Cendre

Ils montèrent tout essoufflés juste au moment où la sirène annonça le départ.

Quelques instants plus tard, on retira la passerelle en bois et le bateau qui reliait tous les jours Venise à l’île de Lido quitta la côte. L’hélice vrombit au milieu de bouillonnements d’écume vert pâle, l’île se décala subitement, glissa vers la droite et se dissipa petit à petit avec tout ce qu’elle abritait: allées, cabanes bariolées, villas et immenses hôtels. Peu après, la baie se découvrit tout à coup, étincelante dans l’après-midi, se fondant à l’Est dans un ciel dépouillé de rives.

Le pont était bondé. Des gens du coin qui revenaient de la ville chargés de paniers et baluchons, un groupe de lycéens accompagné de deux prêtres catholiques, des touristes allemands - les hommes avec des lunettes de soleil, des kodaks en bandoulière, les femmes en chemisette et en souliers plats, des jeunes gens en manteau aux épaules rehaussées, deux longs poils en guise de moustaches – tout ce monde des classes moyennes qui emplit l’été les villes balnéaires. A côté de la cheminée, assis à même le sol, deux ouvriers italiens dépliaient un journal maculé de gras et entamaient leur repas. Le souffle léger du mouvement apportait un parfum d’embruns et de pêches mêlé à l’odeur de saucisson bon marché.

Le couple qui venait de monter jeta un coup d’œil circulaire. Toutes les banquettes sous la bâche et le long du parapet étaient déjà occupées. Ils se faufilèrent à travers la foule en direction de la proue du bateau. En face, Venise se détachait sur le crépuscule du ciel, tel un immense médaillon rose serti d’émail bleu-vert. Le soleil déclinant illumina la svelte silhouette de la jeune femme, vêtue d’une robe claire d’une exquise simplicité et alluma des reflets d’or dans ses lourds cheveux châtains. L’homme, corpulent, au visage un peu rude mais agréable, en costume de voyage et sans chapeau, observait quelque chose. Il se pencha vers la jeune femme et tendit la main pour le lui montrer. Le bateau longeait un jardin sur la berge et au milieu des buissons apparut le buste en marbre de Wagner. La jeune femme enleva ses lunettes de soleil et son visage se découvrit irradié par ses yeux gris verts. Elle fit un pas en regardant vers la berge qui fuyait en arrière, mais sentit qu’elle venait de marcher sur les pieds de quelqu’un, recula aussitôt et dit machinalement:

– Oh! Pardonnez-moi.

Une voix d’homme, un peu sourde, lui répondit aussitôt:

– Prego, signora!

L’instant d’après la même voix s’exclama, cette fois avec étonnement:

– Comment, c’est vous?… Vessela? Mademoiselle Vessela Merdjanova, n’est-ce pas?

De la banquette près du parapet un homme se leva d’un mouvement agile et se dressa devant elle, un peu courbé, tenant une courte pipe à la main. Elle fronça les sourcils un instant, posa le regard sur lui, frissonna et son visage s’empourpra. Puis, elle s’illumina d’un sourire comme si tout en elle - le visage, les cheveux, les habits – souriait, mais se reprit aussitôt et étouffa un cri :

– Ah, c’est vous!… Vous êtes donc ici!…

Elle se tourna vers son compagnon qui observait la scène surpris, et ajouta:

– Kiril, je vous présente Monsieur Rachev, peintre. Nous avons fréquenté les mêmes cours à l’académie… Mon mari, le docteur Avramov.

L’homme s’inclina encore une fois et tendit aimablement la main.

– Ah, bon! Enchanté[1]… Je suis ravi – c’est ce qu’on dit en bulgare, n’est-ce pas? leur sourit-il. J’ai un peu oublier le bulgare…

Le couple le dévisagea rapidement. Brun, les cheveux rejetés en arrière, élancé, portant une chemise de belle qualité, le manteau sous le bras, il leur souriait mais deux longues rides ironiques autour des lèvres frémissaient nerveusement. Sous ses épais sourcils mobiles brillaient des yeux noirs et vifs.

