Surveillance et conditionnement - extraits
Germinal Tchivikov
Surveillance et conditionnement
la prose littéraire de la Sécurité d'État
extraits
Le narrateur narré
Sur la base de la loi sur les archives de l'ancienne Sécurité d'État, j'ai eu deux fois accès à une masse de textes qui racontaient une partie de la vie d'une personne longtemps surveillée et conditionnée. Cette personne porte mon nom et présente des caractéristiques que je pourrais imputer à mon Moi d'il y a quarante ans, mais c'est bien tout. Rangés dans l'ordre chronologique, ces documents font naître une image qui m'est à la fois bizarrement étrangère et connue, et qu'il m'est difficile d'assimiler au moi qui écris aujourd'hui ces lignes, sans compter que le service en question le surveille et, surtout, le raconte comme si c'était son objet. Tel un pêcheur mythique, la Sécurité d'État tire du néant dans ses filets l'objet qui s'est pris dans ses rets et lui donne, dans son récit, une image et des contours. C'est elle, la Sécurité d'État, qui est son créateur ou son creator ex nihilo, comme l'a dit le grand théoricien russe de la littérature, Mikhaïl Bakhtine.
Aussi ai-je suffisamment de motifs pour approcher ce lot de textes et l'objet qu'ils racontent comme une oeuvre littéraire dont l'auteur est le sujet collectif de la Sécurité d'État. D'autre part, la narration en question présente tout un tas d'autres caractéristiques de la prose littéraire et de fiction : une langue particulière, une souveraineté tout artistique à l'égard des normes orthographiques et syntaxiques, un refus de prendre parti quant à la véracité des faits et des realia, enfin et surtout une redéfinition créatrice de la représentation que l'on se fait de valeurs traditionnelles telles que conscience, honnêteté, amitié et traîtrise.
Le héros principal de ce récit s'appelle XXXXX XXXXX XXXXX. Parfois, il n'est nommé que par l'un ou par deux de ses noms masqués. Dans le cas contraire, si le nom n'était pas masqué, des identifications injustifiées auraient pu être établies avec un autre nom tiré du monde empirique et cela aurait pu faire naître le soupçon que l'objet en question est plus qu'une creatio ex nihilo de son auteur. En outre, pour le lecteur de ces archives, l'objet raconté ne doit avoir d'existence qu'à travers sa mise en parole par le narrateur SÉ1, et il n'est pas mauvais non plus de rappeler à l'objet en question, en masquant son nom, que cette mise en parole est son seul mode d'existence.
[…]
Les réalités de ce monde raconté (personnages, lieux, dates et autres), ne sont pas soumises aux critère de vérité et de véracité factuelle, et c'est justement ce qui donne aux « documents de la SÉ » leur caractère d'œuvres littéraires sui generis. Cela ressort de manière particulièrement frappante du dernier document figurant dans le dossier de la cible et daté du 1 juin 1994 (!) par lequel commence notre récit et dans lequel on peut lire que depuis 1989 et l'avènement de la démocratie, la cible aurait de facto cessé ses visites en Bulgarie. En réalité, l'individu XXXX XXXX ne commence à revenir dans le pays qu'à partir de cette date justement !
Sans compter qu'aucun des narrateurs réguliers de la SÉ – les divers « agents », « collaborateurs » ou « contacts de confiance » – ne se soucie à quelque moment que ce soit de son récit (« rapport » ou « information ») des critères de vérité ou, du moins, de véracité des faits. Au contraire, ils construisent entièrement leur récit d'après leurs propres humeurs et intérêts à plus ou moins long terme (excursion à Bucarest, vengeance d'une offense, admission de leur fille dans un lycée bilingue), selon un diapason qui varie entre la pure invention et la prise en compte d'un incident qui a eu lieu. De son côté, le narrateur en chef, généralement un colonel auquel les agents remettent leurs rapports, n'est pas non plus très regardant sur la véracité des faits rapportés dans leur récit. L'inscription même des noms et prénoms, des dates de naissance et autres détails factuels banals concernant la véritable identité des objets du récit est, à chaque fois, comme le lecteur peut s'en convaincre, affaire d'appréciation personnelle.
