Adriana (extrait)

Adriana, Sofia, Ciela 2007 (extrait)

à paraître aux éditions des Syrtes, 2008

Un jour, Ioura, mon adorable cousine germaine que toute la famille plaignait parce que sa mère était morte très tôt et que son père s’était presque aussitôt remarié avec une veuve originaire de la Bulgarie du nord-ouest – comme dans les contes les plus cauchemardesques où il était question de marâtres, il avait complètement cessé de s’occuper de sa fille aînée et de lui prêter attention, aiguillonné, bien entendu, par la veuve originaire du nord-ouest qui, après l’avoir taraudé et empoisonné pendant deux ans, réussit à chasser Ioura chez sa grand-mère, à la suite de quoi elle fit de furieuses tentatives pour concevoir un enfant à elle (elle allait de guérisseurs en rebouteux, de charlatans en sorcières, exorciseuses, voyantes, Turques et Hodjas, buvait des décoctions, accomplissait toutes sortes de trucs dégoûtants, comme par exemple faire le tour du quartier à minuit en saupoudrant les maisons de cendre depuis longtemps refroidie, ou rester accroupie durant des heures avant le point du jour au-dessus d’une casserole de chou bouillant, afin que ses entrailles s’imprègnent des vapeurs curatives du chou), quoi qu’il en soit, elle ne put avoir d’enfant capable de faire de l’ombre à la belle Ioura, d’adoucir le sentiment de culpabilité de son père, profondément refoulé, à l’égard de sa jolie fille unique; ainsi donc, un dimanche, en fin d’après-midi, en plein milieu du mois d’août, dans la ville désertée comme en temps de peste, dans le désert de la canicule implacable de l’été qui ramollit à la fois le cerveau, le sang et les os des quelques Sofiotes demeurés en ville, par un tel soir d’été, dans l’odeur de poussière, d’asphalte et de rues désertes, la sensation des pierres chauffées à blanc et des nuits blanches qui s’ensuivent, sans m’appeler sur mon portable, sans me prévenir de sa visite, sans s’excuser d’avoir sonné l'alarme sans arrêt à l’interphone (il s’avéra ensuite qu’elle avait tout simplement appuyé la main sur le tableau de l’interphone sans se rendre compte de l’alarme qu’elle provoquait), sans prendre la peine de savoir si je n’étais pas en train de travailler, d’écrire, de rédiger un article à rendre deux heures plus tard, si je n’avais pas un engagement, si je ne devais pas sortir, si je n’attendais pas quelqu’un, si on ne m’attendait pas quelque part, bref si je n’avais pas d’autres projets, par un tel soir d’été, Ioura fit irruption dans mon atelier sans s’enquérir de tout cela et s’installa dans le fauteuil le plus confortable (l’unique, d’ailleurs). Non, Ioura ne me demanda pas le moins du monde si je n’avais pas d’autres projets pour la soirée, éventuellement pour la nuit. Il ne lui vint même pas à l’esprit de me demander si je n’avais pas d’autres projets pour la soirée, éventuellement pour la nuit, que d’écouter son monologue qui allait me tomber dessus, à partir de ce moment et pour le restant de ma vie. Non. Non, j’étais sa chose, dont elle pouvait disposer quand elle le voulait et comme ça lui chantait, j’étais en réalité son cousin, mais plus encore un ami, ou plutôt une amie, confidente, sœur, son ami depuis l’enfance, aussi loin que je me souvienne, en fait, Teodor, aussi loin que je me souvienne tu es toujours près de moi, Teodor, je n’ai pas de souvenir de moi sans en avoir également de toi, Teodor, m’avait dit un jour Ioura, et à cet instant précis j’étais devenu son guerrier, son protecteur jusqu’à la fin du monde. Avec son intuition animale, elle avait tout de suite et inconsciemment saisi la manœuvre pour gagner et m’avait peu à peu assujetti comme un moucheron égaré qui tombait dans la cascade de ses cheveux (de sa chevelure il sera question plus loin, je ne peux pas tout raconter à la fois!), et, pour le moucheron, il n’y avait pas de retour possible, non, aucun. J’avais neuf ans de plus que Ioura, j’avais déjà terminé mes études à l’université et publié mon premier roman qui, je suis flatté de le dire, avait été un succès tant auprès du public que de la critique