Moi, Anne Comnène (extrait)

Pour finir, encore moi, Anne Comnène

Il ne resta plus personne, parmi les vivants, depuis la mort de maman, pour raconter ma vie. A partir de ce moment-là, je fus totalement seule, durant quinze longues années.
A deux heures de route du monastère de la Vierge, le temps s'écoulait, ses échos lointains parvenaient même jusqu'à nous : le basileus Jean II Comnène était mort saintement, son fils, Manuel II, était monté sur le trône tout à fait légitimement... Mon frère, plus jeune que moi, me devança dans la mort ; je doute avoir vécu plus longtemps que lui si c'est moi qui avais porté le diadème. Ce dernier, semble-t-il, avait ruiné sa santé, le chargeant d'un poids que son âme libre de joyeux drôle irresponsable n'avait pu supporter.

Cela peut paraître incroyable mais j'avais suivi sans aucun mauvais sentiment le règne de Jean. D'abord, parce que c'était mon frère et que, même au grand palais, cela signifiait quelque chose ; ensuite, parce qu'à la stupéfaction de la Ville blasphématrice, il gouvernait sagement, parcimonieusement et paisiblement. Les efforts de mon père lui demeurèrent étrangers ainsi que la poursuite inlassable de buts préalablement donnés. Jean travaillait tout simplement à sauvegarder son héritage, ce qui ne s'avéra pas aisé. Mais le fait que la Dalassène, Alexis et moi avions posé de solides fondements à la dynastie des Comnènes facilita grandement la tâche de mon frère. S'il avait été imbu de lui-même, il aurait immanquablement introduit des nouveautés pour effacer tout ce qui avait été créé par mon père et souligner ses propres capacités. Il n'entreprit rien de tel.

Son entourage — ambivalent, car les patriciens de Constantinople ne pouvaient respirer sans tramer quelque complot — fut étonné de la manière dont Jean considérait leurs conspirations : il les punissait sans verser de sang, sans aveugler qui que ce soit. Certains fomentateurs furent éloignés de la capitale, d'autres se retrouvèrent dans un monastère. Le règne de mon frère ne fut marqué par aucun châtiment à l'encontre de crimes politiques. L'histoire lui rendit honneur pour cette attitude qui était si exceptionnelle chez nous : habituellement, on gouverne de manière assez sanguinaire et en adepte de la torture.

Tant qu'il était vivant, Jean II me rendait visite assidûment pour mon anniversaire, Noël et Pâques. Je savais qu'il obéissait plus à un devoir pénible qu'à un sentiment véritable mais cela me faisait tout de même plaisir : j'espérais ainsi pouvoir effacer peu à peu le suspicion motivée de mon frère concernant mes intentions ; depuis fort longtemps, en effet, je n'avais pas de mauvais desseins (je n'avais pas d'intentions du tout ) : j'existais et c'était tout.

Malheureusement, nous ne pûmes jusqu'au bout établir des relations vraiment fraternelles, Jean et moi. Ma faute à moi était dans le passé, tandis que la sienne se trouvait dans son pénible présent. A travers des mots involontairement lâchés, je devinai qu'il était victime d'une obsession : à sa place, Anne Comnène aurait ébahi ses contemporains et légué un nom à l'histoire, tandis que lui, Jean Comnène pouvait tout au plus ne pas ruiner l'héritage paternel. Il ne pouvait espérer laisser quelque trace derrière lui. Une telle pensée aurait pu amener quelqu'un à haïr ou à vouloir se venger : elle n'inspirait à Jean que la mélancolie d'un buveur qui a arrêté de boire. Et un éloignement par rapport à ses proches par le sang. D'ailleurs, peut-on parler de proximité par le sang entre des gens chargés d'un pouvoir universel ? Moi-même, ne m'étais-je pas rapprochée de ma mère seulement lorsqu'un châtiment commun nous avait réunies ?

