Extraits du roman Vienne

Extraits du roman Vienne

Anthony Gueorguiev

Lors de ma première rencontre avec Albert – je me rappelle parfaitement le jour (même si je suis incapable de me souvenir si cétait en 1991 ou en 1992, ou peut-être encore en 1993) car les lecteurs du journal étaient sous le choc des premières images qui révélaient au grand jour les détails des atrocités commises par les Serbes dans les camps de Bosnie – jétais de toute évidence en position de faiblesse. La bouche ouverte à lextrême, sans pouvoir la fermer du fait des morceaux de métal qui sy trouvaient; la gorge sèche, dans lincapacité de déglutir car outre la salive qui sétait accumulée autour de la langue, je devais aussi avaler le sang; à demi-allongé, si bien que le seul mouvement possible, sans réveiller la douleur dans lune des parties de mon corps, cétait de lever la main, je navais pas le choix: je devais serrer avec force laccoudoir métallique du fauteuil et mefforcer de ne pas frémir, même lorsque le son strident de la roulette devenait trop perçant.

Albert ne laissait transparaître, derrière son masque, quune paire dyeux dun bleu si transparent quil était presque possible de voir au travers. Ils me regardaient derrière la monture dorée des lunettes; sans aucune expression et sans ciller. Rien de plus. Cette scène aurait pu se passer partout dans le monde, bien sûr. Mais il se trouve que nous étions dans le spacieux cabinet de dentiste dAlbert, dans la partie basse de la Währingerstrasse, à Vienne (cest un quartier respectable de Vienne, où il ne se passe jamais rien, sinon, habituellement, derrière les stores des fenêtres. Aucun signe extérieur ne trahit quoi que ce soit de suspect ou dextraordinaire: la vie continue tout simplement dune manière organisée qui a pour but de préserver de linattendu. Cest pour cette raison que javais choisi un hôtel dans cette partie de la ville.)

Albert saffairait sur la dent qui ne mavait pas laissé dormir une seule minute durant la dernière nuit, avec un professionnalisme aussi froid quimpassible. Le fait que le morceau de dentine, dont il enlevait les nerfs avec autant dhabileté, appartînt à Anthony Georgieff navait pour lui, supposais-je, aucune espèce dimportance, ce qui était en contradiction totale avec mes propres sentiments. A dire vrai, le regard de cet homme suggérait que pour lui, il ny aurait guère eu de différence si la dent en question avait appartenu à un individu dépourvu de nom. Les doigts agiles auraient pu sagiter avec le même succès dans la gueule dun chien. Ce qui ne veut pas dire du tout que la couronne de plastique – de la couleur naturelle des dents – posée par Albert cet hiver-là à Vienne fût mal faite. Elle est toujours là, quelque part à larrière de ma bouche; seule trace dune amitié avec un homme qui a disparu douze ans après notre première rencontre, aussi inopinément que ma dent mavait empêché de dormir à Vienne, cette nuit-là.

En réalité, il est peu probable que jeusse entamé la conversation avec ce dentiste impassible – à en juger par ses yeux – sil nétait passé tout à fait par hasard dans le vestibule de son cabinet, tandis que jépelais mon nom à la secrétaire, pour quelle lindique sur la facturette de ma carte de crédit. Il devait sans doute éprouver le besoin de prendre un peu dair entre deux patients, et ce désir lui était venu au moment précis où je récitais: G-U-E-O-R.

Cet homme de soixante ans et des poussières, à laspect extérieur si glaçant, sarrêta net au beau milieu du chemin qui menait de la porte de son cabinet à celle du balcon; il se tourna vers moi et me demanda dans un bulgare parfait: «Tiens, vous êtes bulgare?»

