Le monastère de Rila
Il est très difficile de distinguer où finit l’œuvre de la nature et où commence celle de l’homme, tant les deux sont mêlées ici en une grandiose unité. Vocation d’ermite, indissociable de cette magnifique montagne dont le nom sonne à l’oreille et rayonne de sérénité et d’une souriante chasteté virginale. Cloître – voilà le mot le plus approprié pour ce labyrinthe vert, dressé au-dessus de la terre avec ses fourrés teintés de brumes bleutées, avec ses roches dénudées, qui semblent coulées dans du verre opaque, avec ses grottes et ses eaux – par-ci, par-là, partout – qui résonnent dans la nuit, tel un chœur lointain. Cloître – demeure spirituelle, surprenante en tant que bâtisse et vestige de ceux qui l’ont autrefois créée – avec ses chapelles et prieurés, blottis au pied des falaises, avec ses sources et fontaines aux écuelles offertes par d’humbles donateurs afin que l’on étanche sa soif à leur santé, avec ses gongs en bois et ses hirondelles semblables à des religieuses s’affairant en silence parmi les colonnes, avec les silhouettes sombres des moines qui, à la tombée de la nuit, viennent s’asseoir sur les bancs au-dessus desquels se dessine une mince lune argentée, tel un immense iconostase.
Un cloître mais pas un désert. Les choses y prennent une signification particulière, délivrées de toute attache au monde extérieur et emplies d’une vibration cosmique. Par cette chaude journée d’été, quand les nuages blancs surgis dans l’azur intense du ciel promènent leurs ombres sur les monts en direction des Lacs aux Poissons, tout ici – les prés aux milles fleurs écloses - bleues, jaunes, blanches, mauves - écarquillées au milieu des herbes ondoyantes, tout ce monde visible et invisible de créatures volantes, sautillantes, rampantes, les pilastres gris des vieux hêtres, bercés doucement par le vent, qui étalent leur dentelle ensoleillée à travers les sentiers, les cloches des grosses vaches brunes broutant le genévrier sur les crêtes, les torrents écumants au fond des ravins, et cet étrange oiseau qui chante d’une voix presque humaine par-delà la grotte de Saint Jean[2] – tout cela respire, scintille, piaille, sonne, rayonne d’une impétueuse vie terrestre, bénie de Dieu. Elle brille même dans le sourire triste et sage du père Kalistrate et dans ce lac là-haut, asséché, piétiné aujourd’hui par les troupeaux mais qui, une fois le printemps venu, se remplira à nouveau d’eau pure, jaillie des neiges, tel un symbole de l’éternelle résurrection.
Cet immense sanctuaire est un monument fait de la main de l’homme, dédié à l’immortalité. Il conserve tout ce que le peuple bulgare a créé de plus grand et de plus beau. C’est ici uniquement que se révèle la force de caractère d’un homme et d’un peuple quand tout deux se fondent en un. Il n’y a pas ici de ruines antiques – poétiques, mais mortes. La mort, vaincue, s’est retirée et l’homme y a créé quelque chose d’incommensurablement plus important que lui-même. Toute destruction du monastère l’a fait ressusciter plus beau et plus grand à chaque fois. A l’exception des ermitages et de la tour, ses bâtisses ont aujourd’hui à peine cent ans. Mais comme elle est impressionnante cette création incomparable d’un maître d’œuvre lointain et autodidacte et de ceux qui l’ont assisté! Des dizaines de colonnes de pierre, d’innombrables piliers en bois, des tchardaks[3] à claire-voie, une décoration somptueuse à l’intérieur et à l’extérieur – comment était-il possible de bâtir tout cela dans les profondeurs de la montagne vierge, et par ces temps-là, dans les conditions et avec les moyens d’autrefois? Alors qu’il n’y avait ni corvée, ni travail obligatoire! Et ce n’est pas un Etat qui l’a édifié mais un peuple, un peuple dominéde surcroît ! Et ce peuple – paysans anonymes, artisans, petit clergé – a élevé une véritable forteresse afin de préserver l’immortalité qu’il porte au fond de lui - sa conscience et sa langue. Une forteresse consacrée non pas à la destruction et au mal mais à l’amour, à la sagesse et à la lumière. Un bastion de l’esprit, seul survivant parmi tant d’autres fortifications destinées aux choses terrestres et devenues poussière aujourd’hui.