Je dois avouer que je méditais de moins en moins sur le pouvoir et ses détenteurs. Qu'ils aillent au diable ! comme disait maman. A partir du moment où un homme doué de la vue, sain de corps et d'esprit a accepté de gouverner au lieu de vivre, c'est son affaire, qu'on ne le plaigne pas ! Mais si vraiment vous avez le coeur charitable, faites en profiter ceux qui en ont besoin : ceux qui ont attendu trop longtemps une bonne parole et une bouchée de pain. Comme ma Zoé, morte avant d'être libérée de son joug.

C'est par une matinée d'hiver, m'a-t on raconté, qu'on l'a trouvée dans la cuisine du grand palais : dans le coin, elle lavait mes sous-vêtements dans l'immense bassin de pierre avant de les secouer sous l'auvent ; lorsqu'il étaient secs, elle les repassait au fer brûlant : c'était un rituel qui coûtait cher et qui était réservé à l'élite de la capitale. Donc, durant le jour dont il est question, Zoé avait fait tremper mes chemises de lin blanc et avait remonté ses manches pour les frotter ; brusquement, elle avait cherché une chaise dans son dos, mais en vain, les doigts accrochés au rebord du bassin, et puis, tout doucement, elle avait glissé et sa tête grise était tombée dans l'eau, sur le linge. C'est ainsi que les servantes préposées aux cuisines m'ont raconté sa fin. Je ne l'ai appris que tard, dans la nuit, en revenant de quelque fête, étonnée de voir, dodelinant de la tête dans ma chambre, non pas Zoé mais une jeune femme inconnue à la poitrine généreuse. Je me souviens que je fus très affligée, au point d'en pleurer sous ma couverture. Comment avais-je le coeur de verser des larmes quand, durant quarante ans, je n'avais rien fait qui allégeât les douleurs morales de ma nourrice ? J'étais triste en pensant qu'elle me manquerait, que je n'aurais jamais la même confiance en celle qui prendrait sa place, car cette autre ne me serait pas aussi dévouée. Bref, je pleurais pour moi-même et non pour l'être qui avait vécu et qui était morte à mon service.

Seigneur, combien de péchés entachent notre journée innocente à première vue ! Combien de fois par jour commettons-nous des injustices, faisons-nous preuve d'insensibilité, voire de cruauté à l'égard de ceux qui sont sans défense !

Lorsque nous nous posons de telles questions — bien trop tard et inutilement — on dit que Dieu nous a permis de nous repentir. Voilà qui arrangerait tant bien que mal notre situation avant le Jugement dernier. A mon avis, Dieu ne doit pas accorder son pardon aux repentants. Sinon, qu'est-ce qui empêcherait l'homme de négliger, offenser, humilier, tourmenter son prochain, et puis, finalement, battre sa coulpe ? Celui qui a péché a péché, c'est comme ça que je vois les choses. Et aucune confession, aucun châtiment, aucune oeuvre de charité ne devraient vous permettre de racheter ce que vous avez fait. Il est indécent de marchander avec sa conscience, sinon, ce sont les plus malins qui marchanderont le mieux. Or, ce sont eux, justement, que Jésus a chassés du temple.

Aussi, à la différence d'Irène Doukas, je n'ai pas voulu prendre l'habit. C'était mon rêve d'enfant et on me l'avait interdit. Ceux qui croient vraiment ont enduré le martyre sans céder d'un pouce à leur zèle. Moi, j'ai succombé, ce qui veut dire que je n'étais pas digne. Je n'ai pas droit au repentir. C'est ainsi que je considère le problème.

Or j'aurais tant voulu rattraper ce que j'avais omis de faire ! Par exemple, soeur Hélène s'était faite nonne à cause d'un veuvage qui la laissait sans ressources. Femme d'un simple soldat tué à Antioche, elle était restée sans toit ni bien, mais avec une petite fille handicapée de trois ans : l'une de ses mains était comme desséchée. Une dame haut placée avait intercédé en sa faveur, on les avait accueillies toutes les deux au monastère. La mère aux cuisines, la fille comme servante. Hélène ne refusait aucune besogne, même pénible : elle était reconnaissante de voir sa fille manger et dormir au coin du feu.

