Temps imparfaits (extrait)

LIVRE I
I

Papa et maman se fiancèrent en octobre 1927. Maman venait d’être nommée professeur d’histoire à l’Ecole d’agriculture de Sadovo; elle s’y rendit. Le mariage fut remis aux prochaines vacances d’été.

Une fois fiancé, mon père s’avisa qu’amener une jeune mariée dans un meublé, cela ne se faisait pas: un homme ne convole en justes noces que s’il a une maison – chose que personne chez les Moutaftchiev n’avait possédée. Aussi se lança-t-il vaillamment dans une activité que, à vrai dire, il pratiquait volontiers, l’emprunt. Fort heureusement, cinquante ans plus tôt, tout de suite après la Libération, le jeune Etat avait attribué à chaque conscrit (aux combat­tants contre le sultan, comme on les appelait alors) une parcelle de 250 mètres carrés dans la banlieue qui reçut le nom de «quartier Opalchentzi[1]». Mon grand-père l’opalchenetz ne put naturellement jamais songer à construire. Pendant cinquante ans, le lopin de terre resta à l’état de terrain vague. Des cabanes de deux pièces l’entourèrent, construites par les anciens combattants de la Grande Guerre et les réfugiés des guerres.

Moutafchiev disposait donc de la base: un terrain constructible. Il ne lui restait plus qu’à l’hypothéquer pour bâtir la maison. J’allais dire «sa» maison, mais elle appartenait de droit à toute une série de banques, l’hypothèque ne couvrant pas même le quart du prix de construction. D’autant que Moutaftchiev entendait loger aussi sa mère, sa sœur encore célibataire et son neveu orphelin: il fallait un étage.

Quel optimisme hardi devait inspirer ce fiancé-là, qui s’enfonçait dans les dettes jusqu’au cou tandis que s’élevait un ouvrage architectural d’aspect plutôt douteux, étroit et haut, et qui resta sans crépi pendant une dizaine d’années. La bâtisse, construite sur cinquante mètres carrés, avait une cave à charbon, ordinairement inondée, et, en hiver, gelée, tuyauterie comprise. Le rez-de-chaussée et le premier comportaient chacun trois pièces. Un escalier en bois relierait plus tard les étages; en attendant de pouvoir l’acheter, les jeunes mariés grimpaient à une échelle de peintre. Cette drôle de bicoque, construite avec un tel souci d’économie que l’on se passa de béton, couvrit mon père de dettes dont il n’arriva pas à payer, de son vivant, les intérêts (à 12%). C’est que le monde entrait dans ce cataclysme économique inédit, la Grande Dépression, qui allait être la cause de tant de faillites et de suicides. Moutaftchiev, lui, vivait heureux, dans l’attente de joies qu’il avait ignorées durant quarante-six ans: une épouse, éventuellement des enfants, et même une maison.

Le mariage était programmé pour l’été suivant. Mais un événement de plus grande portée eut lieu en avril 1928: le tremblement de terre de Tchirpan. Sadovo, situé non loin de là, subit de fortes secousses, la terre se fendit, des maisons s’écroulèrent. C’était la panique, les communications étaient coupées. Petar s’y précipita et trouva sa fiancée vivante mais logée sous la tente. Les mœurs de Sadovo ne prévoyant pas la cohabitation de deux célibataires, ils décidèrent d’avancer leur union officielle et se dirigèrent vers Sofia, à pied, en charrette, et, sur la fin du périple, en train. Ils avaient des ailes. Deux fiancés en plein avril verdoyant…

Mais il fallut patienter jusqu’à la fin de la semaine sainte. La bénédiction eut lieu à Banichora, dans l’église paroissiale St-André. Il y avait les témoins (Ivan Rounevski, qui avait combattu au front avec mon père, futur avocat, et Véra, sa femme), les parents, les frères, les sœurs – et c’est tout. La mère de Nadia pleura. Non par respect de la tradition. Ce qui la chagrinait, c’était le couple que formaient sa fille aînée, si belle, et son gendre, tellement plus vieux et pas vraiment beau. Ma grand-mère, qui ne soupçonnait pas l’existence des théories eugénistes, aspirait néanmoins à une postérité racée. Et elle se disait: dommage…

Il n’y eut ni musique, ni repas, ni même robe de mariée – les deux familles éprouvaient un mépris total pour le mariage comme institution, et, plus encore, comme sacrement. Là-dessus, elles s’accordaient.