L’époux, aimable mais réservé, se taisait. Il n’aimait pas beaucoup ce genre d’irruption imprévue. Même s’il n’était pas strict sur son programme, cette rencontre bouleversait un peu les choses. Les anciennes connaissances de sa femme de ce monde dit artistique auquel il se sentait étranger l’embarrassaient. Elle s’entendait bien avec tous, alors que lui ne trouvait pas de langue commune avec eux. Mais l’homme était si naturel et désarmant, si prévenant à son égard, que la conversation roula spontanément et avec légèreté.

– Oui, moi aussi, j’ai fini par sortir du pays… disait la jeune femme en réponse à quelque question mais subitement sa phrase s’interrompit. Elle jeta un regard à son mari et ajouta: - Mon mari ne pouvait quitter ses patients au début de son installation. Mais cet été nous nous sommes décidés. Oui… Nous sommes allés à Berlin, à Paris. Nous avons passé une semaine à Rome, nous avons fait un détour par Florence. Nous sommes ici depuis trois jours et partons ce soir pour Sofia. Nous nous ennuyons déjà de notre fille que nous avons laissée là-bas.

Le bateau approchait déjà du débarcadère de la piazza. La lagune exhala une odeur de vase. Un brouhaha feutré emplissait la place. Ils descendirent sur le quai et partirent lentement à travers la foule cosmopolite.

L’homme brun bavardait sans cesse, fébrilement animé, souriant et toujours un peu penché en avant pour mieux voir leurs visages. Il avait la démarche nonchalante, légèrement balancée d’un marin à terre. Certains passants - étrangers aisés - le saluaient aimablement, d’autres - des gens du coin, modestement vêtus – lui faisaient des signes de la main:

– Ciao, Paolo!…

Il leur répondait à peine, plongé dans l’excitation joyeuse de la rencontre.

– Ecoutez… Et si vous restiez encore une journée ici? ses yeux s’allumèrent d’une flamme espiègle mais ses rides allongées trahissaient une demande non dissimulée. – Allez, Docteur, décidez-vous. Juste une journée! Je vous montrerai tant de choses: je connais Venise mieux que Sofia!… Pour moi aussi ce serait… comment dit-on cela en bulgare? Ah, oui, une fête, une fête! Savez-vous depuis combien de temps je n’ai pas rencontré de compatriotes!…

Le docteur se tourna vers sa femme:

- Pourquoi pas, si Vessela veut bien…

Elle baissa les paupières sans répondre, puis murmura sur un ton las:

- Oui… Comment? Ah, non, non!… Nous partons. Notre fille nous attend. C’est impossible. Nous partons ce soir comme prévu. Les valises sont déjà prêtes, nous avons déjà prévenu à l’hôtel…

Elle tourna les yeux vers la mer, puis les posa sur le peintre et le regarda longuement en silence.

Ses yeux soutinrent ce regard tout aussi en silence et son visage changea aussitôt, s’assombrit brusquement:

- Alors, permettez-moi de rester avec vous ce soir… jusqu’à ce que vous partiez pour la gare… Il vous reste encore quelques heures, nous pouvons dîner ensemble. Puis, nous ferons un petit tour en gondole… ensuite vous prendrez le bateau pour vous rendre à la gare… Vous me permettez, n’est-ce pas? Enfin, je suis un indigène[2]…comment disait-on déjà?… Ah, oui, je suis maintenant du coin… et vous serez donc mes invités. J’ai une autre raison aussi, il rit comme avec l’espièglerie d’un enfant, - mais je vous la dirai plus tard..

Ils atteignirent le Campanile, il s’arrêta un instant et ajouta:

– Je vais m’absenter une dizaine de minutes – j’ai donné rendez-vous à quelqu’un, je vais le prévenir. Si vous voulez, vous pouvez retourner à l’hôtel. On peut se retrouver ici, sous l’horloge.

Il s’éloigna d’un pas balancé, le chapeau à la main, et plongea dans la foule. Ils partirent lentement, sans but, à travers les rues étroites, ornées de souvenirs bon marché, s’arrêtèrent au coin d’une rue devant une Madone à l’encensoir, puis tournèrent à nouveau vers la place. Sur le chemin, dans la vitrine d’une librairie, le docteur aperçut le dernier numéro d’une revue médicale et entra l’acheter. La jeune femme fit quelques pas dans la rue et posa distraitement les yeux sur le café d’en face. Il lui sembla subitement apercevoir une silhouette familière. Elle regarda attentivement - oui, elle ne se trompait pas, c’était bien lui. Le dos tourné vers la rue, il était en grande conversation avec une femme – svelte, les cheveux platine et le visage poupin, insignifiant, déformé maintenant par une grimace capricieuse. Il était en train de lui expliquer quelque chose mais sa position, son dos courbé, ses bras écartés, impuissants, trahissait son trouble, sa docilité, sa supplication. Cette scène furtive transperça son cœur d’une pitié inattendue. Elle recula rapidement et alla à la rencontre du docteur qui venait déjà. Ils tournèrent encore un peu dans les rues voisines et quelques minutes plus tard retrouvèrent l’homme.

