur l'équipe nationale de football de cette année-là. Cet essai, publié alors dans le journal Koultoura, a suscité l'indignation et l'approbation dans plusieurs publications qui ont suivi. Une partie des blancs de notre mémoire dont il était question ont été remplis durant l'année « anniversaire » de 2008. Le débat qui n'a pas eu lieu a fini par avoir lieu dans une certaine mesure. Je suis redevable à Malina Tomova, Diana Ivanova, Yana Guenova, Peter Tchoukhov et Zornitsa Khristova qui m'ont rappelé certains détails de 1968 (N. d. l'A.).
13Ce texte a été écrit pour le Wordt Vervolgd, Amnesty International, Pays-Bas, 2010.
14Sud-est de la Bulgarie.
15Boisson alcoolisée anisée bulgare.
16Paru en français sous le titre : Le livre : sept modes d'emploi (sans compter la lecture) », Paris, Arléa,
17Traduction de Louis Segond, 1910.