qui avait vu en lui un événement littéraire, il se vendait étrangement bien et faisait l’objet de rééditions étonnamment fréquentes, ce qui profitait aussi bien à mes finances qu’à mon amour-propre. Je travaillais comme journaliste dans une revue qui faisait autorité, j’évoluais dans un milieu propice, j’avais une amie, un atelier (celui même dans lequel Ioura fit irruption en cette fin d’après-midi d’août et oublia d’en repartir, pas au premier degré évidemment). Ioura avait six ans et moi quinze lorsqu’elle prononça la phrase légendaire, à savoir qu’elle ne se rappelait pas la vie sans moi, accomplissant ainsi un rituel entre elle et moi et m’adoubant, moi, un garçon de quinze ans, son chevalier, pour la servir suivant les différentes nécessités liées aux différents âges de la vie – l’attendre avec ma voiture et des lunettes noires après l’école, de manière à ce que tout le monde la voie et, plus important encore, pense que j’étais un chef maffieux et elle un espion infiltré qui ferait voler en éclats différents codes et découvrirait des criminels, elle avait rebattu les oreilles de ses copines de classe avec ces sornettes. Plus tard, lorsqu’elle était au lycée, je jouais le rôle de son petit ami dont toutes ses copines devaient tomber amoureuses, pour l’envier et vouloir faire ma connaissance, mais moi, bien entendu, je devais memontrer extrêmement réservé, je ne devais même pas les gratifier d’un regard, mais pas d’un seul, lorsqu’elles passaient en grappes devant moi, pouffant d’un rire artificiel en se racontant leurs blagues de jeunes écolières en fleur. Pour ce faire, je dus me laisser pousser la barbe et les moustaches, ce que je déteste, avoir les cheveux longs, de préférence avec un catogan, et ne porter que des chemises en jean, c’était justement ce modèle, genre pub pour Levis, que portait Ioura au lycée. J’essayais de lui faire comprendre que ce n’était plus moderne, qu’elle n’impressionnerait guère ses copines, que non seulement aucune ne tomberait amoureuse de moi, mais qu’en outre elles ne me remarqueraient même pas, que c’était un look terriblement démodé, mais elle insistait et insistait, jusqu’à ce qu’un beau jour, déçue, elle se rende compte que j’avais raison. Ensuite, il m’a fallu l’accompagner à son bal de fin d’études secondaires, même si elle savait que je les avais en horreur, que je détestais les lycéens qui fêtaient la fin de leurs études, leur mauvais goût, leur accoutrement, leur stupide suffisance, les coups de klaxon encore plus stupides dans les rues, leurs cortèges et leurs cris m’horripilent au plus haut point, tout comme leurs robes moches, leur coiffure horrible, leurs frisettes, leurs boucles d’oreille clinquantes, leurs sourcils arqués, leurs chaussures vernies, leurs talons, avec lesquels elles s’emmêlent leurs jambes tout juste épilées et qui les empêchent de marcher, ça aussi ça m’horripile au plus haut point, toute cette pompe absurde, cette musique vulgaire, ce kitch qui, chaque année à la fin du mois de mai, se déchaîne dans tout le pays, se propage à tous les parents et à tous les lycéens de classe terminale, à tous les lycées de Bulgarie, tout cela m’horripile au plus haut point, cette ostentation rigide, cet étalage de couleurs et de cris de perroquet m’achèvent, et tout ça à la fin du mois de mai, à la fin de mai, saison des lilas en fleurs (et avant, des magnolias), à la floraison si brusque qu’on peut la manquer, c’est pour cela qu’il faut y être attentif, ne pas laisser distraire son attention, par ces longues files de limousine sillonnant les rues du pays, ces files de voitures et de jeeps clinquantes, telles des perles de verre volées par des pies dans toutes les rues du pays, avec, dedans, des créatures encapuchonnées qui gloussent et jettent par les fenêtres l’argent de leurs parents, cet argent que leurs parents devront eux-mêmes économiser ou rembourser à des banques des années durant, des années durant ces parents devront se priver de beaucoup de choses pour économiser cet argent, le rembourser aux banques, sans compter les photos, les