Tzveta Sofronieva – "Re-connaissances"
Extraits du recueil Re-connaissances, Sofia, Janet 45, 2006
Du bonheur après avoir lu Schopenhauer, en Californie
Traduit de l’allemand par Jean Portante
1
Le long des roses au beau milieu de leurs pétales le temps s’égrène.
Le pétale est-il encore un être vivant après avoir été cueilli?
Merveilleux les enfants avec leur vernis à ongles, ne se rongent plus les ongles,
leurs visages si bien dessinés, bardés de cheveux et leur sourire, comme si
leur photo était prédestinée à être mon tableau de Mona Lisa à moi.
Et roule le temps comme une miche de pain et des galettes rondes,
pas encore moisies le lendemain matin,
un morceau dans le cartable à côté des manuels scolaires et des cahiers,
mordillé par une rangée de dents de lait et de dents qui ne le sont plus,
rangés en harmonie, côte à côte.
Merveilleux le grandir, à côté du chat enjoué un cheval de lave,
à côté du nounours un soldat de plâtre de la dynastie des Qin Shihuangdi.
Magnifique, merveilleux, un vrai miracle le toucher
des pétales, pointues et lisses, vertes et roses.
Le plaisir d’être à dix,
en bonne santé, aimé et en paix et à l’école avec des amis,
que dire d’autre du bonheur, celui d’une mère?
Au milieu des roses de Sofia, Berlin ou Los Angeles.
2
Au-dessus des éclaboussures de la cascade nous traversons l’arc-en-ciel,
mouillés et aussitôt séchés à nouveau par les rayons,
puis de nouveau trempés et incandescents
dans la circulation de l’eau et du soleil.
Exactement sous la cascade à droite il y a le chemin.
Plus tard la chaleur colle aux cuisses,
ici l’intérieur de la Terre est tout près,
suce les cellules. Yosemite, Zion, Death Valley,
eau d’hier ou d’il y a mille deux cents ans.
La différence entre le désert de neige et celui de sel n’est pas dans le nom,
même si l’un porte le nom de la mort,
comme si l’autre était moins mort.
Et le bonheur se mesure chaque fois avec des gouttes
rassemblées dans de petites bouteilles en plastique d’eau achetée,
que jusqu’à il y a peu nous avons bue.
3
Les Indiens Navajo ne regardent pas droit dans les yeux.
Ici je me remets de la superficialité des regards à l’extérieur des réserves.
L’étoile dont ne vivent plus que les rayons est-elle soleil ou trou noir?
Elle est morte depuis longtemps, n’est rien ou autre chose,
eux cependant nous atteignent et touchent par leurs pupilles?
Les Navajo en savent plus long que nous des étoiles mortes,
ils méritent donc le bonheur de les remettre au monde.
4
Comme le bonheur et la jouissance ne vont pas de soi,
et que tu ne peux te fier vraiment qu’à la douleur,
et puisque l’imagination ne dompte pas le quotidien,
mais ne le contamine qu’avec des espoirs et des angoisses,
il ne suffit pas de se rendre seulement à une fête du samedi,
va à toute une série de fêtes, de pièces de théâtre, de films,
d’expositions, de tournois de beach volley et surtout
au concert des petits mômes, du groupe rock des écoliers,
enfants d’immigrés, démolis, ensemble avec les petits-fils de Jack Nicholson.
Fie-toi au mouvement.
5
La poésie a déserté depuis longtemps les mots,
les mots n’ont jamais été dans la poésie.
C’est clair.
Et maintenant une autre chose est claire –
Elle habite sur les façades des pompiers (ou était-ce la police?)
dans la Venise américaine et dans les traces de pigeons méchants
sous les façades Renaissance dans ce qui est autrement européen.
Qui ose affirmer que le bonheur est mesuré et dépend d’un lieu?
Et qui que l’éternité n’exige aucune planification?
6
Au sujet du bonheur – ah quel mot merveilleux! – relisez Schopenhauer.
Mon analyse est comparative, pas objective.
Il y a beaucoup de lacunes dans le bonheur, luck en anglais avec u qui se dit a, laque qui cache, couche qui pèse lourd.
En bulgare le bonheur devient schtastie, souvent avalé, beaucoup de ch et de t, beaucoup de cht,
silence, il y a du silence dans le bonheur,
et également beaucoup de st, peur qui s’installe, stagnante, statique, stigmate, steppe, stop.
