Moi, Anne Comnène (résumé)
Moi, Anne Comnène, paru en 1991, est un roman qui tranche sur la production littéraire du tout début de la démocratie, où, dans l’euphorie de la liberté de penser, de parler et d’écrire nouvellement retrouvée, certains écrivains bulgares se sont détournés un instant ou pour toujours des belles lettres, leur préférant une littérature d’idées (publicistika), voire un poste politique haut placé. Véra Moutaftchiéva a eu la sagesse de conserver l’indépendance qu’elle a toujours eue et de demeurer plus en retrait. Ce qui ne l’empêche pas de dire ce qu’elle pense en utilisant l’arme qui est la sienne: l’écriture.
Comme l’indique son titre, ce livre est au premier degré l’autobiographie romancée d’Anne Comnène: cette femme fort érudite fut la fille de l’empereur Alexis Comnène qui s’empara illégalement du pouvoir après en avoir chassé Nicéphore Botaniatès, avec l’aide de la jeune femme de ce dernier, Marie d’Alanie, qui l’adopta pour la circonstance. Anne Comnène, qui manifeste très jeune des dons pour l’écriture et un goût prononcé pour les sciences et le savoir en général, fut mariée à Nicéphore Bryenne, excellent stratège mais, si l’on en croit le roman, mari maladroit et aux qualités spirituelles inférieures à celles de sa femme. Elle joua un rôle politique non négligeable et eut le tort, à la mort de son père, de vouloir placer sur le trône son mari au détriment de l’héritier légitime, son propre frère Jean. Magnanime, ce dernier se contenta de l’envoyer terminer ses jours dans un monastère, alors qu’il eût pu, suivant la coutume byzantine, la tuer ou l’aveugler. Mais si elle a laissé un nom dans l’histoire, en tant que l’un des meilleures auteurs du Moyen Age, c’est surtout pour sa chronique célébrant son père: l’Alexiade.
La structure du roman est polyphonique, avec les voix de cinq narratrices (car ce sont toutes des femmes): Anne Comnène, sa mère Irène Dukas, sa grand-mère paternelle, l’impérieuse Anne Dalassène, sa nourrice, Zoé, et sa grand-mère maternelle qui n’intervient qu’une fois, Marie de Bulgarie. Chacune d’elle a sa propre langue, son propre registre, susceptibles d’évoluer au fil de la narration. .
Mais surtout, l’originalité de Moi, Anne Comnène, c’est l’abolition des frontières de l’Histoire (les narratrices s’adressent souvent au lecteur potentiel, d’où un dialogue entre vivants et morts, entre présent et passé, un dialogue fictif les relie même entre elles puisqu’elles semblent savoir très précisément ce qu’elles ont dit et diront par la suite), portée ici à un point achevé, puisqu’elle prend souvent l’aspect d’un jeu avec l’Histoire: plus d’une fois, la fictive Anne Comnène, à la fois narratrice et héros principal, se permet un regard tantôt critique, tantôt ironique, tantôt approbateur sur l’œuvre de la véritable Anne Comnène, l’Alexiade, ce qui instaure une sorte d’étrange dialogue entre les deux Anne Comnène. Le texte est parsemé de citations de l’Alexiade (pour bien établir la différence entre ces deux textes qui interfèrent mutuellement, j’ai pris le parti, dans ma traduction, de citer celle de l’Alexiade parue dans la collection des Belles-lettres de Budé) qui sont commentées par Anne Comnène- narratrice:
«En m’attelant à mon interminable Alexiade, je rêvais souvent: ah, comme ce serait plus facile si j’écrivais la vérité ! Par exemple, comment mon père s’est maintenu au pouvoir dans des moments de tension qui auraient écrasé plus d’un homme: Constantinople et l’Empire n’étaient pas vraiment enthousiasmés par leur basileus qui avait imposé à celui-ci des décennies d’efforts militaires (…) Encore une vérité que le canon m’obligeait à passer sous silence: mon père était dépourvu de force de caractère ou mentale, ou même physique. »
Cependant, si l’Histoire a une présence forte, l’important n’est pas là: l’Histoire semble n’être qu’un prétexte permettant à l’auteur une transposition habile. Moi, Anne Comnène est avant tout, on l’a dit, un roman écrit par une femme, narré par des femmes, sur une femme. Si le terme n’était pas aussi polémique, on pourrait le qualifier de « féministe », tant les personnages masculins semblent bien pâles, lâches, narcissiques, faibles, belliqueux et peu aptes à gouverner, comparés à une Anne Dalassène ou à une Anne Comnène.