Sainte Vierge, comme j'aurais voulu m'occuper de cette enfant ! Handicapée mais mûre avant l'âge, elle me suivait partout avec ses yeux de chien intelligent. Elle avait appris que j'étais la fille de l'empereur et était prête à recevoir de moi raison et savoir, pourvu que je la prenne sur mes genoux et lui prodigue mes caresses : pauvre enfant qui n'avait jamais entendu de parole humaine. Mon coeur insistait pour que je me consacre à la petite Evangélie, pour qu'il reste quelque chose de moi après ma mort.

Je m'analysai et finis par conclure : "Tu n'en as pas le droit, Anne ! Tu as mis au monde huit enfants dont quatre ont survécu. Qu'est-ce qui t'empêchait de te consacrer à eux ? Ta soif de réalisation. Eh bien, tu l'avais atteinte, et tu l'as perdue. Si tu t'étais vouée aux lettres, qui aurait pu te prendre ce que tu aurais réalisé ? Puisque tu as uni ton talent au pouvoir, en perdant ce dernier, tu perds aussi tes dons. Pour le Constantinople d'aujourd'hui, Anne Comnène n'est qu'un souvenir : une ex-femme de césar qui s'est ruinée en complotant pour le trône, abandonnée par le grand stratège, graciée par son magnanime frère ; Constantinople ne se rappelle pas la claire promesse de réalisation spirituelle élevée qu'était la petite fille au front étoilé." Tout simplement parce qu'au cours d'un quart de siècle, j'avais gouverné.

Pourquoi ne nous est-il pas permis de faire revenir le temps en arrière pour racheter nos erreurs ?

Mais une chose demeure tout de même jusqu'à notre dernier jour en notre pouvoir. Peu, il est vrai, nous devons le mettre à profit. Pour moi, cette chose a pris l'aspect de deux petits tas de papier. L'un, vierge. L'autre, déjà écrit, m'a été envoyé par Bryenne qui, après l'enterrement de maman, ne se montra plus à moi en personne. Je le jetai sur mon bureau et il me fallut plusieurs jours pour avoir le courage d'en entreprendre la lecture. Une ou deux fois, bien des années auparavant, j'avais jeté un coup d'oeil sur l'oeuvre littéraire laborieuse de mon époux : Bryenne me demandait de lui-même des conseils. Et j'étais tombée dans une rage folle.

Je crois que je me répète : rien ne découvre autant l'essence difficilement pénétrable de l'homme qu'un texte. A première vue, Bryenne était un homme digne, compétent en matière militaire. Mais son texte, Seigneur Jésus , c'était autre chose ! Chaque ligne montrait de manière criante que j'avais épousé la médiocrité ou, du moins, une bêtise stupéfiante. Je le jure, Zoé se serait exprimée avec un goût infiniment meilleur, avec plus de raffinement et de manière plus amusante. Car Zoé éprouvait des sentiments. L'insensibilité étrange de Bryenne faisait de son texte une véritable torture pour le lecteur.

En tant que sa femme, je ne m'étais jamais permis de dire mon avis concernant le travail de mon mari ; je l'approuvais, bien qu'à mi-mot et brièvement. Il aurait été malhonnête d'entreprendre un travail parallèle au sien : j'aurais ainsi démontré que je jugeais Bryenne incapable dans ce domaine. Maintenant seulement, trouvant une justification dans la dernière volonté de maman, je devais revenir à la chronique inachevée de mon mari.

Je l'ai dit, des jours entiers, je fis le tour de ma table de travail avec le tas de feuilles gribouillées qui la recouvraient. Quelque peu froissées, çà et là écornées, on voyait qu'elles avaient été plusieurs fois jetées : peut-être même avaient-elles accompagné Bryenne dans ses campagnes ? Une autre chose apparaissait : cela faisait longtemps qu'il les avait délaissées, le papier exhalait une légère odeur de vieux.

Un matin, je me dis d'un ton décidé : "commence !" Et j'entrepris de lire avec ardeur. Il s'avéra que je n'avais aucune raison d'avoir peur : vers midi, j'avais terminé la chronique de Nicéphore Bryenne. Rien de spécial. Cela faisait si longtemps qu'il n'était plus un mari pour moi, je pouvais donc regarder son manuscrit sans émotion : vraiment pauvre, dépourvu de toute beauté, on eût dit qu'il avait été écrit avec dégoût.

