Le téléphone

Le téléphone se mit à sonner, d’une sonnerie perçante même pour lui. Oui, car Hana qui dormait l’avait débranché. C’était le matin et, comme tous les matins en ce moment, il se sentit douloureusement tendu d’être déconnecté. Ses entrailles sonnaient sans le moindre espoir que sa propriétaire le décroche. «Encore une occasion manquée de communiquer, encore une rencontre ratée sur l’autoroute des relations humaines si inconstantes», se dit-il avec amertume… Il n’était pas doté de cœur mais, chaque fois que sa sonnerie était éteinte, il pensait que les humains devaient éprouver la même douleur lors d’une crise cardiaque. D’horribles pointes dans l’écouteur. Comment, en fait, Hana pouvait-elle s’imaginer qu’elle était ouverte aux contacts avec ses semblables, alors qu’en le débranchant elle les empêchait régulièrement de la contacter… Le téléphone savait qu’elle ne pouvait résister longtemps à l’isolement qu’elle s’imposait, alors il attendait patiemment d’être rebranché pour que son sang se remette à circuler dans le fil.

Son sang se composait de sons. D’étranges piaulements et un grésillement, tels les signaux de lointaines galaxies. Des voix humaines. Les bruits qui les accompagnent. La vaisselle qu’on heurte, le chuchotement de voix lointaines, celles de stars de cinéma, un frottement d’allumette, quelqu’un qui recrache sa fumée, Portishead, crise d’hystérie en arrière plan, douce musique classique, cris d’un bébé, bonnes nouvelles, mauvaises nouvelles, pas d’nouvelles. Il y avait le bruit de la rue, des coups de klaxons, parfois le vrombissement d’un moteur d’avion, d’autres fois celui d’un marteau-piqueur. Souvent, les interlocuteurs n’arrêtaient pas de parler, parler, parler, mais lui, on ne pouvait pas facilement lui mentir et il entendait ces gens toujours en train de se taire, se taire, se taire, derrière le flot de paroles qu’ils se déversaient mutuellement. À de tels moments il se sentait oppressé et espérait secrètement que sa batterie se décharge. Par obligation il était toujours la tierce personne dans des situations de divorce, désengagement, déception, désillusion et autres mots commençant par «dé-». Même le silence de la nuit, quand tout le monde dormait et ne parlait plus au téléphone, ne l’effrayait pas autant. Il préférait sans hésitation que personne ne parle, même si le silence des voix humaines allait douloureusement circuler dans ses veines, tel le sang contaminé d’un malade sans espoir de guérison.

Il y avait différents types de silences, ou plutôt des silences provoqués à dessein. Ces mêmes silences mettaient en question les mots, les pensées et le patriotisme des interlocuteurs, qui ne soupçonnaient même pas que les fils étaient la corde à laquelle ils pourraient être pendus si, par exemple, quelqu’un déclarait quelque chose du genre: «J’aime beaucoup le beurre PRESIDENT». Le silence levait subitement la tête comme un cobra, se rassasiait le plus possible d’audible et n’oubliait pas de marquer dans des registres digitaux bien définis qu’il fallait analyser le contexte dans lequel était utilisé le mot PRESIDENT. Celui qui aimait le beurre PRESIDENT pourrait être un danger pour la sécurité nationale. Indémontré, inconscient, introuvable, inconnu, illégal, indéfinissable, incommode. Bref, un membre potentiel de la société de l’Axe du Mal. Un terroriste de grande classe, sans même qu’il s’en rende compte. L’énergie des machines spécialisées dans la Production de Silence Artificiel coulait dans le téléphone tel le liquide abominable utilisé pour la coloration des organes internes en coloscopie, illuminant tous les mots d’une couleur étrange et macabre. Le téléphone restait figé dans des constatations déprimantes sur l’inéluctable fait qu’il était fabriqué en plastique, d’où son impuissance et toutes les conséquences tragiques et insurmontables qui en découlaient. Il était l’éternel témoin muet et cela était lourd à porter.

