L’ocarina, nouvelle (résumé)
«L’ocarina»
nouvelle de Yordan Raditchkov
publiée pour la première fois en 1970
environ 210 700 signes espaces inclus
(soit 145 pages de 1500 signes)
Parmi toutes ces œuvres (ses enfants, comme il les appelle), Yordan Raditchkov avoue avoir un faible particulier pour cette nouvelle. De fait, avec Souvenirs de chevaux, elle synthétise particulièrement les thèmes, le discours et la narration qu’il affectionne : souvenirs de son village et de sa contrée natals, mise en scène de gens simples, ayant hérité de leurs lointains ancêtres (proto-bulgares, Thraces et Slaves) une pensée païenne et volontiers superstitieuse, à la fois étrangers au vaste monde qui les entoure, à ses progrès et sa technique, mais aussi curieux de le connaître et capables de s’en émerveiller, d’en saisir la magie, narration qui saisit leur discours sur le vif. On retrouve donc ici la magie propre à l’univers de Raditchkov, celle qui existe profondément en l’homme, qu’il tire de son monde intérieur s’il a gardé encore la faculté de la percevoir. Il semblerait que pour voir cette magie environnante, il faille conserver un regard candide, innocent, naïf, celui des enfants et des gens simples (l‘œuvre de Raditchkov fourmille de sourds-muets, d‘idiots du village et autres personnages marginaux mais acceptés avec beaucoup de naturel). Ce qui frappe, chez Raditchkov, c‘est le pouvoir qu‘il a de voir le sublime dans le banal, dans le détail, auprès duquel, nous passons sans le remarquer. C‘est ce qu‘il appelle «le sens du détail». «L’Ocarina», c’est un peu l’épopée d’un village, comme mosaïque de détails assemblés.
Même s‘il se montre réservé à l‘égard du mot «humanisme» qui lui paraît galvaudé et dénaturé par des phénomènes de mode, Raditchkov est profondément humaniste : il aime les hommes, s‘en étonne constamment et leur manifeste une inlassable curiosité, rappelant à bien des égards, un autre écrivain magicien du verbe bulgare, Jordan Jovkov. Dans un court métrage qui lui est consacré, il donne sa définition de l‘humanisme, définition que l‘on trouve illustrée dans plusieurs de ses œuvres : «L‘âme du peuple connaît la souffrance. L‘humanisme, c‘est de connaître la souffrance». Comprendre la souffrance humaine, éprouver de la compassion, c‘est un thème clef de l‘œuvre de Raditchkov, qui présente de nombreux personnages au cœur simple, (souvent des Tsiganes), faisant preuve de compassion et de solidarité à l’égard de leur prochain ou des animaux du village.
Autre trait caractéristique de l‘œuvre de Raditchkov et qui rappelle encore une fois le monde de Jovkov : l‘harmonie entre hommes, animaux et nature qui règne dans l‘univers qu‘il a connu et qu‘il recrée. Lui-même, pour avoir vécu toute son enfance et son adolescence dans son petit village de Bulgarie occidentale, pour continuer à fréquenter assidûment la nature, ne serait-ce que lors de parties de chasse, il la connaît à un point étonnant : il semble qu‘il n‘y ait aucun oiseau, aucune plante, aucun arbre dont il ne connaisse le nom et les particularités. Il sait reconnaître chaque nid, la manière et les matériaux dont il est fait, et est capable de passer des heures à observer cette nature à laquelle il donne quasiment une âme. Dans «L’Ocarina», il prête «cette faculté d’observation inlassable et heureuse à son personnage principal, le tuteur Bec-de-Lièvre.
La narration de cette nouvelle est menée par scènes successives, reliées par les mélodies des ocarinas: celui de Bec-de-Lièvre, tuteur de Pérounika, décédé bien jeune, celui, plus aigu et «piaillou» de Pérounika, dont les gens du village pensent qu’il est devenu un «ténets» (ces esprits bienfaisants qui sortent durant la nuit pour aider les gens à leur insu) après sa mort, parce qu‘un chat a sauté par-dessus son corps.
C’est ainsi que tout un monde se révèle à nous, à travers le regard de Bec-de-Lièvre, curieux de tout et de tous, à la fois quotidien et simple mais aussi fascinant par tous les détails qu’il dévoile et à côté desquels nous passons, en général, sans les voir : le monde bariolé du mûrier habité par les piverts, de la batteuse américaine et de la locomotive qui avale sans pitié et avidement la paille ; de la nombreuse famille du forgeron tsigane, de la combinaison phosphorescente (jamais vue au village, forcément magique !) aux mille poches dont Bec-de-Lièvre est si fier, car c’est le frère de sa femme, émigré économique en Argentine puis en Amérique, qui la lui a envoyée ; de Vélika, la femme de Bec-de-lièvre, capable de voyager en pensée, durant les heures d’insomnie, et d’aller voir le Turc borgne qui parle avec les Parques et les âmes des morts ; du miracle de l’enclume, construite en deux temps trois mouvements par les Tsiganes ; des mélodies jouées par Bec-de-lièvre avec son ocarina, forçant tout le monde à les écouter : même les piverts du mûrier arrêtent de frapper du bec, gare à celui qui oserait continuer !
La fascination du verbe, dans cette nouvelle comme dans la plupart des récits de Raditchkov, caractérise ses personnages : leur devise pourrait être «je parle, donc je suis». La parole est pour eux une arme dans toutes les situations : contre l’ennui, contre l’embarras, contre l’angoisse, contre l’incompréhension, et plus ils sont embarrassés, inquiets, moins ils comprennent la situation qu’ils vivent, et plus la parole est fantaisiste, délirante et à la fois prise au sérieux. On parle de tout avec un aplomb d’autant plus grand qu’en fait, on ne sait rien : de la politique américaine, des Américains, des Bulgares, des Tsiganes, et les généralités et les clichés vont bon train, mais assaisonnés d’une imagination si puissante qu’ils en deviennent drôles et chargés d’une puissance évocatrice insoupçonnée, l’un des meilleures exemples étant sans doute les lettres que Bec-de-lièvre envoie à son beau-frère en Argentine, puis à «Detroit, Etats-Unis d’Amérique», sans imaginer un seul instant qu’elle n’arriveront jamais à destination.
Jordan Raditchkov est de ces écrivains qui, par leur pensée sans cesse métaphorique et imagée, invitent le lecteur à participer étroitement au sens de ses récits, instaurant d’ailleurs, parfois, un véritable dialogue avec lui. Il nous apprend que le beau, le sublime, le grand et le magique ne sont pas là où nous les cherchons, mais dans notre quotidien ; que le ridicule et l’insensé proviennent de la déformation de la nature, de notre nature ; lui qui retourne constamment à ses origines, ce petit village au nom musical de Kalimanitsa, où ne vivaient que quatre cents âmes, il repousse toujours plus loin les frontières de notre monde. Et nous étonne toujours, fidèle à sa devise : «Sois invraisemblable !» Si invraisemblable, d’ailleurs, que l’on apprend, tout à la fin de la nouvelle, pourquoi Bec-de-lièvre porte ce sobriquet…
Marie Vrinat-Nikolov