Il est tout à fait probable que Bryenne ait véritablement haï ce genre de passe-temps inutile et qu'il n'ait fait qu'obtempérer malgré lui aux ordres de sa belle-mère ; et Dieu sait si elle savait ordonner ! Quels tourments n'a-t-il pas endurés, lui qu'on avait planté de force devant la page blanche ! Pauvre Bryenne, me dis-je. C'est par ce soupir que je mettais habituellement fin à mes réflexions sur mon ex-mari. Dieu seul sait pourquoi, il ne pouvait susciter de haine en moi. En fait, je sais pourquoi.

Voilà. Irène Doukas s'était, elle aussi, rendu compte que le devoir dont elle avait chargé son gendre, bien des années auparavant, n'était pas de son ressort malgré toute la bonne volonté de ce dernier. La Doukas le fit passer sur moi. Je n'avais aucune expérience en ce qui concernait cette prose élevée qu'était l'apologie, ayant passé un demi-siècle à composer des textes de lois et des édits, des missives pompeuses adressées aux cours étrangères. En compensation, je doute que la bibliothèque patriarcale — la plus riche de Constantinople — ait possédé une chronique que je n'aie pas lue.

Je les aimais. C'est une lecture savoureuse que la chronique : à travers elle, on peut revivre des temps lointains, rencontrer de hautes personnalités. On plonge dans un monde inconnu, en partie réel, en partie fictif. On se crée des passions, on ressent de l'hostilité, de la compassion. Alors qu'en lisant, ou même en écrivant de la poésie, on a de toute façon présent à l'esprit que c'est un divertissement provenant d'émotions gonflées et exagérées. Un casse-tête verbal, une broderie de mots rarement utilisés.

Qu'est-ce qui m'a empêchée de me lancer dans la prose, tout au moins de m'en approcher ? Je le sais : je l'avais trop admirée pour la profaner par un essai maladroit. Car elle exige beaucoup de l'écrivain. D'abord, il faut avoir quelque chose à dire, quelque chose qui n'a pas encore été dit avant vous (ne croyez pas que ce soit aisé, lorsqu'on prend la plume après Xénophon, Thucydide, Plutarque, Hérodote, sans compter les innombrables chroniqueurs byzantins, plus savants et plus sages les uns que les autres.) Deuxièmement, il faut savoir présenter son message aux contemporains et aux générations à venir de manière à ce qu'ils le lisent ( ce n'est pas moins aisé si l'on essaie de trouver sa propre voix dans tout le tas d'orateurs maîtrisant l'éloquence raffinée.) Troisièmement, vous devez combiner dans une mesure imprécise la vérité et la fiction, de manière que la vérité brute prenne des allures enchanteresses et que la fiction arbitraire semble vraie.

En effet, pour vivre, une chronique doit être non seulement écrite mais aussi lue et surtout, on doit croire en sa véracité (le pauvre Bryenne n'avait pas écrit mais enregistré des événements et des faits dépourvus d'art. Ils ne pouvaient, cependant, en aucun cas constituer une chronique car ils étaient illisibles. Il était impossible que les gens croient en ce tas de feuilles râpées qui ne contenaient que la stricte vérité.)

Tandis que je faisais face à cette nouvelle tâche, très importante, telles étaient les pensées qui remplissaient mes journées. Et pourtant, je m'enorgueillissais d'être prétendument venue à bout de tous les problèmes, dans mes jeunes années ; cette fois-ci, j'avais peur. Autre chose est de faire l'histoire, autre chose est de faire œuvre d'historiographe ; je sentais maintenant que je portais une responsabilité bien plus lourde que lorsque je gouvernais un empire. Au pouvoir, on commet des erreurs. Mais elles seront oubliées si personne ne les consigne par écrit. Mais si l'on se trompe en écrivant, cette faute durera jusqu'à la fin du monde.