Les nuits semblaient comme tirés d’un livre de Chandler. Sans boire ses cocktails «Gimlets», il trônait d’un air sombre sur le bureau de Hana tout en contemplant les reflets bleu-noir des stores que seul le passage d’une voiture dans la rue faisait légèrement frémir. Sur les murs de la pièce s’étalaient, telle des beautés déjà fanées et complètements ivres, les lettres C O C K T A I L S. Oui, il était seul, comme un misérable détective privé à l’intelligence encore intacte, en dépit du nombre de cas choquants par leur absurdité qu’il avait résolus. Les conversations qui coulaient dans ses fils étaient parfois aussi ennuyeuses que des tueurs à gages sans travail, des femmes au foyer prêtes à payer pour avoir des photos compromettantes de leur maris, des enfants disant souvent des gros mots du genre «britneyspears», malgré les efforts de leurs parents qui versaient des sommes exorbitantes pour les placer dans des écoles où on leur apprenait à croire en Dieu. Les parents rêvaient que leurs enfants intègrent une communauté religieuse qui leur assurerait un avenir conforme à toutes les règles. Quant aux enfants, ils ne pensaient à rien d’autre qu’à dégoter dans leurs ordinateurs quelque chose de nouveau et d’interdit car, en dehors de ces machines, tout ce qui était avant interdit, était déjà dépassé et accessible.

Pendant les longues nuits balafrées le téléphone disposait de tout le temps nécessaire pour réfléchir sur ce qui s’était passé la veille ainsi que les jours précédants. Foutue occupation, quand on sait qu’en descendant l’escalier des lettres reflétées sur le mur on peut se trouver dans un endroit où il est tout à fait possible de voir une blonde platinée tapoter nerveusement le comptoir avec sa parfaite manucure, tandis qu’un millionnaire «dot.com», un nouveau riche, lui dit derrière ses Oliver People embuées: «Baby, j’ai un browser d’enfer, si on allait s’ faire un p’tit tour chez moi?»

Il aimait s’inventer des films, ce qui n’était pas difficile car les événements accumulés dans les conversations de la journée auraient suffit à construire plusieurs Hollywood. Il éprouvait pour Hana une bonté condescendante, en fin de compte ils avaient tous les deux grandi devant la télé. Il regrettait seulement qu’elle dorme la nuit et manque ainsi un temps précieux pendant lequel elle aurait eu la possibilité de rester silencieuse et éventuellement de prendre conscience de sa condition «de plastique». «Mais à chacun son destin», pensait le téléphone en poussant un soupir tout en s’abandonnant à la solitude sans aucune résistance. Il s’avait qu’on ne pouvait pas résister à la solitude. On l’a ou on ne l’a pas. Ou les voix qui nous traversent quotidiennement font partie de notre sang, ou nous nous tourmentons sans cesse qu’elles ne le fassent pas. Ce qui le réconfortait dans son silence.

Par vocation il était le témoin du monde entier. Depuis sa fabrication, il n’avait manqué aucun événement. Son inventeur n’avait jamais songé à l’énorme responsabilité que sa création devait assumer en silence devant l’humanité. Aussi la sagesse du téléphone était-elle immense. En fait, pour plaisanter il se trouvait des ressemblances avec Bouddha. Dans certaines des métamorphoses subies par son look, il était aussi pansu que Bouddha. Et comme Bouddha, il savait que tout était dans le présent. Chaque conversation, chaque naissance annoncée, chaque mort, chaque guerre à venir, chaque tremblement de terre désastreux, ainsi que tout le reste n’étaient pour le téléphone qu’une continuation du silence où rien ne se passe. Généralement les nombreux bruits cédaient au silence entrecoupé de grésillements. Il ne se sentait ni heureux, ni malheureux. Il était, tout simplement. Les gens ne le comprenaient pas, ne l’apercevaient pas, ne pensaient pas à lui, mais il savait que tout ceci n’était qu’une dangereuse illusion. S’il n’existait pas, tout se serait arrêté et ils auraient retrouvé peu à peu, lentement, un monde inconnu pour le téléphone, où prédominait le silence causé par le manque de communication. C’était un esprit romantique et il pensait que seul ce vieux monde, dans lequel les gens ne pouvaient communiquer librement, pourrait les préserver de ce qui les attendait. Mais qu’est ce qui les attendait en fait? Le téléphone ne LE savait pas exactement. Il avait comme un pressentiment, comme un léger malaise [1] dans ses entrailles fabriquées à Hong Kong, qui ne prédisait rien de bon…