Les temps ont changé depuis. (De nos jours, le monastère est électrifié, chaque chambre a l’eau courante, l’automobile de la coopérative approvisionne la réserve.) Mais ce n’est que son aspect visible qui est différent. Son sens profond n’est pas altéré, il se révèle dans toute sa splendeur à chaque 28 août.
Pour participer à cette fête, il faut arriver la veille, au déclin du jour et par le chemin du Sud. Le soleil s’éteint derrière les Sept lacs, la fraîcheur se faufile à travers l’étroit défilé, le bruit de la rivière est plus net. Au dernier virage, le regard découvre soudain l’immense corps de pierre du monastère et son magnifique portail éclairé par des lanternes, derrière lequel s’ouvrent, à chaque nouveau pas, une cour spacieuse, illuminée de centaines de lumières, puis des escaliers, des arcades et des tchardaks, rappelant étrangement la place Saint Marc de Venise. Un respectueux murmure emplit l’air, une multitude pieuse et souriante ondoie lentement, telles les eaux paisibles d’un lac. Au milieu, l’église brille dans le crépuscule comme un écrin doré, l’air vibre de l’agitation retenue d’une joyeuse attente. Alors, par-delà les murailles, d’innombrables feux s’allumentsur la route de Samokov[4], le long de la rivière, sur les versants des monts voisins, dans les prés fraîchement fauchés, jusqu’à la Fontaine blanche : des centaines de voitures et de charrettes, ornées de couronnes de fleurs, affluent des quatre coins du pays. Le lendemain, des milliers de pèlerins en chemise blanche sous leurs vestes de bure toutes neuves, fraîchement sorties du coffre, offriront au monastère pains ronds, agneaux, veaux, essuie-mains et nappes, prendront la communion à l’église, s’inclineront devant les reliques, s’achemineront lentement vers les ermitages et la tombe, s’achèteront croix, icônes et images sur les «vingt tourments» et reprendront, au troisième jour, le chemin du retour à travers les forêts déjà automnales, ressuscitant ainsi un passé qui est encore une réalité.
Est-ce par dévotion ou par tradition séculaire? Ou peut-être par simple besoin d’un rite? Ou en raison d’un désir confus de quelque chose de transcendant ? Seul Dieu sait ce qui se cache dans cet esprit humain méconnu, dans l’esprit habituellement si lucide, presque dépourvu de mystique et de foi, du Bulgare contemporain?
Etait-ce ainsi autrefoiségalement ? Pour l’homme simple, la foi n’a jamais été un besoin quotidien. Mais autrefois, il y a longtemps, l’homme simple a partagé sa bouchée de pain pour préparer une fête pour son âme. Ainsi, une fois dans l’année, il se rapproche de son Dieu – et cela lui suffit. Pendant ces deux journées, tous les visages ici s’illuminent de bonté, on n’entend aucune grossièreté, la main devient généreuse. On y rencontre des groupes de pèlerins ayant marché pendant 5 ou 6 jours pieds nus ou en chaussons usés, pour emprunter, au retour, les mêmes chemins à travers le mont de Sredna Gora[5] et la Thrace.
A l’aube, dans la cour striée d’ombres et de lumières, apparut un homme handicapé, tout recroquevillé, soutenu par deux hommes en bonne santé qui le portaient presque à bout de bras. Les pèlerins sortaient de l’église et disparaissaient derrière les colonnes, dans le crépuscule des chambres. Soudain on entendit des sanglots retenus, semblables à des gémissements. Non loin, une jeune fille toute en pleurs avançait avec aidée par sa mère, traînant avec peine sa jambe paralysée.
