La venue de Derrida
Malamir Malamov ramassait les poires tombées dans l’herbe lorsque le portillon derrière lui se mit à grincer, et Stoïna, la factrice, fit irruption dans le jardin. Aussi efflanquée qu’une hyène et presque aussi jolie, avec des favoris gris en bataille des deux côtés de ses joues et une courte veste bleue, toute râpée. Elle fouilla dans la sacoche difforme qu’elle portait en bandoulière et déclara d’un ton grave :
– Y a quèqu’chose pour toi, Malami !
Malamov détestait qu’on l’appelle ainsi, cela lui rappelait salami, mais la curiosité l’emporta sur l’agacement et il tendit instinctivement la main. Qui pouvait bien avoir pensé à lui dans ce désert ?
– T'vas m'payer un coup ? demanda Stoïna, un sourire jusqu’aux oreilles, la main toujours dans sa sacoche.
Il lui tendit une poire. Elle lui remit l’enveloppe, frotta le fruit contre sa manche et mordit à belles dents. Malamov aperçut le logo de l’Institut français dans le coin supérieur droit et leva les sourcils d’un air qui en disait long. Comment diable avaient-ils pu connaître son adresse ? … L’enveloppe contenait une brochure imprimée sur du papier de luxe, ainsi qu’une lettre qui lui était personnellement adressée. Il la lut attentivement. Puis la relut encore une fois et changea de visage. Stoïna mastiquait bruyamment la poire sans le quitter des yeux. Un jus clair lui dégoulinait sur le menton.
– Aaaaaaaaacrément bonnes poires, s’exclama-t-elle d'un ton mielleux et traînant.
Malamov cilla, abasourdi. Il se pencha, ramassa d’autres fruits, les lui fourra dans la main et la poussa d’un air déterminé vers la porte.
– Si ch’peux t’aider en quèqu’chose, t’sais où m’trouver… ajouta-t-elle, dans la rue.
Tu parles que j’ai besoin de toi, se dit-il. Il entra dans la maison et s’assit près du poêle. Il se sentait tout à coup fiévreux. Et comment pouvait-il en être autrement ? Derrida venait en Bulgarie. Jacques Derrida en personne ! Le penseur, le philosophe, le déconstructiviste, le père du post-modernisme. Derrida, doux Jésus !
Il laissa courir son regard sur les étagères qui ployaient sous les livres. Les œuvres de Jacques Derrida trônaient bien en vue. Les idées hardies, semées par ce clair esprit dans les friches des sciences humaines, obsédaient Malamir Malamov depuis plus de dix ans. A cette époque, c’était un critique littéraire jeune et prometteur. Le communisme venait juste de se retirer de la scène de l’Histoire, comme un pet, et les noms que l’on ne faisait que se susurrer jusqu’à une date récente dans les coins de l’université s'étalaient désormais au grand jour sur les pages des journaux. Malamov, aussitôt, se hâta de rattraper le temps perdu. Les idées nouvelles s’abattirent sur son cerveau vierge comme un marteau-pilon. Des années durant, il se battit corps et âme avec la complexité de la pensée française, avant d’en devenir finalement l’un de ses exégètes les plus avertis. Entre-temps, sa situation financière empira brusquement, quant à sa femme, elle s’enfuit en Italie avec leur fille unique. Malamov décida de louer son appartement de Sofia et de s’installer dans la maison paternelle, à la campagne. Il y transporta toute sa bibliothèque, vendit la machine à laver pour pouvoir acquérir un ordinateur d’occasion, et se mit à mener une vie simple et saine, au pied du Balkan, tout comme ses dignes ancêtres. De temps à autre, ses textes à la pensée profonde faisaient leur apparition dans la presse spécialisée, histoire de rappeler qu’il existait. Peu de gens les lisaient, mais, de toute évidence, beaucoup les admiraient. Il en avait maintenant la preuve. On l’invitait à un colloque auquel participerait Jacques Derrida en personne…
Malamov se prit la tête entre les mains. Derrida, à Sofia ? Allons, allons ! L’endroit où habitait Derrida était aussi peuplé de Lacan, Baudrillard, Ricœur, Foucault : de leurs séjours olympiens, ces nouveaux dieux envoyaient des signaux à l’humanité, que seuls les initiés étaient capables d’interpréter. La conscience de faire partie des initiés tout en gardant une distance respectable lui procurait un confort moral bien particulier. Mais voilà que, brusquement, tout s’embrouillait. Il y avait quelque chose de très alarmant dans cette visite. Ça sentait l’inspection. Peut-être Derrida était-il en colère ? Peut-être quelqu’un lui avait-il soufflé que, dans cette province de misère, des aborigènes ignares et présomptueux interprétaient ses textes bien trop librement, et voilà qu’il venait remettre un peu d’ordre. Désigner personnellement ses dignes continuateurs et écarter les charlatans qui pervertissaient son enseignement.