Le phénomène schtastie et ce qui s’avale dans la gorge
sont si agréables à explorer.
Pas le désir torturant de bonheur mais un bégaiement honnête
revient à la surface dans les autres langues.
Happiness trébuche sur le p.
Glück glougloute goulument dans la gorge,
kasmet, pour être plus précis il faut prononcer kismet,
se caille et devient aigre si on le conserve à l’extérieur du frigo,
tu ne veux pas l’avaler et te mets à bégayer avec convulsion
quand tu prononces le a c’est-à-dire le i.
Les récipients pour conserver le bonheur sont visiblement d’une grande importance.
Concert
Traduit de l’allemand par Jean Portante
Eau, prendre haleine. Ne peut pas être prise.
Souffle et haleine. eau et violon.
Sons. Ne peuvent être ni bus ni respirés.
Collent dans les cheveux. Voix basse d’homme.
Provocation. Le souvenir de la Bretagne
où je n’ai jamais été.
Gouttes sur les épaules de deux femmes, eau,
leur peau, peau de bébé, peau de vieillard,
peau féminine. Tu devrais être en moi.
La nostalgie de la côte de la Bretagne,
où elle a écrit cette musique, le sable et toi en moi,
tes chansons dans mes cheveux, coule dans les yeux,
des sons comme ceux de la mère, la grand-mère, la nostalgie –
un banal entrelacs de violon et de tissage,
un métier fait de cordes, plane au-dessus de l’eau de la Bretagne,
là, à la frontière entre eau et brouillard,
tout hasard est exclu. Comme à l’époque,
quand j’y étais – un enfant un violon,
je savais jouer et peindre.
Tes yeux étaient pleins de sons.
Elle joue du violon, et je me souviens
de la Bretagne, où je n’ai jamais été.
Sa robe est de blanc et d’argent.
Les gens applaudissent.
Les abeilles
Traduit de l’allemand par Jean Portante
Le clonage est installé en elles.
Et pourtant, les distingues-tu les unes des autres?
Elles bourdonnent dans tes yeux, sucent la joie,
le nectar de la lumière,
et assombrissent les globes des yeux, de plus en plus.
Quelque part les abeilles densifient le miel,
en toi, dans la cire des lunettes,
qui au milieu du trouble devient plus transparente.
Vers âpres,
la douceur tourne à l’amer dans l’acte de l’emmagasinage.
Je me souviens du coin avec un cinéma et des fleurs,
me souviens de la bière, du rire au goût de framboises,
lueur de la jeunesse et espoir,
déluge. Lointain.
Mais le clonage est installé dans l’être,
dans nos enfants, dans les vers et dans le miel.
Dans la mort aussi nous sommes les mêmes
rayons pensifs, qui n’ont pas supporté
la douleur, après tant de création et de piquer.
Facilement l’inventeur engendre toujours la même abeille.
Et quelle plaisir
qu’il n’engendre pas que des guêpes et des mouches éphémères.
Première
Traduit de l’allemand par Jean Portante
Le poisson est au-dessus, nage légèrement,
luit, happe de l’air et scintille.
Il n’y a pas de filet, pas de pêcheur, pas de prise,
le poisson rayonne dans ses couleurs,
tremble un peu,
comme tremblent les morts.
Non, non, ce n’est pas de l’amertume.
La glace a été épaisse, l’hiver dur,
les poissons d’ornement en meurent volontiers.
Le poisson rouge provient d’un autre pays.
C’est un poisson doré
dans l’étang du jardin d’un loueur d’Europe centrale.
Inconscient
Traduit de l’allemand par Jean Portante
L’attente soulève l’âme sur la pointe des pieds.
Le visage collé sur le corps comique
mesure le temps à la manière des enfants:
maintenant – plus tard, un – deux.
L’attente est la traduction que quelqu’un arrive.
Ils gisent devant moi les souvenirs inaccomplis.
De profil et de face nous les gardons, le monde et moi.
Je ne sais pas toucher – ai perdu mes doigts,
mais les paumes de mes mains ressentent l’absence comme un danger.
Nous attendons que l’homme vienne du souvenir.
Voyage à l’Ouest
Traduit de l’allemand par Jean Portante
pour Margaret Atwood
Mot dans une langue inconnue.
Je sais, il a un sens,
signifie quelque chose.