Il sont étrangement nombreux ceux qui se mettent à écrire d'une main légère : n'ont-ils vraiment pas conscience que c'est là un acte qui interdit tout retour en arrière ? Une fois née, votre oeuvre vous échappe ; elle suit des voies incertaines et tombe dans des mains inconnues. Elle a la propriété de se multiplier, de durer infiniment plus longtemps que notre pauvre vie. Et aucun auteur n'a le pouvoir de faire revenir son oeuvre. Même dans le cas le plus terrible : lorsqu'à cause des changements survenant dans le monde qui l'entoure ou dans son monde intérieur, il se rend soudainement compte que cette oeuvre travaille contre son créateur, qu'elle le couvre de honte, le menace. Ils sont si nombreux les auteurs tués par leurs propres oeuvres !

Quelle chance si le débutant ne fait pas le bilan dont il vient d'être question avant de commencer à écrire. Mais moi, tentée par la politique, je le fis justement avant : j'estimai que mon oeuvre serait malgré tout de la politique. Mais avec d'autres moyens. Voilà, c'est cela qui arrêtait ma main.

Je réfléchissais, m'exhortais et me décourageais, différais, lisais beaucoup. J'ajouterai que je venais juste d'avoir soixante ans : un triste anniversaire qui nous avertit que nous n'avons pas le temps de remettre à plus tard. Vraiment pas. Or, entre temps :

"Sur l'ordre de l'impératrice, Nicéphore Bryenne entreprit d'écrire l'histoire d'Alexis, l'autocrator des Romains, mon père, et d'exposer dans un ouvrage en plusieurs livres les actes de son règne, dans la mesure où les circonstances lui permettaient d'échapper un instant au tracas des armes et de la guerre pour s'occuper d'ouvrages et de travaux littéraires. Aussi bien commença-t-il son ouvrage en reprenant l'histoire de la période précédente, pour obéir en cela à l'ordre de notre souveraine ; il commença par Diogène, l'autocrator des Romains, et descendit jusqu'à celui-là même dont il avait fait son sujet (...) Cependant il n'a pas réalisé son dessein et il ne put achever entièrement son histoire ; après avoir mené son récit jusqu'à l'époque de l'autocrator Nicéphore Botaniatès, il cessa d'écrire.

Or, lorsqu'il fut arrivé à l'endroit que j'indiquais, au moment où il nous apportait des frontières cette oeuvre composée à la hâte et inachevée, il apporta en même temps, hélas, une maladie mortelle causée soit par des fatigues excessives, soit par des opérations militaires trop fréquentes, soit par sa sollicitude inexprimable à notre égard. Cette sollicitude, en effet, était enracinée chez lui et dans ses travaux, ne lui laissant pas de répit ; mais en outre, les intempéries et la nocivité des climats lui composèrent une coupe mortelle. Par là s'expliquent, en effet, qu'on le voit, bien qu'en proie à une terrible maladie, faire campagne contre les Syriens et les Ciliciens ; puis également que la Syrie le rendit débilité aux Ciliciens, puis les Ciliciens le rendirent aux Pamphyliens, les Pamphyliens aux Lydiens, et la Lydie à la Bythinie, la Bythinie à la Reine des cités et à nous-mêmes, souffrant déjà d'un oedème des entrailles, conséquence de tant de maux endurés. En dépit d'une telle faiblesse, il avait le désir de nous représenter au vif ses aventures mais, malade comme il l'était, il ne le pouvait pas et , de notre côté, nous l'en empêchions, pour éviter de le voir, en les racontant, rouvrir ses blessures.

Arrivée à cet endroit, mon âme est saisie de vertige, et des torrents de larmes inondent mes yeux. O quel bon conseiller les Romains ont perdu ! O l'expérience consommée des affaires qu'il avait acquise, et si étendue ! Ses connaissances littéraires, son savoir si vaste, je dis bien, embrassant à la fois les sciences profanes et sacrées ! O la grâce qui courait dans tout son être, et sa majesté, non seulement digne d'un trône, comme on l'a dit, mais encore d'un trône plus divin et meilleur ! (...) Toujours est-il que la compassion que j'éprouvai pour le césar et la mort inopinée qui fondit sur lui m'atteignirent moi-même au plus profond de mon âme. Je regarde mes malheurs antérieurs, en comparaison de ce malheur sans fond, comme une simple goutte d'eau comparée soit à l'océan Atlantique soit à la mer Adriatique..."