Était-ce un honneur ou un piège ?
L’espace d’un instant, Malamov fut tenté de jeter la lettre dans le poêle et d’oublier toute cette histoire. Mais ensuite, il se rendit compte qu’il était impossible d’oublier une chose pareille. Elle le titillerait jusqu’à la fin de ses jours. Espèce de couard ! Espèce de couard ! Non, ce n’était pas un couard ! Il irait à la rencontre de Derrida, quel qu’en soit le prix à payer. L’enjeu était trop grand. D'emblée, il était évident que ce ne serait pas un colloque comme les autres. Le seul fait qu’il ait lieu au Hilton, et non à l'université, dans quelque amphi hideux, était une preuve éloquente du style et du rang de l’événement. Habituellement, c’était là que se tenaient les rencontres entre chefs d’État et représentants des élites du monde des affaires, qui devisaient sur l’avenir de l’est de l'Europe.C’était un signe. Il devait s’y préparer, et sérieusement encore.
Malamov constata avec agacement que la lettre avait voyagé pendant plus de vingt jours. C’était d’ailleurs un véritable miracle qu’elle lui soit parvenue ! L’événement avait lieu deux semaines plus tard. D'après le règlement, les communications étaient réduites à cinq minutes, ce qui ne lui facilitait en rien la tâche. Au contraire. Cinq minutes, c’est le temps idéal pour briller par sa stupidité. Et très insuffisant pour révéler la profondeur de son esprit. Surtout lorsqu’on a un Derrida en face de soi. Il s’efforça de s’imaginer le sourire ironique du grand philosophe français… Il était plus terrifiant que la guillotine !
Cette nuit-là, Malamov fit un cauchemar. Derrida guettait derrière la porte de la salle où se tenait le colloque et chassait tous ceux qui tentaient d’entrer. Malamov ne put même pas entrevoir son visage. Deux bras forts aux manches relevées jaillirent de la pénombre, le saisirent et l’envoyèrent rouler dans l’escalier de l’hôtel. Il se réveilla trempé de sueur. La lune claire fixait sa fenêtre des yeux. « Au travail ! » se dit-il.
Or le travail n’avançait pas. Malamov lisait sans relâche, prenait des notes, errait dans la nature ; une fois, même, il se soûla dans l’espoir de débloquer son processus mental. En vain ! Plusieurs fois il décida de renoncer, ensuite il se remettait à l’ouvrage. Il allumait son ordinateur et regardait l’écran. Mais il n'y voyait qu'une seule chose : le sourire ironique de Derrida. Une semaine entière passa ainsi. Un beau jour, une femme du village lui apporta un morceau de citrouille qu’elle venait de sortir du four. Malamov huma la vapeur brûlante, et la paix se fit en lui. Il s’assit devant son ordinateur et commença à écrire. En deux jours, il produisit une cinquantaine de pages. Il les relut, ce qui lui prit plus d’une heure. Il ne disposait que de cinq minutes. Il se mit en devoir d’abréger. Pour finir, il jeta tout au panier. Le colloque commençait le lendemain. De nouveau, il se précipita devant l’ordinateur. Et relut, montre en main. Abrégea. Relut de nouveau. On entendit, dehors, le chant d’un coq.
