Amelia Litcheva - poèmes
Egoïsme
En ces jours où la guerre est à notre entrée,
où l'Europe ne sait quel chemin emprunter,
où les migrants la provoquent, elle, nous, eux,
et nous écartèlent entre peur, compassion et haine,
je ne pense pas à la paix dans le monde, mais à la paix en moi,
j'oppose les imperfections à la perfection,
je rêve d'harmonie avec la mémoire, les fragments, les versions,
avec les gens qui furent et qui ne sont plus,
avec ceux qui sont là et avec ceux qui seront,
je rêve d'harmonie avec les images, les photographies,
avec ce qui a été écrit par moi, les fausses notes de la voix,
je rêve d'harmonie avec ce qui ne pouvait être mais qui fut,
avec les peurs, les cauchemars, les pensées tout simplement,
et en rêvant de paix,
j'allume des guerres qui me dépècent,
me déchirent, me fixent en moments, en états, en poses.
Dois-je comprendre que le monde est condamné ?
Férocement sage, 2017
Chaque matin qui passe,
tandis que lentement je démêle ma chevelure,
le miroir me rappelle
que la vie est un cheveu.
Et les mouvements de ma main
se font de plus en plus lents.
Sont-elles solides, les racines,
tiens-tu bon, la vie?
Pour quoi?
Pour qui?
Férocement sage, 2017
si je mets un tablier
m'attache les cheveux
me lave bien les mains
fais briller la vaisselle
et pétris des mots de toutes les langues
si je verse
suffisamment de sucre
et du lait,
de la levure,
pour qu'ils lèvent,
de la cannelle,
pour le parfum
du cacao
pour la couleur,
ensuite
si je tamise le superflu,
écarte la graisse,
étale
la masse obtenue
emplis les moules
soigneusement -
étoiles, clochettes, cœurs
si je les mets au four
en prenant soin
qu'ils ne brûlent pas
aurai-je façonné
la langue européenne ?
Mes Europes, 2006
Leçon de mathématiques
Le problème est simple et clair,
la réponse
carrément évidente :
un homme marche
d'un point A vers un point B,
un autre homme marche
du point B vers le point A,
les distances vous les avez,
la vitesse à laquelle ils marchent aussi.
Et la question, vous le savez, est :
quand ces deux-là
vont-ils se rencontrer ?
Calculez sur le champ
et celui qui est prêt,
qu'il parte !
parce qu'on n'a pas de temps
à perdre ou pour flâner,
ni pour trop réfléchir,
le temps appartient aux rapides
et aux actifs...
clair ? comment ça clair ?
est-il si simple
de penser l'évident
et de comprendre
qu'il n'y a pas d'évidences,
que le certain est un kaléidoscope,
un clown hilare,
un miroir dans lequel tu t'engouffres...
La solution ne vient pas,
aucun moyen qu'elle vienne,
elle ne peut pas venir,
car
les chemins sont si différents
droits et tortueux,
aisés et malaisés,
mous et durs,
hospitaliers et solitaires,
miens et tiens,
parce que l'homme en A
peut vouloir arriver,
mais celui en B peut-être ne veut pas
(ou vice-versa).
Dans mon cas B est fatigué,
ou peureux,
ou hésitant,
ou malheureux,
ou différent,
quoi qu'il en soit,
B reste à la même place,
B refuse d'avancer
et le problème ne se résout pas.
Ou bien, et pour qu'il se résolve,
c'est :
dans l'impossible rencontre,
dans l'incapacité des chiffres
à mettre de l'ordre,
dans l'irréalité des dimensions
exactes,
des prévisions
et des promesses,
dans le zéro...
on n'arrive jamais
on n'arrive jamais
Traduits du bulgare par Marie Vrinat