Il n’arrêterait jamais de réfléchir sur l’absurdité de sa vie. Des fins doigts d’origine asiatique l’avaient retiré de la chaîne de fabrication pour le ranger dans une boîte qui s’était retrouvée sur un bateau à destination de l’Amérique. Successivement chargé et déchargé de camion en camion, il avait fini par atterrir dans un magasin. Là, on l’avait rangé avec des dizaines de ses confrères sur des dizaines de rayons dans des dizaines de super centres commerciaux, dans le seul super-Etat. Très vite, on avait baissé son prix et il avait été acheté par une hystérique ordinaire d’origine américaine (si une telle origine existe). Comme tout le monde dans ce super-Etat, elle voulait elle aussi maintenir le contact avec ses semblables vivant dans différents Etats et continents. Cela devrait être quelque chose de normal et de raisonnable… Ça l’était au début de son séjour, du moins, c’est ce qu’il avait cru.

Il était si heureux quand il était arrivé dans la maison de Hana. Tout neuf, muni d’un écran diffusant nue lumière verte et apaisante, il frissonnait de plaisir quand elle le prenait entre ses doigts effilés aux ongles couverts d’un vernis argenté. Le souffle coupé, il n’arrêtait pas d’écouter ces conversations infatigables, il s’enivrait de la voix de Hana, son haleine de menthol lui montait à la tête et il disparaissait dans sa belle chevelure. À chaque conversation il apprenait à mieux connaître sa maîtresse et admirait le monde des humains si riche en événements et en aventures. Les journées du téléphone ressemblaient à un kaléidoscope au travers duquel les gens de la vie de Hana, se mouvaient et se croisaient de manière émouvante et imprévisible. Mais, avec le temps, il commença à avoir l’impression que tout se répétait: chaque conversation, chaque intonation, les mots propres à une situation, les situations mêmes, tout se répétait avec un ennui de plus en plus désespérant. Si dans le kaléidoscope la combinaison de couleurs était infinie, ce n’était pas le cas dans la vie des humains. Et, un beau jour, le téléphone comprit que rien n’avait changé depuis le moment où il était entré dans la maison de Hana. Au départ cette pensée lui parut horrible mais il s’y résigna peu à peu. L’âge y était aussi pour quelque chose… Il commença à avoir froid entre les mains de sa maîtresse. Elle, à son tour, se mit à le serrer de plus en plus, lui provoquant quelques malaises. C’est alors qu’il se rendit compte que la voix de Hana l’agaçait. Il la surprenait à dire des mensonges, non en paroles, mais dans les intonations. Son rire était devenu quelque peu sec et grossier, la mélodie de ses phrases tendue. Elle sifflait entre ses dents des mots pleins de sarcasme, ce qui était mortel pour le téléphone. Il avait suffisamment vécu pour savoir que ce n’était pas un signe de bonheur. Les murs de l’appartement avaient perdu leur blancheur; le téléphone comprit qu’il enviait l’araignée occupée à filer des toiles. Au moins elle faisait quelque chose de sensé, elle créait quelque chose, même si la femme de ménage détruisait régulièrement son œuvre. Il lui semblait que même l’air était devenu vieux, comme tous les gens qui le respiraient.

«Le monde des humains est à sa façon éphémère, se dit le téléphone. Les gens apparaissent et disparaissent souvent sans prévenir. Vu à partir de mon silence en plastique, tout cela me paraît bien abnsurde. Je voudrais pouvoir croire en Dieu», soupira-t-il en attendant le réveil de Hana. Il n’était pas sûr que Dieu existe, mais cette question lui donnait l’espoir que tout n’était pas aussi prosaïque. Ou plutôt, que ce prosaïsme était planifié par quelqu’un. Quelqu'un avait décidé que tout suivrait un plan déterminé et qu’il n’y avait rien de grave, ni d’accablant en cela. Pour le téléphone, le sens de la question «Dieu existe-t-il?» résidait dans le fait de la poser. Si la question existait, c’est qu’il y avait toute de même de l’espoir. Cela lui permettrait de mieux supporter la douleur causée par l’effort de retenir le son en soi, douleur qui se faisait de plus en plus lancinante chaque matin. À cette pensée, quelque chose en lui craqua, d’abord doucement, ensuite avec plus d’insistance, et le téléphone décida que, lorsqu’on arrivait à ce stade de réflexions, il valait mieux s’abandonner à la méditation.

Traduit du bulgare par Krassimira Tchilinguirova



Remarques

[1] En français dans le texte original (N. d T.).

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