Abracadabra
Les étoiles me télégraphient dans l'alphabet morse de l'enfance:
Abracadabra!
Abra-cadabra!
Abra-cadab-ra!
Par-delà les ports lointains et invisibles,
hérissés d'antennes et de radars,
par-delà les polygones cosmiques,
par-delà la mer et la terre,
par-delà notre monde
enfermé dans les mailles du filet informatique,
me parvient tout à coup
un mot de passe non programmé:
Abracadabra!
A la fin de ce siècle agonisant,
est-il possible que les dieux se soient enfin souvenus de nous
et qu'ils commencent à nous crier
des messages fatalement importants?
C'est ainsi qu'à l'époque, à l'école primaire,
après la grande récréation bruyante,
les surveillants sortaient dans la cour
et faisaient sonner leur clochette
pour nous faire entrer en cours.
Mais les dieux ne confondent-ils pas le signal ?
N'était-ce pas SOS ?
Et pourtant, pourquoi m'est-il connu, ce mot étrange:
Abracadabra !
Quand ai-je bien pu l'entendre ?
On dirait même que je l'ai prononcé un jour ?
Et je me rappelle le nom de vaisseaux
qui levaient toujours l'ancre sans moi.
Et je me rappelle le nom d'îles
où je n'irai jamais.
Et je me rappelle le nom de constellations fantomatiques
constellations de fleurs que je ne cueillerai jamais.
Et brusquement,
entre deux syllabes de silence,
le souvenir me revient.
Un instant je ferme les yeux
et tombe dans les rapides du soleil:
Abracadabra!
Amis de mon enfance,
comment avons-nous pu oublier la formule magique salvatrice?
Les fillettes aux rubans blancs frémissants,
destinées à devenir de noires Pénélopes,
enfilaient des lettres ordinaires, perles bleues,
sur le fil de l'arc-en-ciel.
Puis elles nouaient les colliers magiques à nos cous.
En nous souhaitant d'heureuses odyssées.
Et nous, fils crédules des dieux,
nous mettions les voiles pour les lieux
indiqués par la quatrième feuille du trèfle.
Ces trèfles à quatre feuilles
qu'ensuite le destin nous déroba.
Abracadabra!
Bien sûr,
c'est le mot
que chacun un jour a su,
et peu à peu oublié.
Avant de le perdre définitivement.
Tout comme nous avons oublié
les amis de nos années d'enfance,
les cavaliers d'hippocampes,
les rameurs de la trirème décomposée,
les Hollandais volants dans les cieux.
Tout comme nous avons oublié
les fillettes aux rubans blancs
dans les limans de notre mémoire.
Tout comme nous avons oublié les bien-aimés
puis notre grand amour aussi.
Tout comme nous nous sommes oubliés
et nous errons sans but, maintenant, dans le quotidien,
et nous nous enfonçons dans ce marais,
avec le coeur effiloché des naufragés,
perdus,
désespérés,
aigris.
Les étoiles continuent de télégraphier:
Abracadabra!
La formule à quatre feuilles qui guérit de tous les maux.
Le mot de tous les mots.
Le mot
qui explique tout.
Le mot
qui fait étinceler toute la poésie.
Abracadabra!
Alors est mise en fuite la meute des ombres maudites.
Et tout à coup fait irruption en moi
le goût oublié d'un miracle fou.
Et m'envahissent la musique de la mer,
les improvisations sans fin du vent,
la symphonie de l'âpre grand large et des vagues.
Abracadabra!
De mon souffle j'enflamme les éléments.
Et dans ma poitrine bat
non pas un coeur
mais un morceau de l'infini ...
Et peu m'importe désormais
qui va étirer le lendemain
comme la carte usée
d'un jeu de poker.
Par-delà les confins du monde,
par-delà les faubourgs de la vie,
par-delà ce millénaire,
j'entends l'écho me répondre,
j'entends l'avenir me crier,
avec la voix d'un vagabond matinal:
AbracadabrA
AbracadabR
AbracadaB
AbracadA
AbracaD
AbracA
AbraC
AbrA
AbR
AB
A
Traduit du bulgare par Marie Vrinat