« Tout juste cinq minutes ! » constata-t-il avec jubilation.
De la brume matinale émergea une silhouette juchée sur un vélo. Un coup de sonnette rauque lui parvint. Tout en slalomant habilement entre les trous, Stoïna roula jusqu’à l’arrêt d’autobus marqué par un pieu rouillé et tordu. Malamov, solitaire, piétinait sur place. Le froid piquait ses jours rasées de près. Elle l’examina, le renifla et leva les sourcils :
– Tu vas où, attifé comme ça ?
– Je vais à Sofia, déclara-t-il, lugubre, avant de regarder sa montre.
– Oh, c’est pâs la peine d'l’attendre, fit-elle en agitant la main. Y sont partis c’matin à la chasse. Y z’ont pris l’autobus pour les emmener à la réserve...
– Quoi ? Mais quelle chasse ? cria Malamov. Et moi, qui est-ce qui va me conduire à la gare ? Ça fait quinze kilomètres ! Je vais rater mon train !
– Hé, pourquoi t’leur as pas dit hier soir qu’tu voyageais ? rétorqua Stoïna indignée.
– Parce qu’il y a des horaires d’écrit, tiens !
Elle observa un silence prudent. Malamov fixait du regard son visage laid, puis il saisit d’un air décidé le guidon de son vélo.
– Passe-le moi, dit-il. Je te le rends ce soir.
– Hé-é-é ! Stoïna s’agrippa à la carcasse cabossée. Qu’esse tu me donnes ?
– Tu vas voir ce que je vais te donner…, marmonna Malamov d'un air vague mais convaincant en lui arrachant le vélo des mains.
Il s’assit sur la selle et s’élança sur la route. Le train partait à huit heures trente. Avec un peu de chance, il pouvait l’attraper. Dans le pire des cas, il prendrait l’omnibus de onze heures vingt-cinq et arriverait pour la séance de l’après-midi. Il n’avait pas encore décidé s’il resterait pour le dîner avec Derrida. Il ne savait pas le français et avait peur de se ridiculiser. L’important, c’était qu’il figure parmi les invités…. C’était déjà en soi incontestablement bon signe.
Tout à coup, le guidon fit une embardée. Malamir perdit le contrôle. Dans le tournant, l’engin fit une envolée et alla s’écraser dans le ravin. Le monde se mit à tournoyer sous ses yeux avant de s’éteindre. Il reprit connaissance au fond d’un ruisseau pierreux asséché. L’une de ses jambes gisait de côté, anormalement tordue. C’est alors qu’il aperçut le loup : il n’était qu’à un mètre de sa tête et le dévisageait de ses yeux jaunes. De la fumée s’échappait de ses narines. Malamir Malamov n’osait pas bouger. Brusquement, des coups de feu retentirent au-dessus des arbres dénudés. L’animal disparut, la queue basse. Malamov roula sur le dos et fixa du regard le ciel serein. Les chasseurs ne le trouvèrent qu’à la tombée de la nuit. Ils lui versèrent quelques gouttes de gnôle dans la bouche et le firent monter dans l’autobus, avec les restes du vélo.
– Tu vas t’en sortir, mon vieux ! dit le chauffeur. Il lui donna une bourrade et alluma le moteur.
« Le nom même de déconstruction qui, à l'Ouest, a perdu beaucoup de sa force d'attraction (et qui, du moins comme thème de colloques, n'intéresse plus personne) retentit encore sur les pentes déchiquetées du Balkan comme un cri de guerre ».
Andreas Rosenfelder, Koultoura, 25/01/2002
Traduit du bulgare par Marie Vrinat