Peut-être n’est-il pas essentiel.
Peut-être n’est-il qu’une conjonction.
un nom peut-être.
Familier et étrange pour les oreilles.
J’apprends différents mots.
Attentive j’écoute le flux de chaque langue.
Je cherche le mot dans les lignes
des épaules et des collines, des ruisseaux et des ponts.
Je poursuis les nuages des voyelles,
venant vers moi des lèvres
d’amis ou d’étrangers.
Je cherche la langue dans laquelle
je suis un mot.
Je la connais déjà. Elle est étrangère.
Sa morphologie et sa syntaxe me sont incompréhensibles,
Même après savoir par cœur la grammaire
je ne trouve pas ma vraie place dans la phrase.
Mot d’emprunt également dans ma langue,
dans les rues de Sofia et les lettres de ma mère.
Quel malentendu – aujourd’hui justement.
L’histoire est assise à la table de mes parents, boit le thé avec eux.
En Bulgarie, les mots regagnent peut-être leurs anciennes significations.
De temps en temps
Traduit de l’allemand par Jean Portante
l’alphabet est blanc et noir, vert et souriant comme tu l’aimes,
les cafés à Paris, Berlin, Sofia ou Minsk sont pleins d’attente d’amour,
les femmes sont tendres, robustes, s’acceptent avec amour et sont aimées par toi,
les herbes sentent plus fort que les fleurs, les allergies savent se faire oublier, nier et aimer,
de la sueur perle sur les visages du soleil, des garçons et des hommes, que j’aime,
la chaleur déshabille les corps et les pages, avale l’alphabet, le recrache sans l’avoir aimé,
l’alphabet est pâle, sombre, clair, flou, petit et grand, ton dévouement à l’amour,
cet alphabet est latin, grec, confiant et vénal, hypocrite et cyrillique,
inodore, avec visage et visiblement arabe, retourné, tordu, trouble, raccommodé,
l’alphabet est un morceau de mots, il forme des mers et des fleuves par amour,
courants de la langue qui, clairs ou sombres, se déversent, quand tu les aimes,
il est alors gargarisant, pleureur, rieur, économe, exubérant, il est alors amant,
comme la tendresse de la pluie, tendresse, aime-la seulement,
la tendresse du soleil qui pâlit après avoir fait pâlir la couleur du vin,
de l’écran d’ordinateur, des vêtements et des étoiles,
le vert de mes yeux et de l’alphabet – herbes,
qui germent dans le champ blanc du papier, l’alphabet est l’œil
de l’inconnu en attente d’une issue entièrement inattendue de l’amour,
l’alphabet est un morceau de télégramme, de monde, d’observateur, d’humanité et de soir,
de point, d’elle, de libération, d’écho, de croix, de transfert, de
progrès, de dernières nouvelles, de courrier international,
peut-être même de mes lettres et poèmes, de cette mer d’amour,
doigts qui cherchent le vent avec leurs bouts, bout de doigts, rondeurs de l’ombre,
cet alphabet est le cri de la solitude, de la solitude de l’orphelin et du vieil
homme, de l’immigrant, du régnant et de l’amoureux, de la solitude fortuite,
celle qu’on choisit, la solitude quand meurt ta mère, la solitude du temps
Dialogue
Traduit du bulgare par Marie Vrinat
"Я не пил только сухую воду ... "Йосиф Бродски
Elle:
Ne te retourne pas dans ta tombe, tu as commencé à renommer l’existence.
Je t’appellerai Bulgarie, disais-tu, comme Cléopâtre était Egypte.
L’un après l’autre tu éteignais les mégots dans les pots d’une Galloise
et sur ton front la sueur scintillait. Tu me disais souvent de lire Cavafy,
de méditer sur le chemin qui mène à Ithaque. Et tu souffrais car j’étais femme,
femme je demeurais, Pénélope forte, qui croyait plus en Ithaque,
croyait bien plus en Ithaque et en Ulysse qu’au chemin à parcourir.
Tes errances sans but, tes visions, les noms que tu donnais à la vie
t’ont vidé, ils n’étaient que Chemin. Laisse-moi te sauver: je t’appellerai Ulysse,
au moins sur le tableau où, dans la pluie, ton corps s’en va, loin du monde,
loin de moi, vers rien, il se rebelle, car il a besoin d’Ithaque pour le chemin.
