Physique de la mélancolie - note
Guéorgui Gospodinov, Physique de la mélancolie, Sofia, Janet-45, 2011
Paru en Italie (Voland, 2013) sous le titre Fisica della malinconia, traduit par Giuseppe Dell'Agata ; paru en Serbie (éd. Geopolitika, 2013) ; à paraître en Allemagne (Droschl, 2014), aux États-Unis (2014), en France (Intervalles, collection Sémaphores, 2015), aux Pays-Bas (2015)
Nominé pour les autre prix internationaux Gregor von Rezzori, Strega Europeo, Brücke Berlin Preis еш Internationale Literaturpreis – Haus der Kulturen der Welt 2014.
Tout homme porte en soi la forme entière de l'humaine condition
Montaigne
Physique de la mélancolie est le second roman (très attendu) de Guéorgui Gospodinov (né en 1968) après Un roman naturel paru en 1999, traduit maintenant en 19 langues, qui avait catapulté son auteur sur le devant de la scène littéraire, redonné goût aux lecteurs de lire des œuvres bulgares et devait faire du roman le genre dominant dans la littérature bulgare du XXIe siècle (au lieu de la poésie). Entre temps, il avait publié un recueil de récits, Et d'autres histoires (paru en français sous le titre L'Alphabet des femmes), deux pièces et deux recueils de poèmes, sans compter ses chroniques parues dans le quotidien Dnevnik et son travail de rédacteur en chef du Journal Littéraire, le livre collectif J’ai vécu le socialisme, 171 histoires individuelles, qui a vu le jour et s’est développé sur Internet, avant d’être publié en 2006. Depuis, il a publié un recueil d'essais littéraires, Les crises invisibles (2013) et un recueil de nouvelles, Et tout devint lune (2013). Guéorgui Gospodinov est donc un auteur majeur de la littérature bulgare de ce début de XXIe siècle.
Un roman naturel avait été salué par la critique internationale comme l'un des meilleurs romans postmodernes européens dont la structure ouverte et libre, l’écriture fragmentée et ludique mêlant plusieurs types de narration et brouillant l’identité des narrateurs, se révélait être particulièrement propice à allier les contraires : imbrication de la mémoire collective (celle du socialisme) et de la mémoire individuelle (celle du monde de l’enfance) ; de la nostalgie et de la dérision par l’ironie, dans une quête du « moi » longtemps sacrifié au nom de l’édification collective d’un nouveau modèle de société mais qui se révèle n’avoir de sens qu’en tant que maillon d’une autre grande chaîne collective, celle qui le rattache à l’histoire d’un peuple et à l’histoire mondiale.
Physique de la mélancolie, roman-labyrinthe, apparaît alors comme un prolongement/dépassement longuement et patiemment mûri de cette quête du moi qui englobe tous les autres « moi », et ce, dès le tout début du roman, dans son prologue qui déclare :
« Je suis né à la fin du mois d'août 1913, être humain de sexe masculin. Je ne sais pas la date exacte. On a attendu de voir quelques jours si j'allais survivre et c'est alors seulement qu'on m'a déclaré. […] Je suis né deux heures avant le lever du soleil, mouche à vin. Je mourrai ce soir après le coucher du soleil. […] Je suis né le 1er janvier 1968, être humain de sexe masculin. Je me souviens dans le détail de toute l'année 1968, du début jusqu'à la fin. Je ne me rappelle rien de l'année en cours. Je ne sais même pas son numéro. […] J'ai toujours été né. Je me rappelle encore le début de l'Ère de glace et la fin de la Guerre froide. Le spectacle de dinosaures mourants (durant ces deux époques) est l'une des choses les plus insoutenables que j'aie jamais vues. […] Je ne suis pas encore né. Je suis à venir. J'ai moins sept mois. Je ne sais pas comment on compte ce temps négatif passé dans le ventre. […] Je suis né le 6 septembre 1944, être humain de sexe masculin. Temps de guerre. Une semaine plus tard, mon père est parti sur le front. […] J'ai des souvenirs de moi né comme buisson d’églantier, perdrix, ginkgo biloba, escargot, nuage de juin (ce souvenir est fugace), crocus mauve d'automne au bord du Halensee, cerisier précoce figé par une neige tardive d'avril, comme une neige ayant figé un cerisier leurré...