Ce que nous livre ici Véra Moutaftchiéva, c’est le fruit d’une expérience longue et diversifiée, une sorte de testament littéraire (n’oublions pas que si elle continue à écrire, ce n’est plus dans le domaine de la fiction mais des mémoires, et que Moi, Anne Comnène est, à l’heure actuelle, son dernier roman): expérience de femme, d’abord, et l’on trouve des pages émouvantes sur les joies d’être grand-mère ou mère, sur le déchirement que représente pour une femme le fait de devoir se partager entre son travail, ses aspirations de femme et sa vie de mère, sur la douleur de perdre un enfant, sur le bilan à la fois douloureux et serein de toute une vie ; expérience universellement humaine, car les personnages subissent au cours de leur vie plusieurs métamorphoses, telle Anne manifestant tout à tour des capacités hors du commun et un grand intérêt pour les sciences, la poésie, la politique et finalement la prose auxquelles elle se consacre à chaque fois avec la même intelligence et la même profondeur, la même abnégation. Il en va de même avec les relations humaines qui ne sont jamais figées une fois pour toutes mais évoluent dans le temps: amour, affection, haine, querelles, rivalités, compréhension mutuelle, désir de façonner un enfant à son image: telles sont les caractéristiques des narratrices qui partagent, en fin de compte, une grande solidarité féminine, par delà tout ce qui les sépare.
C’est aussi l’expérience de l’écrivain qui transparaît: Véra Moutaftchiéva a su se tenir en dehors des conflits, intrigues et jeux politiques, et le pouvoir apparaît, dans ce roman, comme un monstre vorace dévorant et pervertissant ceux qui ont le malheur de vouloir s’y frotter. Ainsi, la Dalassène a perdu toute féminité à force de se battre pour conserver le pouvoir et le transmettre à son fils, puis à sa petite-fille: elle n’est plus qu’un gouvernant dont le cœur ne s’émeut que pour sa petite-fille ; ainsi, Anne Comnène (qui résiste pourtant longtemps) finit par s’adonner au pouvoir et à délaisser la poésie, l’écriture mais aussi ses enfants. De longues années durant, elle ne vit plus que par et pour le pouvoir, au point de pervertir tout l’amour, toute l’affection et toute la créativité qu’elle portait en elle, tel un trésor lumineux. Bref, le pouvoir monte vite à la tête et transforme les hommes en les dépouillant, à leur insu, d’une partie d’eux-mêmes, la plus importante. A une époque trouble, celle du changement de régime en 1989, où la politique était assez chaotique dans un pays qui devait réapprendre ce que sont pluralisme et tolérance, le message était clair et utile…
Lorsque la dernière page est tournée, Anne Comnène, la fictive, celle créée de toutes pièces par Véra Moutaftchiéva, nous semble étrangement proche et connue, selon le désir de son auteur exprimé à la fin du roman: « Aujourd’hui, sur la tombe de maman a fleuri le premier œillet: pourpre, avec de petites gouttes de rosée, telles des perles anciennes. Le couchant de ce début d’été était féerique, incomparablement limpide sur la mer d’un blanc argenté. Tout au loin flottent des îles. Pourquoi n’ai-je pas parcouru îles et littoraux, pourquoi n’ai-je pas contemplé jusqu’à pleine satiété … Oui, mais en revanche, j’étais la fille d’un roi. Et j’ai écrit un livre.
L’histoire indique très précisément la date de ma naissance: à l’aube du deux décembre mille quatre-vingt trois. Mais la date de ma mort est inconnue. Elle ne regarde que moi. Et puis, quiconque le désire peut bien se dire que je suis toujours parmi vous.»
Marie Vrinat-Nikolov