Ils prirent place dans un café sous les colonnades. Le ciel s’assombrit et devint transparent. Sur les corniches, des pigeons commençaient à s’installer, se préparant pour la nuit. Le grand orchestre sur la place jouait l’ouverture «Coriolan». Une limpidité tiède enveloppait l’espace et tout alentour semblait irréel, désincarné. L’immense carré de la place ressemblait à une incrustation en métal patiné. On n’entendait pas de grondement de rue – il n’y avait ni tramways, ni automobiles, ni voitures à cheval – simplement un bruit de pas feutrés sur le dallage et des battements d’ailes.

Ils demeuraient silencieux, pénétrés par cette légèreté aérienne, par cette quiétude qui ne laisse aucune place à la réflexion et qui est peut-être le vrai bonheur. L’orchestre cessa de jouer et dans le silence, qui se fît subitement, on entendit la sirène d’un bateau sur le départ.

Le docteur, qui venait d’avaler deux cocktails, s’attendrit:

– Regarde, Vessela, dit-il en faisant un large geste de la main. C’est beau, n’est-ce pas?…

L’homme, penché sur le côté, rejeta ses cheveux en arrière et sourit, la pipe éteinte entre les dents.

La jeune femme frissonna, ferma les yeux un instant comme si elle revenait d’un voyage lointain:

– Qu’est-ce tu as dit?

– Regarde, dis-je, comme c’est beau. Comme un rêve…

Elle posa les yeux sur eux, puis regarda tout autour sans répondre. Quel rêve, mon Dieu? Tout était réalité ici, réalité cruelle. Elle se tourna vers les deux hommes, comme si elle venait à peine de les apercevoir : comment se faisait-il qu’ils se fussent retrouvés tous les trois dans cette ville magnifique et triste?

Un rêve? Ce goût de cendre dans sa bouche, la revue médicale dans la poche de son mari, la femme aux cheveux décolorés dans le café, le train de onze heure quarante ce soir? …

On apporta de nouvelles boissons. Le peintre sortit sa pipe, se pencha vers le docteur d’un air complice et dit en souriant:

– Savez-vous, docteur, que j’ai une dette envers votre femme… Oui, je lui dois depuis huit ans vingt lévas. Pour cette raison ce soir vous êtes mes invités. Je veux rembourser ma dette aujourd’hui…

Le docteur esquissa un sourire interrogateur, la jeune femme lui jeta un regard inquiet.

– Ecoutez, il y a huit ans, reprit l’homme, nous étions ensemble à l’Académie.. aux Beaux Arts, à Sofia. Je vivais …Mieux vaut ne pas vous raconter comment. Comme beaucoup de mes camarades… je n’ai pas de parents, je survivais tout seul…, il rit brièvement, Ha! Une fois, je n’avais pas mangé depuis deux jours et même si j’avais très honte, mais j’avais vraiment très faim, vi assicuro! – j’ai demandé un peu d’argent à Vessela Merdjanova, votre épouse, alors mademoiselle Merdjanova. Elle avait une famille qui passait pour être aisée et aux soirées, elle nous offrait souvent des cigarettes et des viennoiseries… Elle m’a donné alors vingt lévas. Vingt lévas qui me suffisaient à cette époque pour trois jours.

Il rit d’un air gêné mais son visage s’attendrit.

La jeune femme s’enflamma aussitôt:

– Vous n’avez pas honte d’inventer des histoires? Il ne s’est jamais rien passé de tel, je n’en ai aucun souvenir. Vous n’avez manifestement pas changé! Toujours en train de mettre les gens dans des situations embarrassantes!…

– C’est vrai docteur, je vous donne ma parole d’honneur. Mais si, se tourna-t-il vers elle et sa voix se voila, perdit de son assurance, j’ai changé, je ne suis plus le même…. Maintenant j’ai assez d’argent, je connais toutes les monnaies et je me débrouille dans plusieurs langues…

Elle passa la main sur son front et se tut à nouveau, absente.