larmes, les fleurs, les effusions, le whisky des parents, cette latinosentimentalité, cette latinofierté, aussi bien des parents que de leurs enfants, c’est insupportable, franchement insupportable, d’autant plus que mon propre bal de fin d’études secondaires avait été une catastrophe sur toute la ligne, sur les plans de l’amour, de l’alcool et des finances, mais je n’ai aucune envie de m’en souvenir. Je protégeais Ioura et ses copains tandis qu’ils écrivaient des graffitis la nuit; je les emmenais au marché d’Ilientsi; dans le quartier Droujba où ils achetaient des sprays pour dessiner sur les murs, dans des fabriques où l’on exportait vers l''Italie et où ils s’achetaient des vêtements à meilleur prix, dans les villages environnant Sofia, où se trouvaient les villas des amis de Ioura, je les y conduisais où les y ramenais, j’avais le statut de chauffeur particulier de Ioura et je ne renâclais pas, j’étais fier; une nuit, nous sommes même entrés dans le cimetière mais, l’escapade se révélant ni assez romantique ni assez excitante, nous avons dû nous rabattre sur le café proche du cimetière où nous avons bu de l’eau-de-vie, et profiter de la tragédie que le patron du café et sa maîtresse ne cessaient de jouer à tout venant, drame sans aucun intérêt et tout à fait prévisible, tandis que le petit garçon de cinq ans qu’ils avaient adopté dormait, criait, délirait et pleurait, couché sur deux fauteuils disposés l’un contre l’autre, et qu’ils le tranquillisaient et l’étreignaient, la morve au nez, mais lui se débattait, il voulait se réveiller, s’enfuir, ficher le camp loin de la fumée des cigarettes, des vapeurs d’alcool, il voulait sans doute rentrer dans la Sibérie cristalline et glacée où on l’avait pris, pourquoi la Sibérie, oui, pourquoi la Sibérie, et pourquoi l’avez-vous adopté, leur demandais-je d’un ton menaçant, et ils recommençaient encore et encore, avec la même nullité, les mêmes clichés dont, apparemment, ils se grisaient, et Ioura les regardait, fascinée, leur posait des questions, hochait la tête, souriait, elle voulait exprimer à quel point elle était à fond, vraiment à fond dans cette histoire, leur histoire, si incroyable, sublime, et ses regards s’entêtaient à vouloir me convaincre qu’un écrivain, voilà dans quel genre d’endroit il devait aller, voilà à quel genre d’histoires il devait se confronter, voilà quel genre de caractères il devait décrire, à chacune de leurs phrases elle opinait et me lançait des regards insistants, voulant m’inculquer encore une fois ses idées, ses observations exceptionnelles. Je ne la contredisais pas, comme je le faisais d’ordinaire, me contentant de hocher moi aussi la tête avec zèle et d’exprimer mon accord, car, sous l’influence de l’alcool, le destin de ces deux-là et de leur enfant sibérien me paraissait produire une matière excellente, être une véritable mine d’or. Je veux simplement dire que je ne fus nullement étonné lorsque, en cette soirée d’août, Ioura fit irruption dans mon appartement, autour d’elle tout n’était que mouvement, scintillement, frémissement de stupeur et d’excitation, ses yeux étaient écarquillés, toutes sortes d’expressions se succédaient sur son visage, surtout le bonheur ou le malheur, je n’arrivais pas à saisir, je n’arrivais pas à saisir exactement ce qui s’était passé, excuse-moi de ne pas avoir donné signe de vie pendant presque six mois mais je n’avais vraiment pas le temps, tu ne sais pas tout ce qui m’est arrivé, je sais, lui répondis-je laconiquement, sans la flamme avec laquelle, généralement, son interlocuteur s’exprimait, je sais, tu as commencé un travail – je dois préciser que Ioura vivait avec sa grand-mère, qui est aussi la mienne, étant donné que ma mère et celle de Ioura étaient sœurs. Ma mère, tout comme notre grand-mère, ne put pardonner au père de Ioura son remariage peu opportun, d’après leurs commentaires hargneux, c’était un petit bonhomme extrêmement médiocre en toute chose, il ne pouvait imaginer rentrer chez lui sans y trouver journal, pantoufles, femme et eau-de-vie, salade, bonnes odeurs de