Et caetera. Plus loin, cela devient encore plus touchant. Impossible de le lire sans pleurer. La démesure a toujours une signification. En général, elle veut dire le contraire de ce que l'on affirme à grand renfort de moyens.

La vérité était autre : on ramena Bryenne de sa campagne en Anatolie sur une grossière voiture militaire car il n'avait pas l'habitude de prendre une calèche à la guerre (un tel luxe, un tel relâchement auraient eu une influence néfaste sur le moral de ses soldats déjà inquiets.) On conduisit le stratège à moitié mort dans le grand palais où vivaient nos enfants avec leurs familles dans de fréquentes querelles. J'aimerais croire qu'ils ont fait tout le nécessaire pour rendre plus légère et plus digne la fin de leur père. Mais Bryenne était complètement épuisé par toute une vie passée sans qu'il pût se soigner un peu : on exigeait et l'on attendait de lui toujours davantage. Un cheval vieilli et ruiné, voilà ce qu'était le pauvre Bryenne : personne n'avait pensé à lui demander s'il ne voulait pas prendre une année ou deux de repos. De toute façon, on ne lui demandait pas s'il désirait quelque chose.

Bien que je suivisse de loin seulement ses derniers jours et ses derniers tourments (je ne me serais pas montrée dans une ville qui m'avait oubliée pour assumer mon veuvage, alors que je n'étais plus une épouse depuis longtemps), j'éprouvai une compassion amicale à l'égard de cet homme qui avait reçu beaucoup par moi mais aussi beaucoup perdu. Mes remords à son égard ont trouvé leur expression dans les lignes citées ci-dessus : j'espère que les générations futures garderont de Bryenne une image que la nature lui avait refusée.

Que Nicéphore Bryenne repose en paix. La mort lui sera plus légère que les nombreuses années accordées par Dieu.

Jamais je n'aurais pensé que l'homme que je n'avais pas vu depuis si longtemps pouvait me lier les mains de manière aussi inexplicable par un travail que je différais chaque jour. J'ai dû craindre, inconsciemment que, si je mourrais avant lui et qu'il eût accès à mon manuscrit, il ait un sentiment d'infériorité par rapport à sa femme. J'évitais de lui faire de la peine par de telles comparaisons depuis si longtemps que je continuais par habitude : je faisais attention de ne pas blesser mon mari. Mais c'est lui qui s'en est allé le premier.

Avant même qu'il ait eu quarante ans, je me suis assise devant mon bureau et la page blanche. "Maman, aide-moi !" priais-je la Doukas au lieu de la Vierge, aussi ne fis-je pas le signe de croix. J'avais posé exprès sur ce bureau une petite effigie de maman, dessinée lorsqu'elle était jeune par un peintre italien ; je voulais rencontrer sans cesse son regard, ses yeux bigarrés, puiser de la hardiesse dans l'expression de son visage : fier, décidé mais aussi rieur. Il avait bien saisi ma mère, l'Italien.

— Allons, me dis-je pour me donner du courage, même si je ne réussis pas, je n'aurai honte devant personne de mon échec. Le peu de gens dont l'avis m'était important ont été enterrés...

"Le temps qui coule irrésistiblement et d'un mouvement ininterrompu, entraîne et emporte avec lui tout ce qui est en passe de devenir pour l'engloutir dans un abîme d'oubli, aussi bien les événements indignes de retenir l'attention que ceux qui sont grands et dignes de mémoire et, comme le dit le tragique, il fait naître ce qui est caché et ce qui est paru, il le voile. Mais la science de l'histoire est une digue inébranlable qui s'oppose au torrent du temps : elle en arrête en quelque sorte le cours irrésistible ; des événements qui s'y déroulent, tous ceux qu'elle a pu saisir à la surface, elle les retient dans son étreinte et ne les laisse pas glisser à jamais dans les profondeurs de l'oubli.

