Vera dans tous ses âges
Présentation deБивалици Temps imparfaits (titre provisoire)
par Danièle Stantchéva
Dans le tumulte du questionnement identitaire de l’après-1989, la voix de Vera Moutaftchieva a une nouvelle fois étonné, lorsque la romancière, historienne et essayiste largement connue et appréciée du public bulgare a fait paraître ses mémoires. Le lecteur n’y a trouvé ni doléances, ni révélations scandaleuses, ni analyses jargonnantes. On ne le caressait pas dans le sens du poil; on ne le sermonnait pas sur sa faillite morale. L’auteur lui confiait, en toute probité et en toute ironie, les images, les faits et la réflexion qu’elle ramenait du plus profond de ses souvenirs, et qui, nettoyés à l’acide de l’humour, lui renvoyaient une image des cinquante dernières années sinon flatteuse, du moins discernable, intelligible. Et ce lecteur ne s’y est pas trompé: entre 2000 et 2005, chacun des quatre livres a été accueilli avec un intérêt immense (le troisième, immédiatement épuisé, a été réédité l’année même de sa sortie).
Cette voix devrait également être entendue du lecteur occidental, particulièrement au moment où la Bulgarie s’avance vers lui, drapée non plus des brouillards de l’Orient-Express, mais d’oripeaux hérités de la tutelle soviétique et de morceaux d’étoffe démocratique, parfumée de moins en moins à l’essence de rose et de plus en plus à la copie de Chanel et au graillon de McDo – bref, ayant perdu l’exotisme d’une principauté d’opérette mais n’ayant pas gagné les contours nets d’un partenaire. Бивалици, chronique d’un soi qui a très vite appris, au besoin par les gifles, où étaient ses propres contours, contient aussi la chronique de gens qui se sont longtemps demandé si les Marches de l’Orient avaient un contour qui leur convenait. À quoi ressemblent ces gens? Comment a-t-on vécu et pensé en Bulgarie depuis 1944? Les témoignages sont encore rares, non exempts de contradictions, de rancœurs. Celui de Vera Moutaftchieva est lucide et amusé.
Stratagèmes et cigarettes
Les jeux narratifs dans lesquelles Moutaftchieva excelle trouvent ici une application subtile.Ni la chronologie, ni la position de la narratrice ne se stratifient, mais servent en souplesse les variations de la profondeur de champ du récit. Comme toute grande entreprise autobiographique, bien plus que la relation d’une suite d’événements, le retour sur sa vie est, pour Moutaftchieva, prétexte à apprendre. Le matériau qu’elle scrute, c’est le fait quotidien,c’est ses proches, c’est elle: comment se construit l’«enfant bicorne», au sein de cette famille mal appareillée[1]? Petar, l’universitaire ascétique, et Nadia, la jeune épouse romantique, issue d’une famille aussi nombreuse que remuante[2], ont tous deux des idées très arrêtées sur l’éducation des enfants. Un véritable plan à long terme, compromis ingénieux entre les théories les plus modernes et la tradition patriarcale, qui résistera bien aux vents de l’Histoire et à ceux de la plaine de Sofia. Pour commencer, on ferme les fenêtres. Vera passe ses premiers hivers en ce bas monde dans l’étroit bureau de son père, seule pièce chauffée de la maison, où elle s’imprègne, en même temps que de l’odeur des livres, de l’épaisse fumée de tabac – préfiguration des décennies qu’elle passera à travailler en fumant… Il faut croire que ces méthodes éducatives lui réussissent, puisque c’est en quittant cette drôle de nursery qu’elle entame une série de maladies pour la plupart rares et mortelles, chacune, même les mortelles, demandant un traitement de cheval. Ses parents pensent, par exemple, trouver un remède contre son imagination fertile en cauchemars en restreignant ses lectures et en canalisant étroitement ses apprentissages, mais ils commettent l’erreur d’intervenir un peu trop tard: elle lit déjà, voracement, et plus personne ne pourra l’en empêcher. C’est en virtuose de la lecture en cachette qu’elle dévorera des ouvrages remisés dans les «enfers», lorsqu’elle sera bibliothécaire.
Voler un peu de temps, voilà une infraction aux lois de la société et de la famille qu’elle commettra souvent. Pour lire, pour passer un jour à la montagne, pour apprendre une langue, puis deux, puis cinq… Entre l’arabe ottoman (qu’elle apprend pour ses premiers travaux d’historienne), l’allemand (à Vienne, en 1980, elle dirige l’Agence des Bulgares à l’étranger), et l’italien (langue «d’une facilité enfantine»), le français occupe une place à part. C’est lui qu’elle a appris en premier; et, dans la Sofia où il devient difficile de garder une préceptrice (touchantes évocations de ces femmes, venues de France, de Suisse ou de Russie, qui gagnent leur maigre pitance en enseignant le français dans un petit pays balkanique), Véra devient la plus jeune élève des cours de l’Alliance française et reçoit l’enseignement passionné de René Girard, qui «décomposait chaque phrase du texte en notes que nous devions agencer dans de nouveaux accords, variant la force ou les nuances, crescendo ou diminuendo, par le choix des synonymes ou antonymes.»
