La queue du diable (extraits)
Une Volga grise, modèle 1976, aussi cabossée qu’une gourde de soldat, se garait entre deux conteneurs à ordures devant un bâtiment en préfabriqué du complexe d’habitations «Liouline[1]». Pour pouvoir ranger sa voiture, le chauffeur renversa un conteneur d’où se déversa en piaillant toute une bande de chats qui farfouillaient dedans à la recherche de nourriture. Pavel descendit et redressa le conteneur en essayant avec le pied de fourrer à nouveau dedans les ordures dispersées. Puis il tira de la banquette arrière l’énorme étui de la contrebasse, ferma à clef et entreprit de monter les neuf étages jusqu’à son studio, mais en chemin, il pressa le bouton de l’ascenseur, tout simplement comme ça, par habitude. La lumière s’éteignit entre le troisième et le quatrième étages et, dans l’obscurité, il se souvint que jusqu’au neuvième, aucun interrupteur ne marchait. Tandis qu’il trébuchait dans le noir, il se rappela un film américain dans lequel on faisait voler en éclats tout un ghetto, spectacle qui lui mettait du baume au cœur. Sur une commande secrète, les bâtiments vidés de leurs habitants, avec leurs trous noirs béants à la place des fenêtres, construits en rangées interminables comme pour une parade absurde, frémissaient, vacillaient, avant de disparaître derrière des nuages de poussière, et lorsque toute cette fumée se volatilisait, à la place du ghetto de préfabriqués, on découvrait un champ nivelé et propre. En pensée, Pavel avait fait exploser plus d’une fois tout le complexe Liouline, c’était sa manière à lui de se venger au moins pour quelques instants de ce ghetto abhorré. Lorsque, onze ans auparavant, il s’était installé provisoirement dans ce trou désespérant au neuvième étage, Pavel était convaincu que ce n’était que pour six mois, un an au maximum. Dix ans plus tard, il était persuadé que rien ne durait plus longtemps que le provisoire.
Il appuya l’étui de son instrument contre le mur de l’entrée et appuya sur la touche de sa messagerie téléphonique, ce qui provoqua plutôt des grésillements dus à une mauvaise liaison ainsi que le signal «occupé», mais vers la fin de l’un des messages, il perçut la voix sonore de Sonia, ainsi que des mots entrecoupés: «… ce soir après le spectacle… si je ne suis pas trop fatiguée… Bisous…» Il ouvrit le réfrigérateur pour constater qu’il n’y avait quasiment rien à manger. Il prit une bouteille de vodka et revint dans la chambre, alluma la télé sans le son et se jeta sur le matelas étendu à même le sol. Outre la contrebasse appuyée au mur de l’entrée, la pièce comportait un piano, des cahiers de musique entassés les uns sur les autres, des cymbales et des tambours recouverts d’un vieux drap dans un coin, ainsi que quelques pupitres.
Un peu plus tard, un taxi s’arrêtait devant le bâtiment et Sonia en descendit. Elle pressa le bouton de l’ascenseur, dans l’entrée, et attendit patiemment quelques minutes avant de se résoudre à monter les escaliers jusqu’au neuvième étage. Pavel s’était assoupi lorsqu’elle sonna à la porte.
– Si tu ne les obliges pas à réparer l’ascenseur, je ne viendrai plus te voir.
Pavel l’embrassa d’abord longuement sur le pas de la porte avant de répondre:
– Moi non plus, je ne viendrai plus. Je ne mettrai plus le pied dans leur bâtiment!
Cette idée lui plut brusquement et tandis qu’il aidait Sonia à se défaire de son manteau, il ajouta avec enthousiasme:
– Oui, moi aussi je cesserai de venir. Cela fait tellement longtemps que je cherche un bon prétexte. Fini! Lundi, si l’ascenseur ne marche pas, moi non plus je ne viens pas.
Avec son luxueux manteau de fourrure que Pavel accrocha à la poignée de la penderie, dans l’entrée, ses bijoux et ses vêtements, Sonia semblait un peu déplacée dans le studio préfabriqué du neuvième étage. Elle appartenait manifestement à un autre milieu social.
– Tu veux une vodka?
– Non, je ne veux même pas la voir.
– Y a rien d’autre.
– Si. J’ai caché une bouteille de vin.