C'est parce que j'en suis convaincue que moi, Anne, la fille des empereurs Alexis et Irène, née et élevée dans la Porphyra, qui non seulement ne suis pas étrangère aux lettres mais qui me suis encore attachée à la connaissance approfondie du grec, qui, sans avoir négligé la rhétorique, ai lu avec attention les traités d'Aristote ainsi que les dialogues de Platon, et qui ai mûri mon esprit par les quatre sciences (car il me faut bien divulguer, et ce n'est pas jactance, tout ce que je dois à des dons naturels et à mon goût pour l'étude, comme tout ce dont m'a gratifié le Dieu très haut, avec l'apport dû aux circonstances), je veux, dans cet ouvrage que j'écris, raconter les actions de mon père..."

Maintenant, déjà âgée de soixante-cinq ans, ayant tout juste achevé mon long travail, je sais beaucoup de choses sur la prose. Je cède à la tentation de dire : tout. Quiconque a passé cinq ans sans quitter son bureau, sauf pour des nécessités imposées par le corps (il exige nourriture, boisson, une heure de promenade et un tout petit peu de sommeil) a tout à fait le droit de le dire. Je puis maintenant expliquer à ceux qui sont tentés de devenir des chroniqueurs ce qui les attend.

Une galère : voilà ce qu'est la prose. Mille huit cent neuf jours et nuits : c'est ce que j'ai passé, clouée à ma chaise comme à la chaîne d'un vaisseau. Dehors, les saisons changeaient, les feuilles du laurier, devant ma fenêtre, étaient tantôt vertes et comme recouvertes de cire, tantôt tristement sombres ; la mer passait par toutes les nuances de l'argent, du gris et du vert ; les cieux, eux, avaient toutes les couleurs de l'arc-en-ciel. Trois fois par jour, la cloche sonnait, au monastère, la vie clapotait ou murmurait. Quelle vie, exactement ? Je ne sais pas, je l'avais chassée de mes pensées, je ne lui appartenais pas. A deux heures de route du monastère, Constantinople bouillonnait, le plus grand rassemblement humain de mon siècle. Un pouvoir en remplaçait un autre, on y gouvernait, complotait, jugeait, torturait, aveuglait, mentait et se trompait, ce n'étaient que des balivernes, un mélange de rêve et de fantasmagorie. La seule chose réelle, c'était la page sous mes yeux, les lignes sombres, tantôt lentes, tantôt impatientes, me dispensant généreusement satisfaction et peines.

Maintenant, je puis le dire avec une certitude que j'ai payée à l'avance : la prose ne reflète pas la vie ; elle est une existence complète, à part, parallèle. Elle a sa propre vie, indépendante de l'auteur même.

Moi, Anne Comnène, je connaissais à fond les héros de mon oeuvre, j'avais un avis et un jugement sur eux. Pourquoi, alors, dans ma chronique, sont-ils apparus avec d'autres visages et d'autres qualités, d'autres actions, bref, pourquoi sont-ils différents de ce qu'ils étaient ? Qu'y a-t-il de commun entre mon père et le héros de l'Alexiade ? Rien, je l'avoue. Est-il possible que la Dalassène et la Doukas de l'Alexiade, si incomparables, si merveilleuses et aimantes, soient ma grand-mère et ma mère ? Non, évidemment. Et le pauvre Bryenne ?

Mais alors, me dis-je, vieille, assez mal en point et facilement irritable, où suis-je allée prendre les héros et les héroïnes de l'Alexiade, puisque je ne les ai jamais vus et que je n'ai jamais demandé à les rencontrer ?

C'est une énigme. Des métamorphoses. Sainte Vierge, comme il est passionnant, finalement, de vivre, même lorsque chaque articulation vous fait mal et que la faiblesse vous fait tourner la tête ! Tenez, si j'étais morte jeune et forte, je n'aurais jamais autant appris. Par exemple, qu'une oeuvre apparaît et existe contrairement aux lois de la réalité. Mais peut-être en va-t-il différemment, peut-être est-ce moi qui lui prête une certaine autonomie pour que nous puissions communiquer comme deux êtres égaux ? Car je n'ai personne d'autre avec qui discuter et me disputer.