Cest ainsi que commença notre amitié. Aujourdhui, tant dannées après ma visite de deux jours à Vienne, dont les aspects les plus agréables avaient presque été complètement occultés par linflammation de lune de mes molaires, je me sens en un certain sens obligé de raconter ce que jai pu apprendre sur cet homme. Malgré les différences patentes (il avait plus de soixante ans, jen avais moins de trente, cétait un dentiste opulent à limportante clientèle, ayant pignon sur rue à Vienne, je nétais quun reporter novice de la pluvieuse Copenhague), notre amitié était fondée sur légalité: nous étions comme des copains de lycée qui se retrouvent quinze ans plus tard pour découvrir que le temps, encouragé par la distance et limagination, na fait que consolider leur ancienne camaraderie dadolescents. A y regarder de plus près, les amitiés les plus fidèles se nouent entre des personnes très différentes car ce sont justement les différences qui nous permettent de nous regarder dun autre point de vue, or ces autres points de vue nous sont indispensables pour acquérir un peu de sagesse. Les plus mauvais amis sont nos semblables parce quils nous obligent tout le temps à méditer sur nos défauts.

Comment deux personnes peuvent-elles devenir amies? Malheureusement, il nexiste aucune formule de super-conducteur susceptible de transmettre les bons signaux à la bonne personne et de nous faire vivre avec lui ou avec elle en harmonie. Je suppose que nouer une amitié, cest comme séchanger à dessein et de bon gré des millions de cadeaux et de services sur le plan émotionnel; cest la faculté datteindre une sorte de compromis avec quelquun, au bon moment et au bon endroit. Cela peut (ou pas) évoluer en amitié. Le cas échéant, toutes les heures passées avec cette personne ressembleront toujours à des instants fugaces. Après tout, la seule chose qui compte, cest le temps qui passe.

Il y a bien entendu une autre raison: il est toujours un peu excitant dêtre voyeur; despionner quelquun dans le sens le plus esthétique du terme. Plus dun serait davis quobserver nest quune perte de temps, du fait des longues, très longues heures durant lesquelles il ne se passe rien. Pour ma part, je ne souscris pas à une telle théorie. Jai même trouvé un truc pour rendre la vie plus facile: ne pas oublier de jeter un coup dil tandis quon vaque à ses autres occupations. La curiosité lemporte toujours.

Je sais que tôt ou tard, la vérité sur Albert fera beaucoup de bruit dans la presse internationale. Je sais quAlbert a peu de proches susceptibles de sopposer au torrent de fange scabreuse qui travestira sans doute lhistoire de mon ami dans les journaux à sensations. Cet homme, qui passait pour froid et indifférent, et dont le regard était si perçant quil frisait le sadisme, nentretenait de relations relativement bonnes quavec peu de personnes qui, de toute façon, nen sauraient pas assez sur lui. Il leur manque à la fois linformation directe et le contexte. Aussi mal préparées, elles nont guère de chances contre les médias. Malgré le manque de temps, je ne puis ni ne veux tolérer que lon porte atteinte de manière aussi ignominieuse à la réputation de mon ami. Il a besoin dune défense et comme il ne peut plus se la procurer lui-même, étant physiquement absent, cest maintenant le devoir de son meilleur ami.

La première chose qui me frappa, lorsque le dentiste sortit sur le balcon, en ce jour des années 90 (javais récité mon nom à la secrétaire lettre par lettre, signé la facturette de ma carte Visa; et le docteur avait fait tomber le masque), ce fut son aspect extérieur. Cétait un homme qui semblait tout juste sortir dun film hollywoodien sur la Seconde guerre mondiale; au moins un général de la Wehrmacht, et dorigine aristocratique qui plus est. On trouve rarement un exemple aussi parfait du «pur Aryen ». Il avait des pommettes basses; la bouche aussi puissante que celle dun bouledogue. Dans ses cheveux coupés court, sur son crâne, lor prédominait encore sur largent. Les lunettes, sur le grand nez pointu, étaient dune précision féroce. Mais comme je lai déjà dit, ce qui frappait le plus, chez Albert, cétaient les yeux. Ils vous perçaient comme une lance. Clairs, presque transparents: javais limpression quon pouvait tranquillement regarder au travers (ce que javais fait, tandis que jétais allongé sur le fauteuil de dentiste, à vingt centimètres deux). Dun homme avec de tels yeux, on ne pouvait sattendre quà des actes cruels; et le fait quil parlât le bulgare était en soi incroyable car ceux qui parlent cette langue nont généralement pas cette apparence.