cuisine. Tous, Ioura y compris, trouvaient la seconde femme de son père si terne et si banale que, affirmaient-ils, ils ne pouvaient même pas se rappeler son visage, quant à Ioura, chaque fois, disait-elle, qu’elle la rencontrait dans la rue, elle n’était pas sûre de saluer la seconde femme de son père ou une autre personne. Et la seconde femme de son père, qui venait du nord-ouest de la Bulgarie comme n’omettait jamais de le préciser Ioura, elle n’avait qui puisse plaire ou déplaire, rien que l’on puisse se rappeler ou oublier, rien que l’on puisse mentionner ou taire comme étant sa particularité. En quelque sorte, il n’y avait absolument rien à dire à son sujet, sinon son incontestable provenance du nord-ouest. On avait consacré pas mal de temps à cette femme car je ne voulais pas que Ioura se monte contre elle, je désirais qu’elle l’accepte sereinement et facilement, et un jour elle m’avait demandé: d’accord, mais toi, comment la décrirais-tu? Tu es bien un écrivain? Tu trouverais intéressant de parler d’elle? Crois-tu qu’il puisse lui arriver quelque chose de mieux que de monter sur Sofia, comme elle dit, d’épouser mon père, de lui préparer ses petits plats et de faire le tour des voyantes? Que dirais-tu d’elle? Ioura avait la particularité de poser plusieurs questions à la fois, tout son être devenait question, attendant ou n’attendant pas de réponse selon son rapport aux thèmes soulevés. Dès la première année, Ioura perçut l’agacement de son père concernant son acte trop rapide, son amertume face à sa propre volonté tétanisée qui ne lui permettait pas de revenir en arrière et allait lentement le fixer dans le passé, dans le regret et le sentiment de culpabilité, quelques années plus tard, seulement, il aurait une impression de gâchis et de déchéance, de non réalisation, ses cheveux blanchiraient, il paraîtrait artificiellement vieux, vieilli par le manque de courage, le manque d’audace et de volonté, le manque d’air et de matins purs comme le cristal, vieilli par la perte irréversible de sa jeunesse et de la mère de Ioura, Ioura bébé, sa mère et lui, les photos trembleraient entre ses mains, il les garderait dans un endroit secret, inaccessible à sa femme originaire du nord-ouest, parfois il les sortirait et pleurerait en les regardant, avec ses vêtements qui pendouillaient, ces vêtements qui avaient beau être lavés et aérés, mais qui sentaient toujours le chou, les médicaments et l’âtre refroidi, Ioura compatissait en silence, tranquillement, mais devant lui elle feignait de ne rien remarquer, elle n’abordait pas ce sujet, elle l’épargnait et le caressait de ses yeux, de sa présence, de son rire, lorsqu’il fixait son regard sur elle et prononçait avec stupeur: «Comment se peut-il que tu lui ressembles à ce point!», il n’avait que quarante-cinq ans mais semblait résigné et brisé, Ioura ne savait que faire d’autre avec lui sinon lui sourire et lui parler d’elle, comme s’il lui était très important d’entendre son avis, de lui demander conseil, c’était la seule chose qu’elle pût faire pour son père, il vaut quand même mieux qu’il vive avec sa seconde épouse, avec leur double veuvage qui imprègne tout, qu’avec moi, se disait Ioura qui se sentait bien avec notre grand-mère dont elle portait le prénom, une petite vieille tranquille, rayonnante et souriante qui, tous les matins, préparait des beignets pour Ioura, repassait, faisait la lessive et était aux petits soins pour sa petite fille qu’elle admirait et adorait. Il va de soi que notre grand-mère préférait Ioura. Parfois, j’avais le sentiment que même mes parents la préféraient. D’une certaine manière, nous aimions tous Ioura plus que moi. Tous tremblaient pour elle, elle les aspirait et les portait avec elle, c’est d’ailleurs ce qu’elle faisait avec chacun d’entre nous. Par notre grand-mère commune, justement, j’avais appris que Ioura avait commencé un travail. Je m’étonnais que Ioura ait commencé à travailler à un moment aussi étrange, comment irait-elle en cours, manifestement elle y avait renoncé, mais je ne confiai ces réflexions ni à ma