Oui, elle s’en souvenait très bien. Elle pensait qu’il avait oublié et n’en était que plus heureuse. Elle se souvenait de cette soirée froide et mouillée quand il vint lui demander, le visage noir d’épuisement, quelques lévas «jusqu’à demain, pour m’acheter des cigarettes»… C’était le souvenir le plus cher qu’elle avait gardé de ce temps-là. Un souvenir rien que pour elle auquel elle était intimement attachée. Pourquoi le révélait-il maintenant?

Ils déjeunaient dans une auberge, à la terrasse qu’ornaient des vignes et des grenadiers. Il y avait peu de clients, le temps était frais et paisible. Le brouhaha de la ville leur parvenait atténué. Comme un léger souffle venu de la lagune, des sons de tambour de basque et de piano, auxquels se mêlaient des voix chantant «Iambo! Iambo!…», les effleurait de temps en temps.

Le docteur, manifestement satisfait du restaurant et de sa rencontre avec cet homme curieux mais agréable, et surtout du refus catégorique de sa femme de rester ici jusqu’au lendemain, devint subitement très aimable à l’égard de sa nouvelle connaissance et tous deux bavardaient déjà comme des amis de longue date.

Le peintre posa la main sur la manche du docteur:

– Savez-vous, docteur, que votre femme peignait des choses admirables à l’Académie. Des études d’animaux magnifiques! Quelle touche, quelle verve, quel rythme! De vrais chef-d’œuvres! Nous les hommes en étions jaloux. Vous continuez à travailler, n’est-ce pas? se tourna-t-il vers elle.

– Ne parlons pas de moi. Dites-moi plutôt ce que vous faites, vous.

– Moi? Ha! En quittant la Bulgarie j’ai fait comme les avocats et les commerçants qui laissent un mot: «Je reviens dans une dizaine de minutes». Moi j’en ai mis un à la porte de ma chambre sur lequel j’ai écrit «Je reviens dans dix ans». Huit années se sont déjà écoulées mais je n’y retournerai pas pour rien au monde. Qu’est-ce je fais? Je suis ici de mai à octobre, je peins des portraits à la plage d’Exelsior Hôtel et du Palace du Lido…Des portraits d’Américains, d’Anglais, d’Allemands… Je suis portraitiste de riches cosmopolites en costume de bains. L’hiver, je suis à Paris, à Berlin, à Londres – toujours pour des portraits des amis de mes clients d’ici. Je ne me plains pas, les affaires marchent. Mais au début, quand je suis arrivé, j’étais simple photographe, ici, à la piazza… Je suis encore inscrit au syndicat.

Il rit et bourra sa pipe.

– Et pour vous, est-ce que vous travaillez pour vous? demanda le docteur.

– Ah! J’essaie, bien évidemment, acquiesça-t-il d’un signe de tête. Mais tout n’est pas présentable. Je commence à peine à apprendre.

– Comment cela «à peine»? s’exclama la jeune femme. A Sofia vous peigniez des choses magnifiques!

– Ah! Laissez, laissez, dit-il en faisant un geste de la main, gêné et flatté à la fois. Il y avait un Américain, un riche fabricant d’épingles de sûreté, je lui ai fait deux portraits, il voulait m’amener aux Etats-Unis. Il a acheté quelques-unes de mes dernières toiles qu’il a exposées là-bas en mon nom. Il m’a écrit qu’elles avaient du succès et m’a envoyé des photos et des articles. Que du vent! Ce n’est encore qu’un apprentissage[3], j’apprends encore le métier. J’ai quelques photos, si cela vous intéresse. Les voici, regardez.

Il sortit une épaisse enveloppe de sa poche et la leur tendit.