Ce qui savéra encore plus incroyable, cest quen réalité Albert nétait pas bulgare (la langue maternelle est fort trompeuse lorsquon lentend à létranger), mais juif, né à Plovdiv. Ses parents étaient tous les deux médecins et navaient pas quitté la Bulgarie immédiatement après la guerre. Le père et la mère dAlbert – depuis longtemps défunts lors de notre première rencontre – navaient manifesté aucune inquiétude à lavènement des communistes, peut-être parce quils avaient une bonne profession, une belle maison au centre de Plovdiv et quils soccupaient de soigner les gens et non de politique. Du fait de leurs illusions, ils étaient restés en Bulgarie jusquen 1956 ou 1957. Bien que le gouvernement eût bientôt fermé leur cabinet privé (ils étaient tous deux généralistes) et que le Conseil populaire de Plovdiv les eût fourrés dans une polyclinique grise et mal chauffée, les Cohen avaient obstinément refusé de se joindre à la majeure partie de leurs parents, émigrés en Israël. Ils aimaient leur Filibé[1]; ils aimaient, durant les chaudes nuits dété, ouvrir la fenêtre de leur salon, qui donnait sur la rue centrale, et sy asseoir, devant le spectacle vivant des passants. Ils aimaient leurs patients: à cette époque, un grand nombre dhabitants de Plovdiv étaient passé dans leur cabinet, et la pensée de rejoindre Eretz Israël[2], que le rabbin local, avant démigrer, leur avait présenté comme «la Terre de nos ancêtres», ne les tentait pas outre mesure. Ils nétaient ni religieux, ni politisés, ni particulièrement avides de richesse. Naspirant quà pouvoir vivre dans leur propre maison et à avoir lautorisation de continuer à pratiquer ce quils avaient toujours fait, ils considéraient leur propre vie avec la distance que leur conférait cette illusoire sécurité.

La plupart des Bulgares pensent que la Bulgarie est un pays unique. Un Etat très ancien qui, malgré quelques interruptions causées principalement par les Grandes puissances du moment, a existé, prospéré et préservé sa dignité, sa culture et sa religion nationales, en dépit des nombreuses souffrances qui lui ont été infligées par les étrangers depuis la mythique année de 681. La souffrance est lune des richesses nationales des Bulgares; sacro-sainte, on ne saurait y toucher ni même la mettre en question. Tout comme le Dieu des orthodoxes. Tenez, prenez cette petite église: cela fait tant de siècles quelle demeure, même si les Turcs y ont mis le feu plus dune fois. Regardez cette icône, un chef-duvre davant-garde: elle aurait sa place dans les musées du monde à côté de Van Gogh. Elle peut certes sembler légèrement naïve et manque en tout cas de perspective, bien que postérieure de plusieurs siècles à Léonard de Vinci; mais cela n'implique nullement que celui qui l'a peinte n'était pas un génie. Au contraire, comme le peintre était justement un génie, il s'est strictement conformé aux règles imposées par la tradition, tradition qui visait à renforcer notre identité nationale. On s'intègre en suivant le mouvement. Sans les Turcs, ici, nous aurions certainement eu nous aussi notre Van Gogh.

La Bulgarie est le seul pays dEurope qui a sauvé ses Juifs de lholocauste. Ce sont les Bulgares en tant que nation – et non pas le Roi, ni le Parti communiste, ni dailleurs aucune autre force politique – qui ont accompli cet exploit historique de manière tout à fait désintéressée, mus par un sentiment humanitaire, par lamitié. Ce fait en lui-même témoigne dune démocratie «directe»: le désir du peuple entier lemporte sur la volonté du Roi et des partis politiques. Cest lune des rares choses dont nous puissions nous enorgueillir, tels que nous sommes: pauvres mais loyaux; rescapés à la barbe de nos ennemis tant intérieurs quextérieurs.