– J’espère que les souris ne l’auront pas trouvée…
Sonia alla dans la cuisine chercher le vin et Pavel la suivit. Tout en fouillant dans sa «cachette» derrière un tas de casseroles, Sonia demanda:
– Il y a du nouveau avec la mairie?
– Rien de rien.
– Allons, raconte!
– C’est ce que je te dis: il ne se passe rien.
– Qu’est-ce que tu penses faire?
Pavel examina son verre vide à contre jour, comme pour en évaluer la saleté.
– Je pense… me verser une vodka.
Sonia se servit un verre de vin.
– Tu as faim?
– Non.
– Tant mieux. Parce qu’y a rien à manger.
– Est-ce que tu veux que je parle avec mon avocat…
– Non, non. Je voudrais me trouver un tueur à gages pour un prix modéré et lui remettre une liste…
Pavel se leva de table et se mit à fouiller dans les placards à son tour.
– Je vais faire une soupe. Je n’ai pas faim pour le moment, mais lorsque j’aurai fini ma vodka, sûrement que si.
Tout en préparant la soupe toute faite, Pavel semblait se parler plutôt à lui-même:
– Aujourd’hui, j’en ai rencontré un qui m’a paru honnête. Il m’a dit de l’appeler demain, comme ça je n’aurais pas à faire la queue en allant le voir. Mais si à nouveau ça ne donne rien… je laisse tout tomber, point final.
Sonia retourna dans la chambre et de là, elle lui demanda:
– Tu es allé voir la maison?
– Oui. Il n’y a plus personne. Elle est vide. Mais, comme tu t’en doutes, dès qu’une maison est inhabitée, elle est «visitée». En une semaine, elle sera désossée! Je ne peux pas engager un gardien pour la surveiller.
– Il y a des voisins?
– Oui, mais ce n’est pas comme ici, porte contre porte. Les voisins, ils sont dans la maison voisine.
Pavel alla la rejoindre dans la chambre. Il posa son verre par terre et l’embrassa. Ce fut elle qui l’aida la première à se débarrasser de ses vêtements. La manière dont ils faisaient l’amour, l’ambiance qui régnait dans le studio préfabriqué et leur relation laissaient deviner qu’ils n’étaient pas mariés, mais qu’ils n’étaient pas non plus des petitsamis de fraîche date. Pavel avait dépassé la trentaine, quant à Sonia, elle était un peu plus jeune que lui. Elle n’avait pas un corps de mannequin et était plutôt de type «renaissance», bien que, pour une cantatrice, elle fût carrément maigrichonne.
Pavel et Sonia sortaient ensemble depuis huit ans et au bout de la troisième année, Sonia avait attendu, non sans raison, une demande en mariage, mais en vain. Il y avait chez Pavel une réticence opiniâtre et irresponsable à l’égard du mariage, et il s’en tirait par des pirouettes du genre: «Je suis encore trop petit, maman ne veut pas». Sonia en avait fait son deuil et s’efforçait de voir les choses du bon côté: elle n’avait pas à s’occuper d’une maison et à faire les courses, elle vivait chez ses parents qui l’adoraient et la bichonnaient, et elle croyait fermement qu’un beau jour, ils se marieraient et auraient des enfants. Les quelques brèves infidélités de Pavel durant ces années l’avaient profondément blessée, mais elle les avait supportées avec dignité, et d’une certaine manière elle était convaincue que quoi qu’il arrivât, Pavel et pas un autre était l’homme de sa vie et serait le père de ses enfants.
Sonia renifla:
– C’est quoi, ça?
– Le dîner…
– Oh non!
– Pas grave. Je vais jeter la casserole. De toute façon, elle était bonne pour les ordures.
Une fumée âcre et bleutée arrivait de la cuisine par vagues. Tout en s’occupant de la casserole brûlée, Pavel parlait à Sonia toujours dans la chambre:
– Demain matin, je vais aller voir le type de la mairie. Ensuite, j’irai à l’opéra.
Il revint dans la chambre et se laissa tomber sur le matelas en travers, en posant la tête sur le ventre de Sonia qui le caressa sur le front d’un geste maternel.
– Tu me commandes un taxi? demanda-t-elle.
– Pourquoi?
– J’ai une répétition demain matin. Je dois me lever très tôt.