Puis j’ouvrirai les lectures, Homère et toi côte à côte,
je verserai une larme, je sentirai l’odeur de cigarettes, de sueur, d’homme et d’encre.
Lui:
Va vers la fenêtre, écoute les mots tomber.
Qui est Herbert, qui est Odon, et de Rilke faut-il parler!
L’eau à Venise acquiert un sens poétique:
Vois les anges marquer le rythme, comment oses-tu écrire sans rime?
Caresse les feuilles de papier, c’est le moindre des respects.
Quelqu’un a-t-il après Orphée écrit des vers dans les Balkans,
que peut dire la femme après Ahmatova?
Elle:
Tu es méchant, et sexiste, un vrai Juif russe émigré à l’Occident.
Tu es le dieu de ma jeunesse. Tes vers sont toujours parmi la chute des feuilles –
pour ne pas être pris, nous croyions avec force que la matière se désagrège.
Ca et là, traces d’un stylo: tes vers sans rime interdits.
Je ne les ai pas retenus, ils n’ont fait que changer mon métabolisme.
J’arrête sur la poésie. Laisse-moi boire moi aussi de ton café sans sucre.
Je sais, tu ne bois plus que de l’eau sèche…
I want a woman
Traduit du bulgare par Marie Vrinat
“I want, I want, I want a man like that”
Daphne’s Lot, Chris Abani
Lettre envoyée de Venise par l’intermédiaire de l’océan,
de Californie ou d’Italie ce n’est pas écrit mais elle dit:
«Je veux une femme qui fleure bon le matin du souvenir de moi.
Parfum de la jouissance que j’existe,
tel, exactement tel, et encore tel que je suis.
La femme que je veux, ses lèvres enveloppent,
absorbent ma tumescence lorsqu’elles m’appellent,
ses jambes, quand je laboure le sol pour l’ensemencer,
débattent avec la terre pour savoir qui m’aura dans l’éternité,
ses yeux sont rêve de moi et boivent ma soif tandis que je gagne le pain,
ses cuisses embrasent mes flancs lorsqu’elle passe près de moi,
de ses seins jaillit le lait pour mon enfant,
ses mains sont puissantes,
lorsqu’elles serrent mes épaules alourdies par les soucis.
La femme que je veux est humide de ma voix,
elle m’attend, moi, elle m’attend, je veux.»
Merci Paris
Traduit du bulgare par Marie Vrinat
Je remercie le vieillard pour la lampe d’Aladin, à Paris
1.
La fleur est une marâtre qui s’abandonne aux oiseaux et au vent,
et des graines après le pollen naissent ses enfants – fleurs également.
La fleur est une marâtre avec ses enfants – par crainte de la répétition
de l’abandon, du jeu entre les oiseaux et le vent.
Liberté apparente du pollen volant au vent, chant
rêvé des graines voltigeant dans le bec des oiseaux.
Dans cette ville finalement tout est porté par le fleuve.
La fleur de Notre-Dame, l’eau de la Seine.
2.
On attend dans la cathédrale message de paix et prières.
Le second est aisé: petit-fils pour les amis, lumière aux paroles.
Il est plus difficile de formuler la paix.
N’est-ce pas un vieil homme comme celui de l’histoire du vieillard et du poisson
écrite ailleurs mais valable aussi chez nous?
Ou une pierre blanche d’Alexandrie apportée jusqu’ici?
Assis, las d’attendre, d’une foi insatiable, il ne meurt pas.
Au restaurant des charpentiers rien n’a changé
depuis des années, les toits changent constamment,
la paix s’y réfugie et observe la perplexité des oiseaux,
les ailes alourdies.
Est-ce un souffle parmi des ailes d’oiseaux
sur lesquels personne n’oserait tirer,
là-haut, sur le toit de l’église, ils tombent pourtant?
N’a-t-il pas le cœur serré pour les oiseaux tombant?
Va-t-il les attraper par les ailes au dernier moment ou va-t-il les laisser?
3.
Oui, il me faut les vieillards, et surtout la vieille paix inutilisée,
ai-je écrit à la collègue en colère à cause de Schopenhauer.
J’ai besoin des vieillards et de leurs mythes les concernant.
Sans Hemingway je n’aurais pas su nager
et à coup sûr je me serais noyée, étonnée
de pouvoir nager comme un nouveau-né, sans avoir appris à respirer.
