Mille dollars
J’avais oublié que la veille j’avais demandé à mon doux dingue de père de me réveiller. Il a failli me prendre en flagrant délit. Non seulement on n’a pas de réveil, mais les serrures des portes sont détraquées et ne ferment pas bien. Je ne peux pas me permettre demettre un taquet. Heureusement qu’il a eu l’idée de frapper. Il faut sans doute que j’explique pourquoi à vingt-sept ans je dois cacher ma petite amie: mon père a pété les plombs après la mort de maman. Il ne supporte plus les femmes. Il menace de me foutre dehors si je continue d’amener des salopes à la maison.
- Tu ne devais pas aller en cours? a-t-il dit en toussotant. Pour être franc, je ne crois plus que tu aies repris tes études.
- Je te l’ai dit hier soir.
- Je ne te crois pas, a-t-il tranché en essayant de voir s’il y avait quelqu’un derrière moi. C’est pas la première fois que tu me mens. Mais fais ce que tu veux.
- OK, Papa. Merci de m’avoir réveillé.
J’étais allongé sur le côté, appuyé sur le coude. De cette façon, on ne pouvait pas voir Dessi, qui étaitcachée sous ma couverture. Elle était couchée sur le ventre, la tête enfouie entre les deux oreillers. De ma main libre je la caressais doucement. Papa avait un regard furibond. Finalement il a fait demi-touret a fermé la porte. Dessi s’est relevée comme si elle allait faire des pompes. Ses seins étaient lourds et se balancèrentlégèrement.
- A moi, tu m’as dit que tu avais un match de boxe.
- Exact. Ce soir j’ai un match de boxe.
- D’après ton père tu vas aller encours.
- Il fallait que je soissûr de me réveiller à temps. Si je rate l’heure de la pesée je perds mille dollars.
- Je ne te crois pas.
- Tu me verras bien à la télé, ce soir, non?
Il fallait que je me lève, si je voulais gagner mille dollars. J’avais arrêté de boxer depuis plus d’un an. On avait fait appel à moi de façon inattendue. Apparemment, ils avaient besoin d’un boxeur de ma catégorie. J’ai calculé qu’il ne restait qu’une dizaine de jours avant le match. Je n’avais pas le temps de me mettre en forme. Juste celui de perdre les kilos en trop. J’ai seulement demandé combien je gagnerais. J’étais dans la dèche.
- Tu mens, a dit Dessi, qui avait de nouveau enfoui sa tête entre les oreillers. Pour les entraînements, pour tout le reste.
- Je ne te mens pas! me suis-je exclamé. Tu dis qu’on ne fréquente pas des endroits intéressants. Si je gagne les mille dollars[1], on ira où tu voudras.
- Je ne te demande rien!
Je me suis affalé précautionneusement sur elle et j’ai senti ses deux fesses toucher mon ventre. Je ne pensais plus. Qui peut penser dans un tel moment? La plupart des gens ne se disent d’ailleurs même pas les bêtises que nous nous disions. J’étais sûr que bientôt tout rentrerait dans l’ordre. J’allais gagner mille dollars en trente-six minutes à peu près. Évidemment, si j’arrivais à tenir debout douze rounds. Mais le match pouvait aussi s’arrêter avant. J’avais décidé de prendre le risque. J’allais attaquer dès le début. Advienne que pourrait!
Je passais avec Dessi toutes mes soirées et d’habitude aussi les journées. Mais depuis quelque temps, je sentais que tout avait pas mal changé. Maintenant ça l’agaçait que le soir on soit obligé de s’introduire dans la chambre sur la pointe des pieds. Elle en avait marre d’être aux aguetsà cause de mon doux dingue de père. Par dessus le marché c’était comme si elle venait de comprendre que je n’avais ni voiture ni argent.
- Et maintenant tu me proposes de sortircomment? amarmonné Dessi, déjà complètement habillée. Dois-je descendre par la fenêtre?
- Je vais occuper l’attention de mon père, entre-temps tu sortiras sans problèmes.
Après mille matins pareils à celui-là, la technique était rôdée. Aujourd’hui on s’était vraiment levés plus tôt, parce que je devais me peser pour le match. A cause de mon père j’avais inventé que j’allais en cours. Je savais combien il voulait que je reprenne mes études supérieures. Je me permets parfois de mentir pour faire plaisir à quelqu’un si je ne peux pas le faire d’une autre manière. Plus tard, je retournerai à l’université. Mais maintenant, la priorité, c’était les mille dollars. Comme ça, Dessiresterait plus longtemps avec moi. Je lui achèterais des fringues comme faisaient les autres. Et après nous partirions quelque part pour quelque temps.
- Dès que tu m’entends tu y vas, ai-je dit. J’ai essayé de l’embrasser, mais elle a tourné la tête. Elle avait un petit nez et des yeux foncés, presque noirs, que j’avais également envie d’embrasser. Tout va s’arranger.
- Non, rien ne va.