– Je peux venir t’écouter? Il souleva le drap et l’embrassa sur les seins. – Et regarder…
– Tu peux… Elle releva le drap sur sa poitrine. Pas plus…
Tandis que Pavel commandait le taxi, Sonia entra dans la salle de bain. Puis il l’accompagna jusqu’à la voiture et jeta la casserole brûlée aux ordures.
Le lendemain matin, Pavel était assis, seul devant deux tasses de café en plastique, à la terrasse d’un bistro sale, à une rue de la mairie, attendant le sympathique employé qui lui avait promis de l’aider. Le café avait refroidi depuis longtemps, mais il continuait à verser de temps à autre une cuillère de sucre dans l’un des gobelets, d’un geste purement machinal, et à remuer. Lorsque, huit ans auparavant, il s’était avéré qu’on allait procéder à des restitutions de biens[2] et qu’il avait peut-être une chance de récupérer la maison que le pouvoir populaire avait confisquée à son grand-père et nationalisée, Pavel s’était raccroché à cette éventualité comme un noyé à un fétu de paille. Il avait cru que tout s’arrangerait en un mois ou deux, qu’il pourrait prendre la maison et dire adieu au ghetto abhorré, nommé «complexe d’habitations Liouline». Il s’était démené pour trouver tous les documents nécessaires, avait engagé un bon avocat et s’imaginait qu’avant Noël, ils feraient une grandiose pendaison de crémaillère dans la «nouvelle» vieille maison. Ce premier moment d’euphorie disparut bien vite: la mairie faisait traîner les choses en longueur, il fallait donner des pots-de-vin, l’avocat conseillant de ne pas être regardant sur ce point, et tout était continuellement différé, avec toujours de bonnes raisons invoquées par les employés municipaux. Récemment, l’avocat lui avait dit que d’autres personnes, manifestement, s’intéressaient à la maison, car sinon, il était peu probable que les fonctionnaires de mairie fassent ainsi tout traîner en longueur de leur propre initiative. Même s’il s’était juré plus d’une fois de laisser tomber, Pavel n’avait nullement l’intention de renoncer à la maison. Durant ces dernières années, c’était devenu une idée fixe, ou encore, selon sa plaisanterie habituelle, sa «Terre promise».
Un sympathique jeune homme de haute stature apparut derrière lui, lui effleura l’épaule et prit place près de la table. Avant même qu’il eut le temps de sortir ses cigarettes, Pavel l’interrogea avec impatience:
– Alors, qu’est-ce qu’on fait maintenant?
Le mec sympa se mit à rire:
– Maintenant… eh bien, ce qui doit être fait. Il mit ses lunettes de soleil, alluma une cigarette et exhala un nuage de fumée en direction de Pavel. Qu’est-ce que vous préférez? En clair ou indirectement?
– En clair.
– Eh bien d’accord… En clair, vous savez ce que disent les Américains? Si une affaire ne va pas comme il faut, il faut essayer avec de l’argent. Si de l’argent ne suffit pas, il faut essayer avec beaucoup d’argent… Voili-voilà.
– Aha… Et ça veut dire quoi, beaucoup, en l’occurrence?
– Cinq mille.
– Dollars ou marks?
– Dollars.
Pavel continua à remuer son café qui contenait bien une dizaine de cuillerées de sucre. Dans le silence qui se prolongea, le mec sympa se pencha vers Pavel au-dessus de la table et ajouta:
– Malheureusement, à mon grand regret, cet argent n’est pas uniquement pour moi… Je suis, pour ainsi dire, le médiateur. Au plus bas de l’échelle. S’il arrivait quelque chose, Dieu nous en préserve, celui qui est grillé, c’est moi. Or, je prends le moins d’argent. Ceux qui se taillent la part du lion n’ont rien, mais rien à craindre. C’est comme ça.
– D’accord, mais qu’est-ce que j’ai comme garanties? Je veux dire, si j’accepte, il n’y a pas de contrat, pas de quittances, qu’est-ce qui me garantit que ça va marcher?
– Il n’y a aucune garantie. Mais une chose est à peu près certaine: si vous n’essayez pas cette solution, je ne serais pas étonné que vous en soyez toujours au même point dans trois ans. Vous connaissez la chanson: le plan d’urbanisation, la crèche… La restitution, c’est bien beau, mais on ne peut pas laisser les enfants à la rue… Et ainsi de suite. Je vous conseille d’essayer.