grand-mère ni à ma mère, ne voulant pas les inquiéter, je savais tout simplement qu’un beau jour Ioura ferait son apparition et me tomberait dessus, je priais seulement pour que cela se fasse sans pertes ni fracas. Ioura était en troisième année d’anglais à l’université de Sofia, elle était parmi les plus douées mais n’accordait pas d’attention particulière à ses études comme si une maîtrise quasi-parfaite de la langue et de la littérature anglaises étaient dans l’ordre des choses, tout à fait naturelles. Ioura et sa grand-mère vivaient de la retraite de celle-ci, de l’argent ridiculement modeste que son père lui versait et du loyer de l’une des pièces de l’appartement qu’elles louaient à des étudiantes. Il était plus qu’évident que ce n’était pas suffisant. Sans compter que Ioura voulait aller en Angletere car elle adorait tout ce qui était anglais! et rêvait depuis longtemps de gagner de l’argent pour réaliser ce voyage. Si bien qu’au beau milieu du semestre elle avait commencé à chercher un boulot. J’ai commencé à chercher un travail, Teodor, parce que, comme tu le sais, oui, oui je sais! Je sais! Je sais!, l’interrompais-je sans arrêt, m’affairant dans le salon comme si j’étais terriblement occupé, j’évitais de la regarder dans les yeux, restais debout, feignais d’être distrait ou absorbé par quelque chose, je voulais lui faire sentir qu’elle était venue à un moment extrêmement importun, qu’elle aurait pu au moins m’appeler sur mon portable, qu’elle avait un sacré toupet, que – j'étais au regret de le lui dire – elle était franchement culottée, et que j’avais ni le temps ni le désir de l’écouter, d’après moi, elle devait pouvoir comprendre tout cela à mes gestes, à la nervosité avec laquelle je fumais, arpentais la pièce, regardait constamment mon portable, comme si on m’appelait, ou si, dans ma fureur, j’appuyais sur les touches comme ça, comme si j’envoyais des SMS, j’étais en colère, furieux, hors de moi, je me disais que cette fois je n’allais pas pouvoir me maîtriser, j’allais exploser et lui dire qu’elle était horriblement mal élevée, extrêmement, brutalement mal élevée, que l’on pouvait convenir d’une rencontre le lendemain, mais pas maintenant! Je voulais lui dire qu’on ne pouvait pas sonner ainsi à l’interphone, faire irruption avec un culot pas possible dans une maison qui n’était pas la vôtre, qui vous était étrangère, je voulais lui dire combien j’étais tranquille et heureux durant les six ou sept mois où elle travaillait, j’avais ressenti ce que c’était que d’appartenir à soi-même, seulement à soi-même et à son milieu, à ses amis, je voulais lui dire que je m’étais toujours occupé d’elle, j’avais toujours pris soin d’elle, comme si elle avait été ma fille, or elle était déjà grande, ce n’était plus une enfant,je voulais prononcer toutes ces paroles mais je ne savais pas par quoi commencer, si tu y tiens tant que ça, Teodor, je peux m’en aller maintenant, et je ne te raconterai rien,dit-elle, évidemment, elle le dit calmement, comme si elle avait rentré, caché ses ailes le long de son corps, la tête penchée de côté, auréolée de ses cheveux (il en sera question plus loin) étincelants dans les rayons de soleil de cette fin d’après-midi d’août qui annonçait la énième nuit de touffeur et d’insomnie, dans ces moments-là on avait de la peine pour Ioura, humble, gentille, lumineuse, rayonnante, Ioura, Seigneur, Ioura, je ne veux pas, mais pas du tout, que tu t’en ailles, excuse-moi si j’ai été un peu distrait, j’ai beaucoup de travail, je suis irritable, veux-tu que je te fasse du café, cela se passait toujours ainsi, tout se terminait toujours, absolument toujours ainsi, et je me soumettais toujours à sa volonté, à ses irrésistibles lubies. L’espace autour d’elle, brusquement, s’enrichit de nouveau en couleurs, enthousiasmes et souffrances, sa douceur d’ange disparut en un instant, comme si elle n’avait jamais existé, bien sûr, Teodor, fais-nous une cafetière pleine de café, nous en aurons bien besoin, ce que j’ai à te raconter est long, si long, Teodor, que tu auras du mal à le croire!