Non seulement dans sa mer mais aussi dans la mienne je me serais noyée.
Je ne suis pas venue boulevard Saint-Germain à la chasse aux souvenirs
mais pour rencontrer un ami.
Jean a bu son rhum, pas Sartre, un autre Jean, nous sommes dans une autre époque.
Celle des vieilles femmes et même Paris n’a pas osé me rajeunir,
les centenaires sont le plus souvent blêmes.
Seul le collier de mots à leur décolleté peut séduire sur le papier.
4.
Paris, j’étais amoureuse,
avant d’entrer en toi je t’avais trompé,
j’avais aimé la froideur d’une autre ville et sa force tranquille,
attirée par le monde du silence et des règles strictes.
Tu m’as accueillie bruyant, brillant, sale et plus riche…
Incompréhensible dans ton amour, vraiment.
Le sommet de ta tour était une flèche pointée vers le soleil,
percé, il se déverse, je te rêvais, le soleil te rêve encore.
Rencontre avec l’automne, ton automne pensais-je naguère avant de continuer sans toi.
Ah, Paris, comme ils se trompent ceux qui ne voient en toi que passé.
Et voilà, c’est l’hiver, des années plus tard.
Comment retrouver un vieil amant
que j’ai trompé follement?
5.
Il est entré dans l’appartement, il a vu les chaussures de la femme,
il a visité toutes les chambres, la cherchant du regard, étonné,
ses yeux se sont posés sur les tableaux, bleus et violets,
il s’est regardé dans le miroir, il a bu au robinet,
il a pleuré, sa voix s’est tordue, rauque, hurlement d’un jeune loup,
écorchant les poutres du bâtiment, ébranlant ses fondements.
Et comme la femme, qu’il n’avait pas trouvée,
s’attardait encore dans l’inconnu des rues de Paris,
fatigué de chercher et d’attendre, sans avoir conscience
de la présence des chaussures et de l’absence
de la silhouette dont le pied pourrait s’y glisser,
il s’est couché, il a rêvé d’elle sans soupçonner
qu’il fallait chercher longuement comme pour la pantoufle de Cendrillon.
Il a fini par s’endormir.
Du haut de ses trois ans.
6.
L’enfant et la bien-aimée, amitié la plus ancienne,
cuillère en os et savon au miel, la tour Eiffel,
le vieux chêne devant le vieux palais rivalise avec elle de hauteur,
morceau d’écorce dans les mains de l’enfant, d’une blancheur pastel,
ils la jettent dans le fleuve du haut du plus beau pont, suivent sa trace.
Les villes construites au bord de fleuves regorgent de ponts,
elles sont plus belles et plus fragiles que les autres villes.
Et les sonorités caressantes et câlines de la langue choisie par le poète
égrènent des colliers de mots sur la poésie et l’enfant.
L’enfant apprendra d’autres langues.
la poésie n’en a qu’une.
La langue aime faire
ce qu’elle estime bon.
La langue fait ce qu’elle aime.
L’espace dans lequel nous avons quitté le nôtre
sans avoir encore pénétré dans celui de l’autre nourrit la poésie.
Quelle est la différence entre le nôtre et l’autre? J’ai oublié.
7.
La rue Monge regorge d’hôtels, tant de poètes étaient ici chez eux
et ont écrit tant de poésie dans les rues de Paris,
mieux vaut commander un cacao style viennois
sous le regard des deux mages chinois tout de soie.
Le cacao est cher à Saint-Germain, comme tout le reste,
Hemingway est parti depuis longtemps, le cacao est onctueux, noir
et brun, un chocolat chaud suivant les règles de l’art.
Les vagues bleues d’un fleuve de Noël se déversent au-dessus de la rue Mouffetard,
la mairie de la ville a enfin reconnu le besoin d’un nouvel éclairage.
Les rues de Paris conservent aujourd’hui encore les secrets de ses poètes,
elles absorbent doucement mon allure, caressées par mes pas,
je ne marche pas aussi lourdement qu’à Berlin, je glisse
comme l’ange qui évoque seulement la Bastille,
ses fondements pris d’assaut sont détruits, seule sa place brille.
Ainsi me porte le souvenir de la langue de l’enfance
à quelques pas du musée arabe qui a conservé la lampe d’Aladin.
Ma langue se cache dans une lampe à volants,
personne ne peut la frotter pour en faire sortir un génie
qui résoudra tous les problèmes.