Pavel se glissa sans bruit dans le salon vide de l’opéra et s’assit au bout de la rangée. Sonia n’avait jusque là figuré que dans ses rôles mineurs, et sa présence dans Carmen était attendue avec une fièvre compréhensible. Son succès au concours ouvert quelques mois auparavant pour le rôle de Carmen n’avait été une surprise pour personne. Sonia n’était pas seulement douée de talent, elle s’était aussi parfaitement préparée. Malgré tout, les répétitions étaient tendues, car il ne restait qu’une dizaine de jours avant la première. Pavel se décontracta et essaya d’oublier au moins quelques instants la désagréable impression que lui avait laissée sa rencontre avec le sympathique employé de mairie, en se laissant aller à la volupté que lui procurait la voix profonde et chaude de Sonia. Elle l’aperçut et, pendant la pause, alla le rejoindre dans le salon.
– Alors?
– Tu es géniale. Tu vas leur couvrir leur voix à tous et ils vont te détester.
– Allez, dis, qu’est-ce qui s’est passé?
– Et on va sûrement te prendre à la Scala. Et moi, ici, qu’est-ce que je fais pendant ce temps-là?... En fait, je pourrais devenir ton impresario. Mais oui, bien sûr! C’est ce que je vais faire. Je vivrai comme un roi.
– Allez, dis!
– Il ne s’est rien passé.
– Pourquoi?
– Celui dont je t’ai parlé, le mec sympa… Il veut cinq mille dollars.
– Et si tu les donnes?
– Si je les donne, il va peut-être se passer quelque chose, mais si je ne les donne pas, il est sûr qu’il ne se passera rien.
– Eh ben, c’est bon. Donne-lui.
– Je n’ai pas cinq mille dollars.
– Moi, oui.
– Toi oui, mais pas moi…
– Et alors, puisque je les ai.
– Oui, mais pas moi!
– C’est pas grave, l’important, c’est que je les ai.
– Pas d’accord…
– Je te les prête. Avec un intérêt! Tu ne crois pas que c’est un don? Tu vas voir, je vais te ruiner avec les intérêts!
Pavel fit semblant d’être préoccupé par cette perspective, afin de dissimuler sa gêne. Sonia l’embrassa:
– C’est une bonne nouvelle! Pourquoi tu fais la tête! Allez, j’y vais, on n’attend que moi. Ensuite, on ira à la banque… Si elle n’est pas fermée.
Pavel attendait devant Bulbank, maudissant en son for intérieur la mairie, la restitution, l’employé sympathique et sa chance. Durant ces dernières années, ce n’était pas la première fois que Sonia lui donnait de l’argent, que ce soit pour les honoraires de l’avocat ou pour les pots-de-vin moins importants. Ses parents étaient également chanteurs d’opéra et comme, un jour, elle s’était vexée lorsqu’il les avait qualifiés de «riches», il disait désormais d’elle qu’elle était «indépendante financièrement», ce qui, malheureusement, ne s’appliquait pas à lui. Avec la musique qu’il avait écrite pour trois films documentaires et les concerts dans des clubs de jazz deux ou trois fois par semaine, Pavel avait du mal à joindre les deux bouts et il avait beau en souffrir, il était parfois contraint d’accepter des «dotations» de la part de Sonia, lorsqu’il devait aller à la mer pendant l’été, ou payer son avocat. De son côté, dans ce genre de situations, Sonia le ménageait et parvenait toujours à plaisanter. Pavel appréciait sa délicatesse, mais il ne s’en sentait pas moins gêné.
Sonia sortit de la banque en brandissant l’enveloppe avec l’argent. Lorsqu’ils furent tous les deux près de la chaussée, elle la lui tendit et chercha un taxi du regard.
– Il faut que je me dépêche et que je fasse mes bagages pour la tournée!
Pavel frappa plusieurs fois l’enveloppe sur la paume de sa main avant de la ranger.
– Ne donne pas toute l’enveloppe! s’écria Sonia toujours à la recherche d’une voiture libre.
– Pourquoi?
– Parce que dedans, il y a cinq mille cinq cents dollars.
Tandis que Pavel fouillait dans l’enveloppe et tentait d’en retirer cinq cents pour les lui rendre, Sonia avait déjà arrêté un taxi et lui envoyait un baiser à travers la vitre.
(…)