Évidemment, évidemment, personne ne pouvait rivaliser de stupidité avec moi! Je l’ai toujours su. Je n’arrivais pas à m’en sortir avec les importuns, avec ceux qui passent devant tout le monde dans une file d’attente, ceux qui sont grillent les feux, ceux qui vous interrogent sur vos honoraires, ceux à qui on dévoile la superficie de son atelier, ceux qui s’intéressent aux tirages de mon roman et à mes revenus mensuels, aux honoraires que je touche pour mes chroniques dans les journaux, aux prix des plombages chez mon dentiste, qui veulent savoir où je vais passer mes vacances, quelle est la marque de mes chaussures et combien coûte exactement mon nouveau complet, où je l’ai acheté? Est-ce que je bénéficie de réductions? Je n’arrivais pas à me tirer d’affaire avec ce type de personnes et leur livrais toutes les informations financières me concernant, personne n’en tirait avantage, ni eux ni moi, mais je satisfaisais leur curiosité malsaine, malgré l’embarras, la gêne, le dégout que m’inspirait cette abjection. Moi qui ne parvenais pas à m’en tirer et à dompter les importuns ordinaires, je rêvais de pouvoir m’en sortir avec Ioura! Ioura et tout ce qui lui était arrivé pendant les six derniers mois! Ioura et la musique, les couleurs, l’excitation qui allaient de pair avec elle! Tout cela annonçait au moins deux heures, peut-être même trois! Peut-être jusqu’à minuit! et cette cafetière insolemment éloquente! Une cafetière! maugréais-je tout en préparant le café, je versai le lait dans un petit pichet, pris le miel et en posai deux petites cuillères et deux tasses sur le plateau que j’apporterais un instant plus tard dans le salon et placerais sur la table basse devant Ioura. Elle n’avait encore rien raconté à notre grand-mère, me dit-elle, notre grand-mère ne savait encore rien, ni d’ailleurs ma mère, car Ioura voulait que je sois la première personne à laquelle elle raconterait tout, c’est ce que j’entendais dans la cuisine, tandis que la cafetière sifflait et exhalait des effluves de café, je savais bien, n’est-ce pas, qu’elle cherchait du travail ? Quelques mois auparavant, sans qu’elle sache exactement comment, elle s’était retrouvée devant le panneau avec les offres d’emploi pour étudiants affichées à l’université, maintenant elle croyait se rappeler que quelqu’un l’y avait amenée et l’avait laissée seule regarder le panneau d’affichage parce que ce tableau se trouvait dans un endroit complètement perdu de l’université, Teodor, si l’on ne t’y emmène pas spécialement, tu n’as aucune chance de le trouver, même si on te fait un plan, et je me suis retrouvée toute seule devant ce panneau, pile le jour où j’étais fermement décidée à me trouver un boulot, quel qu’il soit. Elle était tout de suite tombée sur l’annonce d’Adriana parmi les offres d’emploi. Le texte était littéralement le suivant: vieille dame recherche jeune fille pour lui tenir compagnie. Intelligence, maîtrise de langues étrangères, culture générale, bonnes manières, charme, discrétion et sourire, telles étaient les qualités auxquelles la vieille dame apparemment tenait le plus. Les jeunes filles de province, insolentes, grosses n’étaient pas admises à l’entretien. Même chose pour celles qui n’avaient pas une prononciation correcte en bulgare. Contacter… Suivait un numéro de téléphone portable. Ioura avait ri intérieurement en lisant cette annonce. La première pensée qui lui avait traversé l’esprit était: Tu parles! Je ne vais certainement pas répondre à cette vieille femme prétentieuse! Et elle s’était mise à lire les autres petites annonces: un travail