Il n’y a que ma langue dans la lampe de la rue Monge,
elle seule pourra réaliser mes vœux les plus chers.
Les mots rôdent dans l’air, esprits plus puissants que le torrent de lumière.
Quelle force transforme les électrons du réseau de la ville en photons de la langue?
8.
L’enfant frappe dans mes mains comme sur des tambours,
ses jambes pourraient faire de moi un trampoline
si j’étais allongée sur le sol,
sa bouche sourit, son regard est tendu.
Il se venge de mon absence si longue.
Toi aussi? répète-t-il, car il croit qu’un jour je comprendrai.
Et que peut-être je commencerai à parler.
Nostalgie
Traduit du bulgare par Marie Vrinat
Nostalguia est un mot étranger:
Homesickness, Heimweh, Nostalgie.
En bulgare le mot n’existe pas
hier ma fille a dit:
Maman j’ai Heimweh pour toi.
On pourrait habiter
à Los Angeles, à Paris,
New-York, Konska, Berlin, Bitterfeld,
l’important c’est l’odeur de maman,
de ses mains qui vieillissent de plus en plus vite,
qui peuvent parler aux hiboux
et serrer très fort.
Wer kommt in meine Arme?
Den habe ich lieb !
Qui vient, aimé et chéri,
dans mes bras, ailes frémissantes de colibri?
Kommt ein Vögel geflogen…
Гугутка гука в усои, леле,
гукни ми, гукни, гугутке,
гукни ми, гукни, пай пукни,
moi aussi je roucoulais, la belle,
lorsque j’étais chez ma maman.
Home, sweet home,
lorsque maman me coiffait, la belle,
mes cheveux d’or se déployaient,
lorsque maman me baignait, la belle,
mon blanc visage rayonnait.
Oh, when mom combed me,
My hair grew long.
Ach, als Mutter mich wusch,
Strahlte mein Gesicht.
Du, Vögelein, singe wie damals.
Sing, sing, blow up and die.
Sick, sick, weh, weh, heim, heim.
Tristesse, manque et espérance – danger. Maladie du-chez-soi,
Mieux vaut rester chez soi douloureusement immobile.
Non, ce n’est pas vrai.
Il y a travail à l’étranger, exil, Bulgarie chérie, sans feu ni lieu, voyage.
En bulgare on part et l’on revient,
pour repartir encore.
Je n’ai jamais eu l’idée
de chercher des mots de possession ou d’aveu.
Terra incognita
Traduit du bulgare par Marie Vrinat
«Böhmen leigt am Meer»
Ingeborg Bachmann
A Elfriede Gelinek et Alexandra Milner
Te
te – toi et ceux qui ne peuvent traduire le mot latin
Terra,
terrain – un nouveau chantier se prépare
territoire – à gagner, peupler, comprendre, livrer,
terrier – race canine,
terreur – nom d’une source sur l’île de la Grande Canarie.
Ro
rose, rouge, la viande, tout dépend de la cuisson,
roc, dont sont faits les corps forts, rocades entourant les villes,
R rrrrrrrrrrrrr (le grognement se passe d’explication)
Iste
de histrion, hystérie, histoire,
mais aussi machiniste, masochiste, communiste, journaliste.
Nous sommes prêts pour le marché américain,
Mais pour l’allemand il nous faut.
Inn – relie le Tyrol à la mer Noire
Inn – rivière autrichienne.
En outre, ce qui est «in» est à la mode
Etre «in» c’est «in»,
Le «estin» postmoderne – contraire de «nier», différent de «inné».
Ni l’un ni l’autre ne sont légitimes,
Ni la terreur d’être «in».
Mais devant en français il faut La
(le contraire du «al» de animal, amiral, bocal, carnaval, cristal).
La
Comme lac, lapin, lame, lavande, larme, latte et koala.
La terroriste dans la terra incognita de l’entre-langues.
Tu marches sur la fine larme du couteau:
un peu à droite et tu tombes dans le monde des hommes,
tout écart à gauche et tu es prise dans un élan féministe,
tu t’enfonces plus profondément, tu te coupes,
tu sautes plus haut, tu retombes coupée en deux.
Alors, vas-y prudemment, jeune fille,
lentement et mûrement, maternellement – sois patiente et pardonne,
entre T, R et N ou L, mieux vaut sans A, en tout cas sans Z.