Bien entendu, lorsquil sagit du sauvetage des Juifs bulgares, on passe entièrement sous silence leurs biens et leur argent, on ne parle pas dintérêts investis. Les banques bulgares nont pas traité avec la Reichsbank et elles ne se sont pas débarrassées de leurs clients juifs. Au mépris de la crainte qu'elles pouvaient avoir de recevoir un jour une Warnungskarte leur interdisant tout commerce avec l'Allemagne, les entreprises bulgares ne se sont pas aryanisées. Devenir Judenfrei n'enthousiasmait pas; avocats et médecins ne vendaient pas de renseignements raciaux concernant leurs clients à la police. Peu importait que des trains entiers de Juifs traversent la Bulgarie depuis le Nord de la Grèce et la Macédoine, régions que le roi de Bulgarie avait tranquillement occupées sous les applaudissements des simples citoyens. Contrairement à la Reichsbahn allemande, la compagnie ferroviaire de l'État bulgare ne faisait pas payer un aller simple par Juif en troisième classe. En ce qui concerne le sauvetage des Juifs de Bulgarie, la seule question litigieuse est de savoir à qui en revient le crédit. Nous avons même surpassé le Danemark, où les pêcheurs transportaient les Juifs vers la Suède à travers le bras de mer, moyennant finance. De l'avis de ses citoyens, la Bulgarie était entièrement constituée de Raoul Wallenberg désintéressés, et ne comptait pas un seul Maurice Papon.

Lautre point de vue est également vrai. Il va de soi que la motivation na guère de sens dans une perspective historique. Ce qui importe, cest quun fin de compte, pour les Juifs bulgares, lholocauste et la Shoah ne sont que des signes; des événements qui ne les ont pas affectés mais quils ont observés de lextérieur, en spectateurs; comme au cinéma. Cette «culture de la distance» a peut-être une connotation cynique mais elle explique assez bien les déficiences de la communauté juive de Bulgarie.

Peu importe si, plus tard, ceux qui se sont vantés davoir sauvé les Juifs ont soutenu ce quon a appelé «processus de régénération[3]». Après tout, les Turcs sont bien pires que les Juifs. Il ne reste en Bulgarie, en 1947, quenviron 9000 Juifs (en 1937, ils étaient près de 50 000). Et les Turcs, combien sont-ils maintenant? Cinq. Dix. Cent mille? Un million? Quest-ce que cela veut dire, être turc? Quest-ce que cela veut dire, être différent? Quéprouve-t-on à être juif? Quéprouveriez-vous si vous étiez juif?

David, le père dAlbert, était né la dernière année de lavant-dernier siècle, et avait fait ses études à lacadémie de médecine de Sofia. Ses parents, de petits commerçants qui avaient émigré dIstanbul à Sofia, étaient relativement aisés, mais pas autant que ceux de Rachel, sa mère: ses parents à elle étaient des industriels qui faisaient des affaires en Allemagne, en Autriche et en Italie. Les deux jeunes gens étaient tombés amoureux alors quils étaient ensemble sur les bancs de lécole de Plovdiv. Plus tard, cependant, leurs chemins avaient bifurqué lorsque Rachel était allée chez sa grand-mère, à Berlin, pour la dernière année du lycée. Elle était ensuite revenue en Bulgarie et sétait bien vite rendu compte que ses anciennes amours étaient toujours vivaces. Les Cohen sétaient mariés en 1926 ou 1927. Presque tout de suite après, Rachel était repartie pour lAllemagne, cette fois à Munich, pour faire des études de médecine. Elle les avait terminées peu après la prise du pouvoir par les nazis et peu avant lapplication des mesures anti-juives. Albert avait vu le jour neuf mois après le retour de sa mère à Plovdiv. Pour les Cohen, les choses avaient commencé à changer radicalement au milieu des années 50, au moment où lantisémitisme était devenu une ligne politique officielle dans le bloc communiste. Le gouvernement communiste assimile alors la politique de lEtat dIsraël à tous les Juifs du monde, y compris aux Séfarades de Bulgarie, et les parents dAlbert ne parviennent pas à convaincre les autorités quen tant quindividus, ils ne sont pas concernés. La version communiste de lantisémitisme nest pas aussi brutale que celle des nazis, mais elles sont toutes les deux fondées sur la généralisation. Les nazis identifient les Juifs à la corruption historique, pour les communistes, ce sont des sionistes potentiels. Les puissants du jour se fichent éperdument de lindividu. Un employé particulièrement zélé de Plovdiv avait commencé à leur mener la vie dure en nationalisant – autrement dit en détournant – deux étages de leur maison pour y installer des locataires, de frustres militaires, simples gradés, qui buvaient de la rakiya, eau-de-vie locale, et battaient leurs femmes à tout bout de champ. Pour avoir tenté, un jour, de sinterposer, David avait eu en retour un il au beurre noir. Lemployé particulièrement zélé avait fait en sorte que Rachel se retrouve sans travail. Un matin, elle sétait rendue au dispensaire et sétait vu demander ce quelle y faisait. Pour couronner le tout, il avait envoyé un policier pour menacer David: sil ne mettait fin à ses relations avec cet «Israël fasciste de merde», on lenverrait au camp de Béléné. Comme David lui faisait remarquer quil ne dépendait pas de lui davoir des amis à tel ou tel endroit, le policier lui répondit: «Eh bien va te faire foutre, sale youpin!»