au Mac Do à raison de quatre heures par jour, un emploi comme standardiste à City Call, on recherchait une animatrice pendant l’été pour une colonie de vacances au bord de la mer, une serveuse au Divak, restaurant à la mode, douze heures par jour, on proposait un emploi saisonnier pour des fouilles archéologiques pendant l’été. Son regard se posa à nouveau et involontairement sur la petite annonce de la vieille dame. Sa main recopia toute seule le numéro de téléphone sur un bout de papier trouvé dans son sac à dos, elle sortit hors du bâtiment de l’université et, une fois dans la rue Chipka, elle composa le numéro inscrit. Une voix masculine lui répondit. L'homme précisa qu’il travaillait au cabinet d’avocats dont la vieille dame était depuis longtemps la cliente. Le cabinet s’était chargé de lui trouver la personne idoine pour lui tenir compagnie. Tous ceux qui étaient intéressés par le travail se voyaient fixer un jour et une heure pour un entretien dans leurs bureaux. Les candidates retenues – quelques unes seulement – seraient présentées à la vieille dame. C’était elle, bien entendu, qui choisissait en dernier ressort et déterminait les conditions de travail. Ioura était-elle d’accord pour venir dans les bureaux du cabinet d’avocats ce jeudi à trois heures? Ioura garda le silence. Cette heure convenait-elle à la demoiselle ou préférait-elle une autre? Ioura répondit que c’était O.K. J’ai pensé t’appeler, Teodor, et te raconter que j’irais à cet entretien, car c’était quand même mon premier entretien, mais je ne sais pas pourquoi je ne l’ai pas fait, je n’arrive vraiment pas à m’en souvenir, mais c’est pour cela, en revanche, que je suis entièrement ici aujourd’hui, Ioura parlait comme si j’étais habitué à son débit et à ses mots, comment ne pouvait-elle pas être entièrement ici? ai-je demandé et elle, évidemment, elle a éclaté de rire, mais pas d’un rire long et généreux, comme d’habitude, elle n’est pas tombée sous le charme de son propre rire, parce qu’elle était pressée, elle n’avait pas le temps, ses gestes excités, ses yeux qui brillaient, ses cheveux qu’elle rejetait en arrière (il sera question d’eux plus tard) trahissaient la hâte et l’impatience ; le jour et à l’heure fixés, elle se retrouva dans les bureaux du cabinet d’avocats. Ils étaient situés dans la rue de l’ambassade américaine, dans un bâtiment de trois ou quatre étages, elle ne se rappelait pas. Tout était en marbre, avec des huisseries qui brillaient, des carreaux teints, des palmiers et des plantes qui descendaient du plafond en formant des trilles, des arômes, un design ultra moderne, le silence, des sons assourdis, de jolies femmes et des hommes vêtus de costumes chers. C’était la première fois que Ioura se trouvait dans un endroit de ce genre, si l’on excepte les films américains, et pas seulement américains, Teodor, tu sais bien, les bandits aux blousons de cuir et les flics type Jean Reno, tu sais que je l’adore, que je suis amoureuse de lui, de sa beauté méditerranéenne… Ioura avait même une affiche de Jean Reno dans sa chambre. L’affiche ne m’exaspérait pas autant que sa beauté – tantôt celle du désert, tantôt celle d’un bédouin, tantôt biblique, et maintenant méditerranéenne, tout cela me faisait enrager mais je n’avais pas le temps de discuter du type de beauté de Jean Reno car Ioura parlait à dessein d’un ton saccadé et précipité. Elle avait eu le sentiment qu’à tout moment un film d’action allait se jouer dans ce bureau, qu’elle ne pourrait pas passer l'entretien car elle serait mêlée à l’une de ces séries aux multiples rebondissements