- Ce soir, si j’arrive à lui assener un direct du droit, j’ai une chance de gagner. Et on m’invitera de nouveau.
- Même quand tu étais bon, tu faisais seulement deux ou trois matchs par an, a-t-elle dit en élevant la voix. On ne vit pas avec ça.
- La boxe professionnelle ne fait que commencer chez nous, ai-je expliqué avec un geste d’impuissance. Il est difficile de trouver quelqu’un qui veuille blanchir son argent.
- Chez nous, l’argent n’a pas besoin d’être blanchi. Ce qui est important, c’est d’en avoir...
Je ne faisais pas partie de ceux qui avaient fait du fric ces dernières années. Je n’avais pas envie de faire partie d’un groupe mafieux, je n’avais pas envie d’obéir à des ordres idiots. Je n’ avais pas envie de faire tout ce que les gens autour de moi faisaient. Depuis un an et demi, la chose la plus importante avait étéla maladie et la mort de maman. L’autre chose qui comptait pour moi, c’était Dessi. J’ai fait un geste de la main et je suis allé dans la cuisine. Il n’y avait personne.
- Papa, tu t’es recouché ? ai-je demandé afin qu’elle entende ma voix. J’y vais. Ciao!
Dehors, au coin de la rue où elle m’attendait d’habitude, il n’y avait personne. Je n’ai pas compris comment elle avait disparu si vite. J’ai regardé encore une fois à droite et à gauche et j’ai couru vers l’arrêt de bus, parce que j’étais déjà en retard. Je me suis rassuré en me disant qu’elle réapparaîtrait certainement le soir. La pesée et les heures qui l’ont suivie ont passé lentement. Mais avant de monter sur le ring, pendant que je cherchais des yeux Dessi, j’ai eu l’impression que depuis qu’on s’était séparés, quelques secondesseulement avaient passé. Je ne savais rien de mon adversaire. Dès le début je m’étais préparé à le chercher d’un direct du droit. Je n’ai pas entendu les instructions de l’arbitre ni le bruit du gong. Et je ne me souviens même pas à quel round j’ai subitement vu au-dessus de moi un visage déformé.
-Comment tu t’appelles? demandait le médecin, qui avait des lèvres charnues et une verrue sous l’œil. Tu te rappelles comment tu t’appelles?
- Kostadin.
- Et ton nom de famille? a-t-il continué. Il voulait s’assurer que j’avais repris conscience. Tu te souviens quelle date on est aujourd’hui?
- Même si je n’étais pas K.-O., docteur, je ne saurais pas quel jour on est aujourd’hui.
Je ne me suis souvenu que du bourdonnement dans la salle, du bruit de la douche glaciale et de nouveau des paroles du médecin. L’arbitre, qui se foutait de moi,est également resté un certain temps dans les vestiaires. Je suis sorti et j’ai traîné un peu dans la nuit devant la salle. Je serrais mes tempes entre mes mains. Mon cerveau était surchauffé: il brûlait. Bientôt, j’ai su que Dessi n’apparaîtrait pas, même dans une heure. J’ai marché un peu à pied, j’ai arrêté un taxi et je suis rentré à la maison. J’ai donné au chauffeur la coquette somme de vingt dollars et je lui ai dit de garder la monnaie.
Dans le salon mon doux dingue de père regardait la télévision.
- Je pensais qu’il m’avait descendu avec un crochet du droit, ai-je dit car on retransmettait mon match. Et il s’avère que c’est son crochet gauche qui a été décisif.
- Tu finiras en hôpital psychiatrique, s’est-il exclamé et il a éclaté de rire. Alors comme ça, il allait à la fac, l’idiot …
J’ai haussé les épaules et j’ai fait une mine qui n’exprimait peut-être rien, puisqu’il ne me regardait pas. J’entendais de nouveau au-dessus de ma tête l’arbitre qui comptait. A la fin il a dit «Dix! Out!» Et il a agité ses deux mains au-dessus de sa tête pour indiquer la fin du match. Je n’ai pas pu me relever, même avec l’aide du médecin et du chronométreur. Heureusement que je me souvenais au moins de mon nom. Et que j’ai pensé à prendre les dollars avant de partir. Maintenant je regardais les billets s’échapper les uns après les autres de mes mains. Après que le dernier billet de cent dollars est tombé par terre, je me suis dit que je pouvais les ramasser, mais que je pouvais aussi les laisser dispersés sur le sol. Comme ça, mon père allait continuer de regarder à tour de rôle les billets et la télévision. Il y commençait un concert en l’honneur de je ne sais qui. Un concert pour fêter un jubilé, c’est tout ce que j’ai compris. Ce qu’il y avait de sûr, c’est que c’était drôle. Et j’aurais probablement éclaté de rire si mon père n’avait pas tout d’un coup émis un son inattendu. Cela ressemblait à une sorte de hennissement, interrompu par un brusque coup de bride.
In Amateurs et Professionnels
Editions Fama, 2003.
Traduit du bulgare par Rennie Yotova