Le jeune femme s’en saisit avidement, sortit les photos et s’y plongea. Mais bientôt ses mains se mirent à trembler, un froid glacial envahit son corps. Un cri de tristesse monta dans sa gorge. Que s’était-il passé? Quel malheur l’avait frappé? Il n’y avait dans ces lignes sèches, dans ces visages sans vie, qu’il se permettait pourtant de montrer, rien de cette richesse avec laquelle il était apparu parmi eux, tel un prince parmi des mendiants. Rien que des convulsions impuissantes, que des efforts irrémédiablement stériles, évidents pour tous sauf pour lui. Le pauvre, le pauvre!

Les larmes lui montèrent aux yeux. Elle tendit les photos à son mari sans rien dire à l’autre. Il comprit, tourna la tête, souffla une volute de fumée, puis rit sèchement:

– Oui, Docteur, l’art est un tyran, il exige une soumission totale. Alors que moi, je dois gagner de l’argent – et d’ailleurs, j’en gagne pas mal. Vous savez, il leva à nouveau la tête et ses yeux s’illuminèrent d’un sourire, j’ai un fils, un fils de cinq ans. Il est maintenant dans le Tyrol. Dans une pension. Je dois gagner de l’argent pour lui…

– Ah, vous avez donc fait votre nid? murmura la jeune femme.

– Mon nid? Ah, oui, voyez-vous, rit l’homme, je n’en ai pas. Sa mère est partie au bout de trois ans avec un Argentin. Nous sommes maintenant seuls tous les deux – mon petit garçon et moi. Mais, escusati signori… Excusez-moi, je suis devenu trop bavard. Partons, s’il vous plaît. Sinon, nous n’aurons plus le temps de faire une promenade.

Un brouillard bleuté et transparent enveloppait la ville et la mer. La lune, cachée derrière Santa Maria della Salute, était invisible.

– Julio! cria le peintre. Une gondole se détacha du quai et s’approcha.

– C’est un ami, ajouta l’homme brun, il lui dit quelque chose en italien et se tourna vers les autres:

– Je vous en prie!

La gondole vira de bord et s’éloigna avec un bruit moelleux. Une légère fraîcheur monta de l’eau et la jeune femme frissonna.

– Tu aurais dû prendre un vêtement, dit le mari.

L’autre bondit aussitôt et jeta le manteau, qu’il portait encore sous le bras, sur les épaules de la jeune femme.

– Permettez… Je ne le porterai pas.

Elle ne refusa pas et ferma les yeux. Une légère odeur de tabac montait du vêtement, elle se mêlait au souffle âpre du vent et, telle une lassitude soudaine, envahissait tout son être.

La gondole avança sur le Canale Grande, puis s’engagea dans les canaux latéraux, sombres, secrets, à l’eau lourde et opaque, bordés d’immeubles aux portails décorés de blasons et aux jardins intérieurs dont les cyprès élancés se détachaient sur les murs noircis. Ils se taisaient. De temps à autre, le peintre échangeait à mi-voix quelques mots avec le batelier, puis montrait une maison sans vie «C’est ici qu’a vécu Tiepolo…Dans cette église-là, il y a des fresques de Véronèse…»

Ils sortirent à nouveau sur le Grand canal et s’arrêtèrent au pont de Rialto devant un café éclairé. Le serveur apporta des sorbets dans la gondole, puis ils s’enfoncèrent à nouveau dans les canaux. Le monde avait disparu et tout semblait irréel. Eux même n’étaient que d’étranges créatures imaginaires qui allaient se dissiper brusquement dans l’obscurité bleutée.

A un coin, la gondole tourna subitement et s’arrêta aux marches d’une porte éclairée. Sans s’en apercevoir, ils étaient arrivés à l’hôtel. Le peintre sauta de la gondole, les aida à descendre et s’inclina avec un sourire gêné:

– Finita… je vous remercie beaucoup de cette soirée. Il vous reste maintenant une heure avant le départ du train… Merci…Bon voyage, Docteur! Bon voyage, Madame!

Elle sentit la poignée de main familière, ferme et nerveuse. Il se pencha, posa ses lèvres sur sa main et dit encore une fois:

– Je vous remercie.

Le train sortit de sous l’auvent vitré de la gare et gronda sur le talus. Les éclats de la ville s’éloignaient rapidement. Des feux multicolores, des silhouettes de barges et de bateaux à moteur fuyaient des deux côtés.

Ils étaient seuls dans le compartiment. Au fond du couloir, un groupe d’Italiens buvait du chianti et criait. Un jeune homme en uniforme d’aviateur, un sac à la main, passa dans le couloir et prit place dans le compartiment voisin.