Je suis nous. »
Dans ce labyrinthe – celui des histoires, mais aussi celui du Minotaure, alter ego du narrateur – Gueorgui Gospodinov pousse plus loin cette démultiplication des « je » qui semblait souvent un jeu dans Un roman naturel et qui se révèle plus existentielle dans Physique de la mélancolie : que de non-vécu, de manqué, de passé à côté, de laissé de côté dans une existence... « Si nous sommes mélancoliques, ce n'est pas parce que nous sommes bulgares, mais parce que nous sommes des humains. La mélancolie de Gospodinov est nostalgie de la complétude perdue : c'est le prix que nous avons payé pour devenir ce que nous sommes2. ».
De multiples fils d'Ariane relient ce moi incomplet, hic et nunc, aux autre « moi » d'autres lieux et d'autres époques, humains, animaux ou plantes, le transformant en un moi collectif, empathique, plus exactement atteint du « syndrome empathico-somatique obsessionnel » qui lui permet de traverser les âges et d'entrer tour à tour dans les histoires et les corps de son grand-père, dans la Hongrie de 1945, du Minotaure, de Guéorgui Gospodinov, dans la Bulgarie communiste et post-communiste de 1968 à 2011, d'une mouche à vin, d'un nuage de printemps, d'une perdrix, etc. Avec l'enfance prend fin l'empathie. Le moi collectionne, « achète » alors les histoires d'autrui, encapsule le temps. Pour retarder la fin du monde. Pour ne pas oublier. Ce que l'on oublie habituellement, le périssable, l'éphémère, le quotidien, l'oublié par la « Grande Histoire », le Minotaure. Parce que le sublime est partout, même dans « l’architecture, la physique et la métaphysique de la bouse de buffle ». Parce que le passé est le seul futur possible. Pour atteindre une « mémoire archétypale ». Pour que ceux qui naîtront après les apocalypses découvrent ce « kit de survie » et se souviennent de ce qui a été.
Dans cette quête de l’universel par le prisme du personnel, en dépassant le national, quoi de plus partagé, en ce début de XXIe siècle, que le sentiment de crise et la mélancolie qui en résulte ? Et pour conjurer la mélancolie, il faut... la raconter :
« Tout le roman est en fait un roman qui se développe autour d'un thème et ce thème, c'est la mélancolie. Et une tentative pour l’examiner de plusieurs côtés. Au début, j'ai cru que la Bulgarie était l'endroit le plus triste. En 2010, The Economist avait publié une enquête de ce genre. Ce roman est écrit du point de vue bulgare de la mélancolie. mais en même temps, étant donné que le héros voyage pour échapper à ses tristesses ici, il voit que la mélancolie, aujourd'hui, est un concept très sérieusement européen. Il y a quelque chose qui ressemble à une mélancolie mondiale, un automne mondial. Certains lui donnent le nom de « crise économique », mais moi, je crois que, derrière cette crise, il y en a d'autres, plus importantes. C'est ça que j'ai envie de décrire, cette sensation de mélancolie, d'épuisement du sens, qui, d'un côté, peut être une sensation pénible, mais qui, de l'autre, peut-être aussi un sentiment lumineux. L'homme triste, c'est l'homme pensant, l'homme triste, c'est l'homme contemplant. Je pense que, lorsqu’on raconte une mélancolie, elle devient plus lumineuse. C'est la mélancolie non racontée qui est une mélancolie pesante3. »
L'architecture du roman, labyrinthe dynamique, fragmenté, qui collectionne histoires, listes, catalogues, carnets et énumérations, procède par retours en arrière et prolepses, nous place, comme le narrateur, à la veille d'une fin, d'une apocalypse4, qui peut se révéler infinie : « Un roman aux couloirs qui se croisent, mêlant passé et présent, mythe et document, physique et mythologie. À cause de celui qui est à venir : lecteur postapocalyptique, Dieu ou escargot5 ».
Marie Vrinat-Nikolov