[…] Ce décalage de principe entre le récit de la SÉ et les critères de véracité des faits est sans doute la raison qui explique une bizarrerie de comportement maintes fois observée : si vous avez l'impression de reconnaître dans tel ou tel agent quelqu'un de votre entourage et que vous vous permettiez une allusion à son récit, voire une confrontation, aussitôt, au lieu de sourire avec une fierté cachée, cette personne vous en voudra, écumera d'indignation, vous demandera si vous n'avez pas honte et, pour finir, vous collera un procès pour diffamation et outrage. Et elle aura raison à sa manière, car le récit de la SÉ est proprement incroyable.
Mais, derrière ce narrateur, le lecteur percevra naturellement aussi la présence du narrateur originel, ce Germinal Tchivikov en question ou son moi empirique qui, on l'aura compris je l'espère, n'est nullement identique à l'objet XXXXX XXXXX. Déjà par le choix et l'ordre opérés à l'intérieur de cette masse de textes, G. Tch., narre à son tour le narrateur par l'intermédiaire de fragments de ses propres archives. De cette manière, de narrateur, la SÉ devient la cible du narrateur G. Tch., pas moins impuissante et vulnérable que XXXXX XXXX, cible du narrateur SÉ.
[…] Mais avant tout, le narrateur G. Tch. a conscience de sa responsabilité à l'égard du caractère unique sur le plan littéraire-fictionnel de l'inventaire linguistique acquis par son objet durant l'accomplissement de ses tâches peu aisées au cours de près de cinq décennies. En faisant référence à Roman Jakobson, on peut parler, dans ce cas précis, d'une littérarité d'un genre particulier propre à la structure linguistique de ces documents. […] La langue du narrateur SÉ est le héros principal du récit.
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TOP SECRET !
JE RATIFIE
CHEF DU
SERVICE « SÉCURITÉ »
Major :
Roussé, 01.06.1994
PROPOSITION
Concernant : cessation de l'activité liée au DÉO (Dossier d'élaboration opérationnelle) « Traître [à la patrie] », avec l'étiquette « Diversion idéologique » de l'individu XXXXX XXXXX XXXXX. Avec l'avènement des changements démocratiques en Bulgarie, depuis 1989, la cible a diminué son activité contre le pays et a pratiquement mis fin aussi bien à ses visites ici qu'à son attitude hostile.
Sur la base de ce qui est exposé plus haut et du fait que l'étiquette sous laquelle le dossier a été instruit est décriminalisée depuis 5 ans
JE PROPOSE
Qu'il soit mis fin à l'activité liée au DÉO « TRAÎTRE [à la patrie] » et que les matériaux soient donnés aux archives pour conservation et utilisation générale.
Avec accès restreint !
INSPECTEUR
Major / illisible/
D'ACCORD
Major : / illisible
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Demande donc, demande, je n'ai rien à cacher. J'ai pris ma retraite dès 89 en voyant la tournure que prenaient les événements. T'étais où, toi, alors, t'étais pas à Vienne ? Ah, t'es là-bas, mon fils aussi il y est, il a un business. […] Qu'est-ce que tu veux que je te dise maintenant ? […] Tout était fait en suivant l'ordre et la loi, qu'est-ce tu crois ? On entend aujourd'hui toutes sortes de conneries. Untel aurait été un agent de la SÉ, untel aussi. Allez, on va les noircir. Les gens nous ont aidés, oui. C'est l'État qu'ils aidaient. Et alors, quelle honte il y a à faire ça ? C'est pour ça qu'on les respectait. Maintenant encore on les respecte, et on leur fait confiance, qu'est-ce que tu crois ? Quel État n'a pas des organes de ce genre ? Celui où t'es, maintenant, il en a pas ? Écoute-moi bien. Pas la peine de faire l'intéressant, je te connais trop bien. Toi, ton père, ton grand-père. Tu peux pas me faire peur. Tu peux pas me demander des comptes pour ce que j'ai fait. Quoi que j'aie fait, c'était pour la Bulgarie. C'est pour la Bulgarie qu'on travaillait. Pour l'État. Des gens comme nous, l'État bulgare il en aura toujours besoin, avant, comme maintenant, qu'est-ce que tu t'imagines ? Pauvre merde.