Le docteur déboutonna son col et poussa un soupir de satisfaction:

– Dieu merci, nous pourrons dormir cette nuit...

Elle se laissa aller dans le coin en face et regarda par la fenêtre. Le grondement du train, la côte fuyant rapidement, les bavardages en langue étrangère dans le wagon, tout se confondait en elle en une douleur sourde comme celle d’une dent malade qui la relançait au plus profond de son être.

Quelques minute plus tard, le train s’arrêta à Mestre. La portière en face s’ouvrit bruyamment et dans le train monta une jeune fille d’une quinzaine d’années, un petit chapeau de lycéenne posé sur ses tresses châtain qui pendaient derrière ses oreilles. Toute une famille était venue l’accompagner sur le quai en lui prodiguant conseils et recommandations, en plaisantant. On lui tendit une petite valise et le train se précipita à nouveau dans la nuit. La jeune fille se tourna, jeta un regard aux voyageurs et aux porte-bagages. A cet instant le jeune homme en uniforme du compartiment voisin se planta devant elle et lui proposa en souriant de l’aider à trouver une place pour sa valise. La jeune fille lui jeta un regard espiègle, opina, puis examina ses insignes et s’assit dans le coin en esquissant aussi un sourire. Le jeune homme s’installa en face d’elle et ils se mirent aussitôt à bavarder à mi-voix.

De son coin, à l’autre bout, la jeune femme observait la scène. La jeune fille était svelte, ses jambes minces, comme celles d’une enfant, mais sa poitrine bien développée. Le jeune homme avait une grande bouche semblable à une déchirure carnivore. Bientôt on apprit qu’elle rentrait chez ses parents à Trieste après deux semaines passées ici. Lui n’allait pas loin, jusqu’à Portogruardo. Peu après, le jeune homme s’assit à côté de la jeune fille et se mit à lui murmurer quelque chose à l’oreille. Elle lui répondit avec un petit rire profond et provoquant en rejetant en arrière ses tresses qui lui tombaient sur le visage.

La mer avait déjà disparu, le train courait à travers la plaine le long des rangées sombres de mûriers. Au fond du wagon on parlait toujours à haute voix comme si on se disputait. Le docteur, imperturbable, continuait à sommeiller à demi allongé. La jeune femme fermait les yeux et s’efforçait en vain de dormir un peu. Une tension pénétrante, douloureuse, la tenait droite et, sans le vouloir, elle observait le couple en face. Maintenant le jeune homme étreignait la jeune fille d’un bras et, tenant son visage de l’autre main, l’embrassait longuement,continûment, méthodiquement. Ils n’éprouvaient aucune gêne comme s’ils étaient seuls dans le compartiment. De temps en temps, il jetait un œil à sa montre et tentait de persuader la jeune fille de quelque chose – probablement de descendre avec lui. Mais la jeune fille lui répondait à chaque fois souriante mais ferme: «No! No!». Elle hochait la tête et se serrait à nouveau contre lui, tel un petit animal sensuel.

«Mon Dieu, comme la vie est simple!» pensa la jeune femme en se tournant vers la fenêtre. Un sentiment confus de dégoût, de jalousie secrète, de colère contre elle-même, d’affliction l’envahissait, lui serrait la gorge. Soudain elle sentit sur sa paume, sur ses doigts le frisson de cette poignée de main ambiguë, ferma les yeux et il lui sembla ressentir à nouveau sur ses lèvres ses baissers chauds, humides – une fois, deux fois, trois fois! Ce fut tout, ce souvenir pâle, sans importance presque, de leur histoire profonde, brûlante et unique dans sa vie, qu’ils se cachaient à eux mêmes dans ses années lointaines! Ces baisers rapides, silencieux, le soir de son départ qui ressemblait à une fuite. Pourquoi tout cela? Pourquoi?…Tous ces souvenirs, cette rencontre du hasard la veille dans cette ville, ce chagrin qui accompagnait maintenant son retour et qui, elle le savait, allait s’éteindre peu à peu, chaque jour un peu plus jusqu’à disparaître enfin en laissant le vide dans son cœur...