Elle commettra un autre «vol». En 1943, son père meurt d’un cancer. Véra a quatorze ans. Elle se rend à l’aube au bureau de Petar, à l’université, et prend le revolver de son père. Il est sa possession la plus précieuse, avant qu’elle ne s’approprie ses vraies armes, celles de l’esprit. Héritage peu commode. La mort du professeur Petar Moutaftchiev ne le soustrait pas à la vindicte du nouveau pouvoir. Ses ouvrages sont mis à l’index, ses anciens collaborateurs le dénoncent comme fasciste, les amis et collègues se détournent de la famille. Pour la mère de Véra, le monde s’écroule, comme se sont écroulés les bâtiments sofiotes sous les bombardements alliés[3]; entre la société qu’elle ne comprend plus et elle, Nadia interposera ses deux enfants, faisant peser sur les épaules de Vera, l’aînée, les soucis du quotidien et de la subsistance, sans relâcher aucunement les exigences d’une morale d’un temps révolu.
«Ne me déplaçant qu’en quatrième vitesse, je n’avais jamais froid»
La fille de l’historien décrié sera elle aussi historienne. Quand elle subit un échec, quand une démarche semble impossible, elle fonce, trouve une brèche, recommence. Pour obtenir un certificat lui donnant le droit de s’inscrire à l’université, elle part à une des premières «brigades volontaires» de construction de l’utopie socialiste. Pour publier un travail refusé par les presses universitaires, elle en fait un ouvrage grand public. Et Véra, qui détestait l’école, mais pas les copains et les bagarres (belles pages consacrées aux maîtres et condisciples, parmi lesquels Alexis Weissenberg), commence à gravir les degrés de l’Alma Mater, aidée du hasard, et, surtout, d’une capacité de travail qui ne lui gagnera pas que la sympathie de ses collègues. Comment résumer la multitude d’activités auxquelles cette femme infatigable se livre? Elle exerce une quinzaine de petits boulots, produit, à côté de ses mémoires et thèse, d’innombrables articles, signés ou non, se marie, divorce et se remarie, a des jumelles, s’occupe des maladies de sa mère et des jumelles, échappe à des maladies rares et mortelles et à leur traitement, déjoue les sinistres prédictions de son directeur de département (inénarrable Vert Foncé, qui rase les murs une épaule en avant, qui s’exprime en axiomes du type «Camarades, soyons vigilants», et qui prend la peine de la convoquer pour lui asséner: «Je voulais vous dire que vous n’allez pas faire de carrière scientifique»), parcourt les montagnes, noue des liens avec des historiens des «pays frères» – et assiste, frappée d’effroi et de compassion, aux épurations qui suivent la révolution hongroise de 1956. Cette course fiévreuse entre les murs d’un pays qu’elle ressent, très jeune, comme une prison, lui acquiert une position originale d’observateur de la société bulgare: ni dissidente, ni résignée, à la fois «à l’intérieur», et «à côté». Et quand enfin il semble que ses confrères acceptent ses analyses novatrices sur le rôle de l’Empire ottoman dans les Balkans (les mettant sur le compte d’une excentricité peu dangereuse), elle commence un nouveau métier.
Clio et sa bande
Il n’est pas étonnant qu’un esprit aussi inventif, risque-tout et amoureux des Lettres ait bifurqué de la science vers l’art. Le titre bulgare de ces mémoires,Бивалици (bivalitzi) est forgé sur un mot n’existant que précédé d’une particule négative: небивалици, qui signifie «inventions», «fantasmagories», «affabulations». Ce nom est construit sur la forme imperfective du verbe être, c’est-à-dire un verbe qui à tous ses temps a le sens inachevé de ce qui «est» plusieurs fois. Belle manière que d’affirmer que l’on raconte «ce qui a été», tout en laissant, en creux, la nuance de fantaisie. Moutaftchieva va s’amuser avec la fiction plus encore qu’avec l’étude de l’Empire ottoman, faisant souvent se rejoindre ses deux passions, dans ses romans historiques. L’orientation autobiographique de ces dernières années, d’ailleurs, n’est en rien contradictoire avec ses méthodes d’historienne. Mais, entre-temps, elle a écrit aussi des récits, des essais, des romans à sujets contemporains, des pièces, des romans pour la jeunesse, et elle a été la scénariste d’une superproduction historique en trois volets… Certaines de ces activités reçoivent un éclairage supplémentaire dans le quatrième volume. Moutaftchieva s’y penche sur le processus de création et sur le rapport de l’auteur à son œuvre, à ses traducteurs, aux critiques, au cinéma. Les flèches qu’elle décoche, à cette occasion, sont particulièrement affûtées. La dame, on l’aura compris, est peu encline aux visions idylliques de pardon universel. Adepte de la tolérance entre les individus et les nations, elle ne résiste pas au plaisir de la blague et du poil à gratter. «Moi qui voulais vous faire rire…», s’excuse-t-elle, chaque fois qu’un peu du désespoir qui est le propre des sceptiques affleure.