Le résultat de ce harcèlement, qui aurait pu être encore plus terrible (en Bulgarie, à la différence de la Russie ou de la Pologne, il ny a jamais eu de pogromes, pas même sous le communisme), fut que la famille Cohen partit pour le désert du Neguev, y compris Albert qui avait alors vingt-cinq ans. Le père et le fils furent immédiatement enrôlés.

Trois ans plus tard, peu avant quAlbert ne fût démobilisé, son père eut son premier infarctus. Rien de bien terrible, comme le dirait Albert plus tard, mais David Cohen demeura dans lincapacité de poursuivre son travail à lhôpital militaire. Cétait au début des années soixante, alors que les attaques arabes étaient une réalité quotidienne et que les médecins militaires israéliens occupaient une place de tout premier plan dans la société. David retourna à Ber Sheba et, peu après, la famille alla sinstaller dans une banlieue de Tel Aviv. Deux ans plus tard, David mourut dun second infarctus. Quelques mois après lenterrement, Albert partit faire des études de stomatologie à Vienne.

Vingt-cinq ans plus tard, il plaisanterait en disant quil était une illustration vivante du vieil adage selon lequel rien nest plus permanent que le transitoire: «Je suis venu à Vienne pour faire mes études et je voulais retourner pratiquer à Tel Aviv. Or que sest-il passé? Je me suis marié et suis resté ici.»

De fait, on pense de manière différente, selon la langue que lon parle sur le moment.

Sil retournait relativement souvent en Israël pour rendre visite à sa mère, ses voyages en Terre promise cessèrent pratiquement à la mort de celle-ci (en 1973, au moment de la grande crise pétrolière) et ne dépassèrent pas la douzaine. Aucun de ses nombreux cousins dIsraël nétait devenu un ami; à la fin du vingtième siècle, les contacts dAlbert avec la Terre sainte se réduisaient à quelques cartes postales et coups de téléphone par an à Sami, un vieil ami, journaliste pour un quotidien de moyenne importance.

Alberta – par un étrange caprice du destin, la femme dAlbert navait quune lettre de plus à son prénom – était aux antipodes de mon ami, du moins extérieurement. Comme je lai déjà dit, Albert était le prototype de lAryen: il était impossible de le prendre pour un Bulgare, encore moins pour un Juif. Alberta était petite et frêle, avec les cheveux noisette, un charmant nez juif, et certainement les plus beaux yeux verts que jaie jamais vus de ma vie: deux émeraudes chatoyantes, où la lumière venait se refléter en mille éclats, chassant les photons dans toutes les directions. Cétaient des yeux immenses, toujours grands ouverts. On avait limpression quils pouvaient être plus éloquents que les mots, même si ce cliché paraît déplacé.

Les impressions que je garde de cette femme extraordinaire datent de ma première rencontre avec Albert, alors quelle avait déjà autour de cinquante ans. Il mest difficile dimaginer à quel point elle devait être belle, étudiante, lorsquAlbert la connue.

Alberta était violoniste. Si je me fie à mes modestes connaissances en musique (plutôt intuitives), cétait une bonne musicienne. Mais non une vedette, bien quelle eût donné des concerts, comme soliste, aussi bien en Europe occidentale quaux Etats-Unis. Cétait plutôt une instrumentiste ordinaire, pour ainsi dire, quelquun dindispensable à la vie dun orchestre et de la musique en général. On na pas uniquement besoin des Jascha Heifetz et Itzhak Perlman. Il faut aussi ceux qui exécutent quotidiennement les notes de la partition; qui sont dans la salle de concert dès neuf heures du matin pour y répéter Schubert. En général, on ne les remarque pas: on a les yeux fixés sur le soliste et le chef dorchestre, on admire le compositeur. Mais sans les simples exécutants – avec leurs instruments à cordes ou à vent – il ny aurait ni chef dorchestre, ni aucun son. Alberta en faisait partie.