En attendant les vacances, les jeunes mariés ne se rencontraient que le dimanche, dans leur maison – leur gourbi, faudrait-il dire. Même après qu’elle eut été quelque peu aménagée, cette maison ne changea pas beaucoup. Voici comment était notre étage: deux pièces, une cuisine et un couloir (les toilettes étaient au rez-de-chaussée). La pièce la plus présentable était le bureau de mon père. Il était orienté au sud mais ses fenêtres, très étroites, ne laissaient entrer que peu de lumière. Son ameublement se réduisait à quatre étagères rudimentaires bourrées de livres, un petit canapé de velours vert, un tapis vert et rouge tissé par baba Donka, un poêle en faïence lie-de-vin et une chaise-longue usée jusqu’à la corde, qui accueillait les méditations et la sieste de mon père. Une bonne partie de la surface était occupée par le lourd bureau en hêtre massif qui avait suivi Moutaftchiev au gré de son parcours professionnel. Maintenant que son repaire lui appartenait, pour plus de somptuosité, mon père peignait le bureau d’un rouge vénitien inimaginable, mélangeant à la teinture de l’œuf et du lait, appliquant sans doute une recette de ces fresques moyenâgeuses qu’il avait étudiées dans sa jeunesse. Le fait est que ça en imposait. Et que ça contribuait, avec l’épaisse fumée de tabac, à l’obscurité ambiante.

Les deux fenêtres de la chambre à coucher étaient disposées à angle droit. Il y avait deux sommiers à ressorts, montés sur des tréteaux en bois d’échafaudage – probable vestige des travaux de maçonnerie –, et une petite armoire à glace à deux portes – probable cadeau de mariage de seconde main. Rien d’autre. Dans la cuisine: un divan, une table, une cuisinière. Il n’y eut l’eau courante que plus tard, cette pièce étant initialement destinée à servir de bureau à maman, qui n’avait nullement besoin d’un bureau.

Le concept de regroupement familial ne tarda pas à se révéler inopérant. Ayant disposé sans partage de mon père comme pourvoyeur de biens et de soins, sa mère et sa sœur n’admirent pas la nouvelle et tardive concurrente. Regards de travers, paroles abruptes… jamais elles ne lui pardonnèrent d’être pauvre: comme si ça ne suffisait pas, qu’elles le fussent, elles! Et puis, elle était maigre et pâle, comparée à leur constitution physique avantageuse. Suivant la bonne vieille coutume bulgare, la parentèle de mon père ne prononça aucun mot gentil sur ma mère jusqu’à une époque tardive. Ils faisaient mine d’ignorer que je ne leur rendais visite que sur ordre de ma mère – mon père trouvant ces contacts superflus.

Timide, sensible, maman pouvait se montrer ferme quand sa dignité était en jeu. Après avoir pleuré tout son saoul, elle déclara qu’elle ne vivrait pas dans une famille incapable de lui rendre justice. Et, par une nuit de mai, une décision étrange fut prise: Nadia accepterait un poste d’institutrice à Pernik, c’est-à-dire moins loin que Sadovo, et les jeunes mariés se rencontreraient comme avant, le dimanche. Ah, qui ne voudrait revenir, au bout d’un mois de mariage, aux claires amours prénuptiales?…

L’été s’annonçait. Différents par leur âge, leur tempérament, leurs envies, mes parents s’entendaient sur bien des points. La passion de la randonnée en était un. Justement, Moutaftchiev étudiait, depuis un an, les monastères de Stara Planina, et il avait besoin de compléter ses recherches par deux mois de travail sur le terrain. On n’a plus qu’une vague idée de ce que pouvaient être les transports, le confort touristique, les infrastructures de la Bulgarie de l’époque. Des sentiers, ou, au mieux, des chemins creux, reliaient les villages. Ne parlons même pas des monastères. Aucun établissement public, pas même des gîtes pour passer la nuit. Le tourisme s’improvisait en tout amateurisme, pour le meilleur et pour le pire.

Les époux tassèrent des vêtements, un peu de nourriture et une couverture dans leurs sacs à dos. L’équipement fut complété par l’appareil photo de l’université, deux douzaines de plaques (de verre, et qui pesaient ce que pèse le verre), du papier et de l’encre. C’était un couple fort et endurant, que les contretemps de la route n’intimidaient pas. Ils prirent le train jusqu’à Lakatnik, par le défilé, et continuèrent à pied jusqu’à ce vieux monastère bien caché qu’est Sedemte Prestola, puis, cap toujours à l’est.

Adieu, pesanteurs familiales! Place à la solitude, à la liberté, aux paysages inviolés… Quand je me rappelle comment nous profitions, mon frère et moi, de chaque journée de liberté pour foncer vers la nature sauvage, vers l’indompté, je devine combien nos géniteurs l’ont aimé. (A l’époque, d’ailleurs, le domestiqué l’était peu.) Sous le signe de leur prochaine séparation (à Pernik!), les amoureux goûtaient leurs jours les plus doux. N’étaient-ils pas, de surcroît, chargés d’une mission scientifique?Mieux qu’un simple congé, un plaisir complet. La jeune mariée était heureuse de pouvoir s’associer aux travaux de son époux. Intelligente, inventive et consciencieuse jusqu’à la pédanterie, elle le fut, certes, jusqu’à la fin de ses jours; mais elle n’exerça plus ses dons. L’expérience resta, pour elle, unique.