Le train siffla à Portogruardo. A l’arrêt, le jeune homme, son sac à la main, ouvrit la portière, attrapa la jeune fille et tenta de l’attirer sur le quai. Elle se dégagea, toute ébouriffée, les joues empourprées mais souriante, ferma la portière et se mit devant la fenêtre pour lui faire un signe d’adieu. Quand les roues grondèrent à nouveau, elle ouvrit son sac, jeta un coup d’œil à son miroir, arrangea ses cheveux, se poudra. Puis, elle sortit un sandwich et une orange et se restaura. A la gare de Trieste, elle descendit, se jeta au cou d’une femme fanée, correctement habillée - probablement sa mère - qui l’attendait sur le quai, la prit sous le bras et toutes deux s’éloignèrent en bavardant gaiement à haute voix. Le wagon s’apaisa – ensommeillé, triste, comme cela arrive ordinairement la nuit dans les gares où les voyageurs sont plus nombreux à descendre qu’à monter.

Bientôt la locomotive souffla en montant la pente près de la frontière. La jeune femme regardait les lumières éparses du port se dissiper au loin, la mer se dissoudre peu à peu dans l’obscurité laiteuse du ciel. Là-bas, dans ces lointains imprécis s’évanouissait sans laisser de souvenir tout ce qu’elle avait vécu, vu, ressenti pendant ces trente quatre jours: villes, lieux, musées…tout disparaissait quelque part, ayant perdu toute signification et, chose étonnante, sans éveiller le moindre regret dans son cœur. Elle tenta de se rappeler certaines choses, des détails concrets mais ses efforts étaient infructueux, mous, figés par un abattement profond. Seules l’après-midi et les quelques heures passées la veille à Venise envahissaient ses pensées, anéantissant tout le reste. Elles lui apparaissaient maintenant comme l’unique, insoupçonnable pour elle, but de ce voyage rêvé. Mais cette sensation ne lui procurait aucune joie, ni tristesse, comme si son cœur était définitivement dévasté.

Le mari, confortablement allongé dans le compartiment vide, dormait toujours. Ses lèvres entrouvertes émettaient le sifflement d’un homme en bonne santé, quelque peu fatigué. Son regard se posa sur ce visage serein, rude, où pointait une barbe de la veille. Elle aperçut le coûteux stylo qui dépassait de sa poche supérieure – et soudain quelque chose d’étranger, de presque hostile, mêlé à un sentiment de répulsion, se glissa dans son cœur. Elle eut soudain l’impression d’être toute seule, comme dans un pays inconnu, détachée de tout ce qui avait compté pour elle. C’était angoissant, cette nuit sans sommeil qui pâlissait déjà, ce train endormi, qui l’emportait quelque part. Mais où? … Elle frotta son front, il lui sembla qu’il lui fallait trouver un dernier repère. Elle ouvrit son sac à main, en sortit la photo de son enfant de trois ans, tout souriant, et la regarda. Et à nouveau (je suis vraiment un monstre! – pensa-t-elle à cet instant) rien ne bougea en elle, dans cette profondeur béante, sombre et chaotique, dont elle ne comprenait rien. Une seule sensation l'accablait toujours plus fort: tout – chaque jour – demain, comme tous les jours, toute la vie était insipide et banale, et elle-même était fanée, méchante, vidée comme un ballon que l’on venait de percer subitement.

L’aube se levait déjà dehors. Un crépuscule gris était suspendu au-dessus de la terre d’où le train, essoufflé, émergeait avec peine. Petit à petit, un paysage gris blanc, rocailleux, sans verdure, ni villages, apparut derrière les fenêtres. Eparpillées par-ci, par-là, des roches pointaient jusqu’à l’horizon. Le ciel était bas, sans soleil et froid, et sur ce paysage sans âme, descendait un jour mort-né.


1937


Remarques

[1] En français dans le texte. N.d.T.

[2] En français dans le texte. N.d.T.

[3] En français dans la texte (N. d. T.)


Traduit du bulgare par Ralitsa Frison-Roche

Imprimer

SERVICES

Par notre intermédiaire, vous pouvez entrer en contact avec un écrivain présenté sur ce site, ou avec le traducteur indiqué au bas des extraits traduits.

Si vous voulez recevoir notre bulletin d’information, à chaque fois qu'un nouvel auteur est présenté, envoyez-nous un courriel.

TRADUCTEURS