Je sens que ma fin n'est pas loin. Et, cette fois, Dieu a fait preuve à dessein de miséricorde à l'égard de la petite fille au front étoilé : il m'a accordé de terminer mon livre, habituellement, les écrivains meurent au beau milieu. Tout en lui étant reconnaissante, je suis prise de cupidité : qu'aurais-je encore appris, si j'avais vécu encore deux ou trois cents ans ? D'un autre côté, les douleurs seraient tout à fait intolérables.

Il y a une semaine, j'ai ordonné qu'on fasse venir Michel Italikos. Je vis depuis trop longtemps (le second quart de siècle depuis ma majorité) hors du monde pour pouvoir faire un testament. Je veux dire, pour savoir que léguer et à qui, etc. Michel Italikos pourra bien l'écrire : poète gentiment vaniteux, il a continué sa danse papillonnante autour du rayon lumineux du pouvoir ; Italikos chante pour le troisième basileus. Et toujours avec le même succès. J'imagine ce que ça lui coûte : une liberté de penser mesurée, qui doit compter avec la conformité. Au diable ! aurait juré maman.

Un papillon ? c'est un homme chauve et un peu gras, essoufflé par les escaliers et exhalant un parfum d'ambre qui se traîna jusqu'à moi. Il s'ébroua devant moi, hors d'haleine. Son sourire froid découvrit l'absence de plusieurs dents. Je ne me fais pas d'illusions : moi non plus, je n'étais guère séduisante : je n'ai pas un seul cheveu noir, quant aux blancs, ils se sont plutôt raréfiés. Me voilà couverte de petites rides, le teint jaune sombre, la taille alourdie par la prose. Sur leurs vieux jours, certains grossissent, d'autres se racornissent : c'est laid dans les deux cas.

Italikos parla avec force détails, je ne me souviens plus de quoi. Je remarquai en passant que la seule chose qui n'ait pas vieilli, chez lui, c'était le verbe : irréprochable. Notre galère était donc récompensée, me dis-je. Tout n'est pas sujet au vieillissement chez les écrivains. Je veux dire que beaucoup de gens n'y ont même pas droit.

Je demandai à Italikos d'écrire mon testament et il me promit de le faire. Après avoir consulté des juristes. Pour avoir un modèle, avec une louange raffinée en matière d'introduction.

Lorsque je le raccompagnai, je ne me posai même la question suivante : était-ce bien là le corps que j'avais follement désiré, était-ce l'homme qui m'avait à ce point possédée que j'avais laissé échapper le trône byzantin ? Pourquoi me poser des questions dont je savais d'avance les réponses. Mais j'avais une autre raison de ne pas me les poser : nous n'aimons pas nous rappeler un échec qui ne tient qu'à nous.

Depuis peu, je deviens délicate, comme tous les vieux : dès qu'Italikos fut sorti, j'essuyai avec mon mouchoir la poignée de la porte, les bras du fauteuil dans lequel il s'était assis. Je me console à la pensée que j'ai encore conscience d'être ridicule. Demain, il est possible que les mêmes actes me paraissent intelligents. Seigneur, épargne-moi cela ! Je le prierais bien mais je sais que les prières ne servent à rien.

Aujourd'hui, sur la tombe de maman a fleuri le premier œillet : pourpre, avec de petites gouttes de rosée telles des perles anciennes. Le couchant de ce début d'été était féerique, incomparablement limpide sur la mer d'un blanc argenté. Tout au loin flottent des îles. Pourquoi n'ai-je pas parcouru îles et littoraux, pourquoi n'ai-je pas contemplé jusqu'à pleine satiété... Oui, mais en revanche, j'étais la fille d'un roi. Et j'ai écrit un livre.

L'histoire indique très précisément la date de ma naissance : à l'aube du deux décembre mille quatre-vingt trois. Mais la date de ma mort est inconnue. Elle ne regarde que moi. Et puis, quiconque le désire peut bien se dire que je suis toujours parmi vous.

Traduit du bulgare par Marie Vrinat

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