– Qu’as-tu dit, mon enfant? Pourquoi pleures-tu? Va, sèche tes larmes, c’est pour chercher un remède que tu es venue ici, ne mets pas Dieu en colère.
La malade s’arrêta un instant et dit à travers les sanglots:
– As-tu vu… As-tu vu cet homme que l’on portait? Il me fait pitié.
Ce pauvre être écrasé par sa douleur se sentait soudain si heureux, si généreux qu’il pouvait faire don de sa compassion aux autres. Le miracle était accompli: si l’on peut ressentir la souffrance d’autrui, c’est que l’on a cessé de souffrir soi-même.
Maintenant, assis à côté du magnifique jet d’eau tout en filigrane d’argent, j’essaie de me rappeler un à un tous les trésors de cet endroit. Chaque nouvelle venue ici multiplie mes découvertes, restées inaperçues auparavant, inépuisables.
Les vêpres viennent de s’achever, deux colombes mauves s’affairent sur les marches, dans les dortoirs du quatrième étage un chœur de femmes continue sa prière d’un seule voix. L’église est toujours illuminée. Que d’or, de soleils, de nimbes, de mains en argent, de cottes de mailles et d’ailes, que d’icônes miraculeuses et de reliques, usées par les lèvres des pèlerins!… Soudain des pensées hérétiques envahissent mon esprit: cette richesse rituelle de la foi orthodoxe n’est-t-elle pas un handicap qui la détruit de l’intérieur? Cet éclat, cette solennité – imposante, mais plus impérieuse qu’émouvante – cet attachement à la forme, dans laquelle semblent se conclure les recommandations de Dieu - ne constituent-ils pas un obstacle à la vraie foi? L’orthodoxie bulgare a engendré les pères d’une nation devenue ensuite un Etat. Elle a formé des personnages remarquables: combattants, guides, notables inspirés. Mais a-t-elle fait naître ne serait-ce qu’un penseur, un philosophe, un esprit inquiet cherchant sans cesse la clarté dans la complexité des choses terrestres ? Le génie bulgare a-t-il reflété ce «silence divin» provenant de la limpidité inaltérée de l’âme? …
Questions superflues, reproches infondées: la sagesse n’est-elle pas la capacité d’apprécier ce qui est et non pas ce qui manque? Et cependant ce monument géant en pierre, préservé et ressuscité depuis mille ans, est déjà une réponse en soi. Là-bas, sur un coin de la porte sud, une petite fresque «Printemps», vieille déjà de cent ans, représente le berger et son troupeau, un ciel mat au-dessus d’eux. Elle est païenne et chrétienne à la fois, mais radieuse et magnifique. En face, sur le mur sud de l’église, il y a une autre fresque représentant «les serviteurs du diable», naïve et merveilleuse avec les bœufs et les chevaux à l’œil indigné et sévère, avec le diable dansant dans les airs, avec les visages angéliques et pécheurs de vierges tentatrices aux corps et aux silhouettes exquis, rappelant les personnages d’une miniature persane. A l’intérieur, au milieu des bouillonnements de bois ciselé, œuvre d’une imagination exubérante, – les dizaines d’icônes, parfaites par leur pouvoir de suggestion, par leur simplicité et leur intensité, les compositions complexes des coupoles – pur écho de la Renaissance – et les portraits irréprochables des donateurs, inégalés jusqu’à nos jours par aucun de nos peintres contemporains. Toute cette richesse – en même temps que cette insolite bâtisse monumentale – n’est-ce pas la grâce répandue sur notre peuple, inspiratrice de ce prodige de l’art profond et de la spiritualité ?
Ne serait-ce pas cela notre unique religion, bien que sous un autre nom?
Traduit du bulgare par Ralitsa Frison-Roche