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TOP SECRET
DIRECTION GÉNÉRALE MINISTÈRE DE L'INTÉRIEUR
ville de Roussé
Communiqué par « Svetlana »
Accepté par le lieutenant-colonel Stoyan Petrov
le 12/XI/1969 à 15h
/renseignement absolument vrai/
INFORMATION
L'informateur donne le renseignement suivant en lien avec les tâches qui lui ont été confiées :
Le 11/XI/1969 à 20h j'avais quelque chose à faire dans la demeure de PANAYOT, père de XXXX XXXX XXXX. Peu après, le téléphone a sonné et PANAYOT a pris la communication. J'ai compris que sa fille PLAMENKA / Poupa / l'appelait de Sofia. On entendait distinctement. Elle l'a informé du fait que son frère XXX, étudiant à Sofia, est détenu par les autorités du ministère de l'Intérieur et que son père doit partir à Sofia pour faire quelque chose. Est-ce qu'il doit se rendre au ministère, où exactement, elle ne sait pas. PANAYOT est resté étoné [sic]que son fils soit arrêté, mais sa fille a commencé à l'accuser en disant : « Sache que c'est toi le seul coupable dans cette affaire. C'est toi qui a mis en l'air ses études et sa vie. PANAYOT lui explique qu'il n'est coupable de rien. PLAMENKA se remet à lui crier qu'il est le seul coupable. Où est-ce qu'il les a trouvés ces livres qu'on a pris chez lui ? « Quand je suis rentrée, j'ai compris qu'on avait perquisitionné chez lui, sinon j'aurais jamais su qu'il avait été arrêté. Je suis allée au ministère de l'Intérieur mais ils ne disent rien. Il est détenu et il a quelque chose à voir avec un groupe entier, mais je ne sais pas quoi. » PANAYOT lui explique encore une fois qu'il ne sait rien et qu'il ne pourra pas se rendre à Sofia, mais qu'elle, peut-être, peut faire quelque chose. PLAMENKA crie de nouveau qu'elle court comme une folle, que ça fait trois nuits qu'elle ne dort pas tellement elle est inquiète et qu'elle nepeut [sic] rien faire. Pour finir, son père lui a dit de le rappeler pour le tenir au courant. Quand sa femme l'a appris, elle s'est mise à pleurer.
« Svetlana »
OPÉRATION :
Envoyer une copie de cette information à la direction n°VI de la SÉ de Sofia pour qu'ils s'en servent.
DIRECTEUR-ADJOINT DIRECTION VI – SÉ
/lieutenant-colonel/
/illisible/
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Quand as-tu commis une faute. Où as-tu commis une faute. Avec qui as-tu commis une faute. Que savent-ils. Que ne savent-ils pas. Que ne peuvent-ils pas savoir. Que ne doivent-ils pas savoir. Est-ce qu'ils vont te frapper. Ton carnet. Le papier ciré. La machine à écrire. Comme tout miracle2, ce manège va tourner trois jours dans ta tête, ensuite ça se calmera, le seau n'empeste pas davantage, tu n'as plus envie de vomir à la vue de la soupe et les jours et les nuits sont remplis d'événements intéressants : bruit de pas, de voix, des pleurs qui viennent de quelque part. Mais ce qui va donner particulièrement du sens à tes jours et tes nuits, c'est la promenade jusqu'aux chiottes, et le bout de vieux journal que te tendra aimablement le gardien debout, jambes écartées, devant toi accroupi. Il prendra garde que tu t'en serves pour ce à quoi il est destiné, que tu ne le caches pas dans ta cellule. Un mois, deux, trois, quatre mois. On est quel mois aujourd'hui ? Ici, apparemment, on ne frappe pas.