Les photos de l’expédition nous les montrent heureux. Moutaftchiev, infiniment sérieux, avec une nuance protectrice envers le jeune être qui s’est abandonné à lui. Nadia, sourire façon Joconde aux lèvres, un de ces sourires teintés de perplexité. Peut-être, la déception d’avoir perdu son autonomie. Ou bien, l’attente de la maternité qui tardait, alors qu’elle avait promis à son vieux mari de lui fournir immédiatement une descendance.

Elle ne savait pas encore qu’elle avait conçu un enfant – une grossesse en fleur, dans les fleurs. Mon penchant obstiné pour la sauvagerie faisait soupirer Nadia jusque dans sa vieillesse: «On les fait à la belle étoile, après, on ne peut plus rien en tirer. Des sauvages…»

L’été apporta un autre événement décisif: Baba Dona eut une congestion cérébrale et mourut. En août. À peine rentrée, maman eut des nausées et comprit qu’elle était enceinte; elle maigrit encore. Ces deux changements éliminèrent la variante Pernik. Surtout que Petar déclara que tant qu’il serait vivant, lui, futur père, ne laisserait pas sa femme travailler.

(Je n’ose même pas imaginer comment j’aurais réagi, si un de mes partenaires avait fait pareille déclaration. C’est sûrement pour ça qu’aucun n’en a fait. Oh, suis-je bête! De nos jours, un mari ne trouve rien à redire à ce que sa femme trime, du moment qu’elle rapporte de l’argent. Au contraire.)

L’hiver 1928-1929 a marqué les mémoires. Il faisait si froid que même la mer Noire gela. Pliée en deux malgré son gros ventre sous le plafond bas de la cave, Nadia dégelait les tuyaux à la lampe à pétrole. Petar menait ses recherches solitaires, il lisait, il écrivait, mais il ne parlait pas. La poste faisait pleuvoir des polices protestées et des rappels de dettes impayées. Chaque repas demandait à Nadia des efforts d’imagination depuis la veille. Pas de sorties amicales ni culturelles. Le soin de la maison, mal finie et nue, lui incombait entièrement. Lui ayant donné toute liberté d’organisation et les pleins pouvoirs pour gouverner le ménage, Petar devait s’estimer quitte… Faut-il s’étonner que durant ce cruel hiver, chez Nadia, l’enthousiasme de partager la vie d’un homme d’esprit et de morale soit parti en fumée? Il ne lui restait, pour s’accrocher, que sa patience, grande il est vrai, mais c’était là une vertu que Nadia n’avait jamais prisée.

Les premiers jours du printemps apportèrent un peu de soulagement. Le froid diminua. Le quartier Opaltchentzi, faute de pavage, se couvrit de boue. Un cousin de papa arriva de Bojentzi; en Bulgarie, quand on a de la famille quelque part, on ne va pas à l’hôtel. Maman eut juste le temps d’apporter la literie dans le bureau de papa: les contractions commençaient.

D’après les conceptions de mon père, une femme sur le point d’accoucher ne se rendait à l’hôpital qu’en fiacre. De l’argent pour le fiacre, il n’en avait point. Heureusement, le cousin lui en prêta. Petar courut à la gare et loua un fiacre. Mais le véhicule ne put s’approcher de la maison. Nadia pataugea dans la gadoue deux rues plus loin. Les chevaux l’emmenèrent encore deux rues plus loin, où elle fut débarquée, en face de la maternité de l’Hôpital universitaire, seul endroit où accouchaient gratuitement les femmes de Banichora et autres créatures rejetées.

En pleine nuit, on amena maman dans la salle d’accouchement. Le docteur Milev (futur professeur de gynécologie), était de garde. Ce fut long, mais pas trop, pour une primipare. Je naquis le 28 mars à neuf heures cinq. Durant le mois de Mars, le jour de Jupiter, l’heure de Vénus, d’après ceux qui font leurs calculs sur ces sortes de tables logarithmiques pareilles au calendrier perpétuel. Je ne jurerais pas que c’est vrai.

Dans la chambre, il y avait trois accouchées et leurs bébés. Mon petit lit était derrière la porte – mauvais signe, pour Nadia, qui se fiait à ses pressentiments, souvent catastrophiques. Contre les funestes présages jouait l’aspect du rejeton, blanc et rose, bien fini, calme et tranquille, peu braillard.

Ce matin-là, mon père alla chez le photographe. «Portrait de Petar en père!» – disait-il en exhibant la photo comme on le ferait d’une cicatrice. Il a une expression inaccoutumée, anxieuse. Comme s’il venait de couler ses vaisseaux. Comme si la paternité l’avait troublé plus que les guerres, les chamboulements de l’après-guerre et la Grande Dépression. Il avait raison. Il n’y a pas dans notre vie de cataclysme plus cruel, plus lourd d’inconnu.

II

On me ramena à la maison sans fiacre, parce que c’était le printemps et qu’il faisait soleil.


Remarques

[1] Opalthcenetz, pl. opaltchentzi: nom donné aux volontaires de l’armée bulgare qui participèrent à la guerre russo-turque de 1877-1878.

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