et double, voire triple happy end. Ioura avait une chevelure frisée d’un rouge feu à vous donner le vertige, pendant l’été elle avait l’habitude d’affirmer que le lendemain, c’était sûr, elle les ferait enfin couper parce qu’elle ne pouvait plus endurer cette pelisse de mouton sur la tête, elle ne pouvait supporter d’avoir ces cheveux-là, elle voulait les faire couper ras, comme Sinéad O’Connor pour ne plus être obligée chaque matin de coiffer pendant une demi-heure cette chevelure anormale, elle affirmait que ses cheveux la tourmentaient comme personne ne l’avait fait jusque là, que, tôt ou tard, elle cesserait d’y faire attention, ses cheveux lui arrivaient au milieu des reins, évoluant et s’enroulant invariablement autour d’elle comme un nuage. Ioura menaçait continuellement ses cheveux, elle voulait continuellement s’en débarrasser mais sans jamais s’y résoudre, ils étaient si frisés, si épais et indomptables qu’ils ressemblaient davantage à une perruque qu’à de véritables cheveux, c’était un feu couleur de tuile qui flambait autour de son visage pâle, de ses jolis yeux allongés et noisette, brun clair, dont il émanait aussi une lumière – ils étincelaient, profonds, intelligents, tout comme l’était son corps – souple et tendre, allongé, fort et comme intelligent lui aussi. Même son corps respirait l’intelligence et dégageait une lumière. Il n’était pas le corps musclé et bien entretenu, entraîné et aux proportions parfaites d’un top-modèle, par exemple. Si l’on examinait ce corps avec recul et tranquillement, on pouvait découvrir tout un tas de défauts, comme sa cage thoracique, par exemple, qui était trop développée, ses seins qui étaient un brin plus petits qu’il n’aurait fallu, sa taille qui n’était pas aussi sculptée que celle des autres jeunes filles dont on voyait le nombril, mais aucun de ces détails ne faisait obstacle à l’impression générale produite par le corps de Ioura, ma cousine, impression d’un charme irrésistible. Ioura impressionnait énormément les gens mais elle y était habituée, elle n’en tirait aucune fierté, elle n’était pas agacée par les regards scrutateurs et interrogateurs des hommes comme des femmes, c’était le même effet que celui produit par un joli animal rare que l’on voudrait toucher mais sans oser le faire, on voudrait l’approcher et le caresser, devenir son ami, lui faire tout de suite une déclaration d’amour, lui dire qu’on l’a déjà vu, qu’on a certainement rêvé de lui, qu’on le connaît très bien, mais on reste sans voix et sans pouvoir détacher le regard de ce phénomène de la nature qu’est Ioura. Lorsque nous marchions tous les deux dans les rues, je sentais les regards envieux de tous ceux qui s’imaginaient que Ioura était ma petite amie, le magnétisme instantané dont elle enveloppait les lieux où je l’emmenais, l’attirance qu’elle exerçait sur ceux qui nous entouraient et, dans ces moments-là, je me demandais souvent si Dieu m’avait puni en me donnant Ioura pour cousine ou, au contraire, s’il m’avait protégé en m’empêchant d’être éternellement amoureux de cette femme. Peu après s’être présentée à l’agent de sécurité et être entrée dans le cabinet d’avocats, Ioura fut invitée à passer dans le bureau du directeur et se retrouva dans une pièce immense avec des meubles en cuir, un énorme bureau fait dans un bois étonnamment clair, le tout baignant dans la verdure et Ioura eut même la sensation qu’en faisant un petit effort elle entendrait le chant des oiseaux et le clapotis d’un ruisseau.

Traduit du bulgare par Marie Vrinat

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