Le roi d'argile (note de lecture)
Le roi d'argile est un roman qui revient sur un épisode tragique de l'histoire de la Bulgarie et de l'humanité : l'internement dans les très nombreux camps formant le « Goulag bulgare » de tous ceux qui étaient jugés comme indésirables ou ennemis par le régime communiste bulgare, le plus proche de l'Union soviétique et le plus prompt à obtempérer aux ordres du « grand frère » ou à l'imiter. La révélation de cette cartographie1 de la souffrance et de la mort est l'un des grands chocs de l'année 1990. Les rescapés n'en avaient pas parlé à leurs proches, qui par nécessité intérieure, qui par peur, même si la population connaissait plus ou moins l'existence de ces camps. On sait que ce qui est mal connu est particulièrement terrifiant et le régime utilisait ce ressort. Le plus inhumain des camps bulgare était celui de Béléné, construit sur une île du Danube, au nord-ouest de la Bulgarie, qui a fonctionné de 1949 à 1987.
Le roi d'argile est, à ma connaissance, la première œuvre de fiction qui situe son histoire dans ce camp, et il fallait du courage et du talent à son auteur pour en faire une leçon d'humanité, portée par une écriture très visuelle, d’une apparente simplicité et d'une grande concision qui font sa force : celle d'un scénariste qui confie l'intérêt particulier qu'il porte à 1984 d'Orwell et au film La vie des autres, et qui tient habilement et sans pathos son lecteur captivé jusqu'au bout de cette histoire. Une écriture qui, par sa sobriété, fait ressortir les détails (les regards, les gestes, le « décor »), observe et enregistre tout avec une distanciation apparente ; en réalité, elle fait habilement ressortir l'empathie sans jamais verser dans les stéréotypes, rappelant que même l'inhumanité extrême recèle une part d'humanité, que celui qui garde le cap et la ligne de conduite qu'il s'est fixée peut résister à la machine à briser la personnalité et la liberté humaines. Que même celui qui est placé – par l'histoire, par la vie, par son choix – dans la situation de « bourreau » peut un jour pleurer de joie d'avoir sauvé une vie humaine. Le roi d'argile, comme l'indique son titre, est une allégorie, certes tirée de la figure du roi, aux échecs qui sont précisément le moment ou tout bascule dans cette histoire ; parabole de l'apparente fragilité (l'argile) qui résiste et finit par l'emporter ; allégorie, aussi, de l'humain : c'est de l'argile que Dieu aurait créé Adam et tous, un jour, retourneront à la poussière de l'argile ; enfin comment ne pas penser à l'expression « colosse aux pieds d'argile » qui pourrait s'appliquer au totalitarisme dans les ex-satellites de l'URSS ...
L'histoire se passe en 1949 : cinq ans auparavant, l'Armée rouge a envahi la Bulgarie, le Front de la Patrie, arrivé au pouvoir par un coup d'État le 9/IX/1944, a créé le Tribunal populaire et les camps d'internement pour les indésirables et les opposants au nouveau régime qui s'est mis en place sur le modèle soviétique stalinien répressif et totalitaire. Le docteur Dimo Aïranov, chirurgien cultivé et estimé qui vient juste de se fiancer, est emmené, un soir, pour « une vérification » par des agents de la Sécurité d'État.
Nous le retrouvons deux ans plus tard dans le camp de concentration de Béléné, sur le Danube, le plus terrible du « Goulag » bulgare. Amaigri, les cheveux blancs, sans aucun espoir, il lutte pour survivre dans les conditions inhumaines de ce camp « de rééducation par le travail » où la barbarie humaine se conjugue aux marais, à la boue, aux serpents et aux moustiques peuplant ces lieux. Il jouit du respect des autres prisonniers, ce qui incite le commandant du camp, le major Lazov, à tenter de le recruter pour qu'il lui fasse des rapports sur ce qu'il entend et voit autour de lui. Le Docteur, comme on l'appelle tout simplement, refuse. Pour le faire plier, le commandant le soumet à des violences physiques et au cachot.
Un beau jour arrive inopinément dans le camp Andreï Tarkhov, colonel soviétique du NKGB (rebaptisé plus tard en KGB), pour une mission d'inspection. C'est un homme de pouvoir, sadique, qui tourmente les prisonniers. Il choisit l'une des prisonnières, Mania, et en fait sa maîtresse. Ses relations avec le commandant du camp deviennent tendues car Mania est la favorite de ce dernier.
Le temps passe. Tarkhov s'ennuie. Mania ne l'intéresse plus. Fervent amateur d'échec, il ne trouve pas de rival à sa hauteur. Jusqu'au moment où il joue une partie avec le Docteur. Tarkhov est stupéfait par son niveau. Les deux hommes se prennent peu à peu d'amitié. Le Russe s'humanise au contact de ce chirurgien instruit et cultivé, et il commence à faire preuve d'humanité à l'égard des prisonniers du camp. Il protège le Docteur. Le commandant, quant à lui, punit cruellement Mania pour son « infidélité » par des coups de fouet. En voyant les tortures endurées par Mania, Tarkhov a du mal à s'empêcher de tuer le commandant. Désormais, les deux hommes sont des ennemis jurés.
Tarkhov est appelé à Sofia pour une semaine. Le commandant profite de son absence et enferme le Docteur au cachot. Il s'en faut de peu qu'il n'y trouve la mort. Tarkhov revient. C'est son dernier jour dans le camp. Il décide d’aider le Docteur car il sait qu'à l'instant où il partira, le commandant le tuera. Le Docteur le sait également, mais il s'y est résigné.
Le jour de son départ, Tarkhov ordonne qu'on laisse sortir le Docteur pour qu'il l'emmène à Sofia, prétendument pour un interrogatoire à la Sécurité d'État. Le commandant proteste mais il est contraint de céder. À Sofia, Tarkhov conduit le Docteur dans une salle de télégraphe secrète, qui assure une liaison directe avec Moscou. En réalité, il lui a organisé une partie d'échec avec le champion du monde Botvinnik. Les coups sont transmis par le télégraphe. La partie se termine par Pat, partie nulle. Tarkhov est sidéré.
Sur le chemin du retour, le Docteur s'attend à être reconduit au camp mais Tarkhov l'amène à la frontière entre Bulgarie et Yougoslavie. Il lui donne un passeport falsifié au nom de Stephan Keller, un Suisse assassiné dans le camp. Il lui indique comment franchir la ligne frontalière. Il a une chance infime d'y parvenir, mais s'il réussit, il pourra facilement passer de Yougoslavie en Suisse avec le faux passeport. Le Docteur se dirige vers la frontière dans l’obscurité et le brouillard ...
Dix ans plus tard, alors que Tarkhov a payé pour la fuite du Docteur (il a été envoyé au GOULAG, puis a été gracié et libéré à la mort de Staline), c'est maintenant un retraité dans sa datcha près de Moscou. Le facteur lui apporte des journaux, des magazines, des lettres. Et une carte d'échecs par correspondance, sans enveloppe, sur laquelle est porté le premier coup d'une partie.
La carte provient d'un certain Stephan Keller.
Marie Vrinat-Nikolov
1http://www.decommunization.org/Communism/Bulgaria/MapCamps.htm# (consulté le 26/06/2019)