«Il est rare que des Bulgares viennent ici, me dit le docteur Cohen dans le vestibule de son cabinet. Pour ma part, je ne fais pas grand chose pour les attirer. En fait, vous le êtes le seul depuis des années. Que faites-vous ce soir? Je serais très heureux de bavarder avec vous. Nous allons à un concert, ma femme et moi, et jai un billet supplémentaire. Voulez-vous venir aussi? Aimez-vous Brahms? »

Cest ainsi que jai rencontré Albert. Et maintenant, bien des années après, lorsque je pense à cette première tentative un peu maladroite dentrer en communication, jai les larmes aux yeux, malgré moi. Mais je nai pas le droit de céder à lémotion, bien sûr. Je ne suis quun journaliste, un gratte-papier qui doit faire son boulot dans les délais fixés et, si possible, sans exprimer trop clairement son propre point de vue. Ce nest pas une obligation envers un éditeur ou le lecteur: je le dois aux événements que je décris.

Lapparence dAlbert formait un contraste saisissant avec lhomme dont javais fait la connaissance. Celle dAlberta était un peu la signature de son âme.

Il savéra que je métais trompé dans les deux cas. Le terrible mystère commença à se dissiper lorsquau milieu des années quatre-vingt-dix (une bombe serbe venait de provoquer un choc médiatique à lOuest en faisant soixante-huit morts au marché central de Sarajevo), Alberta me raconta lhistoire de ses yeux.

Le cabinet du docteur Freud, où il a travaillé près de cinquante ans (de 1891 à 1938) se trouve au deuxième étage de la Berggasse 19. Cest maintenant un musée qui comporte aussi une bibliothèque de psychanalyse. La société autrichienne de psychanalystes y organise de temps à autre des réunions. Lappartement de la Berggasse 19 est un musée bien décevant car il ny a presque rien dedans. Sigmund Schlomo Freud, né le 6 mai 1856 à Freiberg (actuellement Pribor, en République tchèque), a passé presque toute sa vie à Vienne quil a quittée en 1938, pour mourir un an plus tard en Angleterre. A lâge de vingt ans, environ, le docteur Freud enlève le patronyme de son nom et demeure tel quil est décrit dans les encyclopédies: avec son prénom et son nom de famille uniquement. Presque tous les objets quil a possédés, y compris le célèbre divan sur lequel se sont allongés les tout premiers patients de la psychanalyse, ainsi que la collection de deux mille statuettes antiques, qui devait linspirer pour LInterprétation des rêves et Totem et Tabou, se trouvent actuellement au 20, Maresfield Gardens, Hampstead, Londres. Lappartement de la Berggasse est quasiment vide. Lentrée coûte soixante schillings. On accepte les carte de crédit Visa, American express, Diners club, Eurocard.

Cest le musée de ce qui nest pas là. Le musée de labsence.

Remarques

[1] Nom ancien de Plovdiv, seconde ville de Bulgarie, située dans la plaine de Thrace (Bulgarie méridionale). (N. d T.)

[2] «La terre dIsraël» (N. d T.)

[3] En 1984, le gouvernement bulgare entreprend une croisade contre la minorité turque de Bulgarie, sous le prétexte que les Turcs seraient en réalité les descendants de Bulgares convertis sous la contrainte ottomane. On force alors les Turcs avec une violence inouïe à « bulgariser » leurs noms, les résistants étant soit torturés, soit éliminés, soit dépossédés d'existence civique (N. d T.)

Extraits traduits du bulgare par Marie Vrinat

Imprimer

SERVICES

Par notre intermédiaire, vous pouvez entrer en contact avec un écrivain présenté sur ce site, ou avec le traducteur indiqué au bas des extraits traduits.

Si vous voulez recevoir notre bulletin d’information, à chaque fois qu'un nouvel auteur est présenté, envoyez-nous un courriel.

TRADUCTEURS