Les mécanismes du pardon
Traduit du bulgare par Athanase Popov
PRÉFACE DU TRADUCTEUR
Si la dramaturgie d’aujourd’hui ne parvient pas à satisfaire les attentes du public, si elle omet de se pencher sur les problèmes sociaux,si elle se détourne de la misère et des maux, des cicatrices que chacun porte en lui, elle est condamnée.
L’épisode historique qui constitue la trame narrative de cette pièce est relativement connu àl’Ouest. La grande presse française s’est fait l’écho de l’assimilation forcée des Turcs de Bulgarie initiée par les autorités communistes au cours des années 1980. L’épisode est si emblématique de la Bulgarie d’avant la Chute du Mur que beaucoup de gens en ont entendu parler pour la première fois par ce biais. On trouve une évocation d’une manifestation à Paris contre la politique antiturque des Bulgares dans le roman L’immortalité de Milan Kundera. Rien d’étonnant à cela, puisque les Slaves des Balkans ne jouissent pas d’une très bonne image en Europe occidentale, et que celle-ci s’intéresse davantage aux diverses minorités ethniques dans les régions concernées qu’aux majorités qui constituent les nations balkaniques. Si on ajoute à cela les efforts médiatiques de la Turquie pour faire passer les chrétiens des Balkans pour des extrémistes ayant rompu l’harmonie et la quiétude de l’espace culturel ottoman, l’on comprend qu’aux yeux du monde extérieur, la Bulgarie ne puisse pas être envisagée comme autre chose qu’une destination touristique, une aire d’implantation économique et un laboratoire d’expérimentations interethniques. Il faut remercier Teodora Dimova d’avoir eu le courage d’aborder ce problème sans attendre que les Turcs soient les premiers à exploiter cet épisode de l’histoire récente sous forme littéraire.
Voici comment une des meilleures spécialistes de la question décrit l’événement historique qui a inspiré la pièce Les mécanismes du pardon:
«En décembre 1984, le régime communiste bulgare lançait une campagne de changement forcé des noms de la minorité turque qui devait lui valoir l'opprobre de la communauté internationale et précipiter sa délégitimation domestique. Selon la version officielle défendue par les autorités bulgares, il n'y avait pas de Turcs en Bulgarie, mais seulement des Bulgares islamisés et turcisés à l'époque ottomane, qui avaient exprimé le désir de renouer avec leurs racines et connaissaient un processus volontaire de "[régénération] nationale". L'obligation faite à plus de 800000 Turcs d'abandonner leurs patronymes au profit de noms slavisés s'inscrivait, de fait, dans une politique d'assimilation brutale visant à éradiquer les "stigmates" d'une présence turque en Bulgarie - depuis la religion jusqu'à la langue, en passant par les habitudes vestimentaires, les pratiques funéraires et autres coutumes distinctives. L'opération, menée tanks à l'appui, devait faire plusieurs dizaines de morts et conduire des centaines de Turcs récalcitrants dans les camps d'internement bulgares. Elle allait également entraîner la maturation d'un mouvement de contestation à l'origine des manifestations du printemps 1989 dans les régions à population mixte. Pris de court, le Parti communiste s'enfermait alors dans une logique répressive et précipitait le renversement du dictateur bulgare, Todor Živkov (10 novembre 1989)»[2].
Le même auteur explique que cet épisode historique fait l’objet de nombreuses études:
«La chute du communisme a donné une formidable impulsion à la recherche sur les questions ethniques en Bulgarie, en partie parce que le contexte explosif prévalant au moment de la restitution des droits des Turcs (fin décembre 1989) imposait de réfléchir à une solution pour désamorcer des tensions interethniques susceptibles de déboucher sur des affrontements intercommunautaires violents; en partie aussi, parce qu'il convenait d'exorciser le souvenir d'événements perçus par une frange de l'élite bulgare comme une honte nationale»[3].
En revanche, ce discours-là ne s’est jamais focalisé sur le rôle joué par la population civile d’origine turque dans le désamorçage du conflit. Les hommes politiques bulgares d’aujourd’hui aiment à souligner que les Bulgares sont tolérants, et ce faisant ils oublient que les Turcs de Bulgarie se sont montrés plus tolérantsque leurs concitoyens: ils n’ont pas cherché vengeance, ils n’ont pas instrumentalisé leur souffrance. C’est ce que vient rappeler pour la première fois, sous forme littéraire, la pièce Les mécanismes du pardon. Or, le parti qui représente les Bulgares d’origine turque, le DPS (MDL) d’Ahmed Dogan, est un parti d’usurpateurs issus des services secrets communistes[4]. L’existence politique de ce parti est censée faire expier aux Bulgares le «processus de régénération nationale» des années 1980. Il a une influence grandissante dans la vie politique bulgare même en l’absence de programme clair. Ses leaders sont fréquemment des hommes d’affaires véreux qui déboisent le pays et suivent les injonctions d’Ankara. Ses électeurs ont les mains liées, car le DPS contrôle les entreprises pour lesquelles travaillent les Turcs de Bulgarie, et ceux-ci sont obligés de réélire systématiquement les représentants de ce parti. Avant d’attendre que des hommes politiques bulgares controversés viennent dénoncer cet état de choses, Teodora Dimova a inventé le personnage d’Ali, qui est emblématique des Bulgares d’origine turque qui ont eux-mêmes aggravé les conditions de vie de leurs proches.
La pièce est une excellente illustration de l’idéologie de l’époque, telle que décrite par Nadège Ragaru:
«Au niveau du discours, il peut être intéressant de souligner que l'argumentaire de 1984 (selon lequel les Turcs de Bulgarie seraient en fait les descendants de Bulgares islamisés et turcisés de force) apparaît longtemps avant la mise en œuvre du «processus de [régénération nationale]». On le rencontre notamment en 1978, date à laquelle le gouvernement bulgare refuse de reconduire l'accord bilatéral d'émigration signé avec la Turquie en 1968, en arguant du fait que tous les Turcs qui le désiraient [avaient] déjà émigré et qu'il ne rest[ait] plus que des Bulgares dans le pays. De fait, la décennie 1970 est marquée par l'instauration d'un climat de plus en plus ouvertement nationaliste sous l'impulsion de Ljudmila Živkova, la fille du dictateur qui, depuis le ministère de la Culture, tente de redonner confiance au régime en flattant la veine nationale des Bulgares»[5].
L’évocation de la politique nationaliste bulgare ne doit surtout pas servir à alimenter des sentiments antibulgares, d’autant plus que la politique de la Turquie envers ses propres minorités (kurde en particulier) était beaucoup plus cruelle et assimilatrice à la même époque, et s’est poursuivie au cours des années 1990 et 2000.
Il convient d’apporter un éclairage sur le choix du titre français. Des extraits de la pièce ont longtemps circulé sous les titres Les voies invisibles du pardon (traduction littérale du bulgare) et Comment pardonner. Cinq ans après la première ébauche de traduction, le choix du traducteur s’est finalement porté sur Les mécanismes du pardon. Ce choix est influencé par un entretien accordé par Teodora Dimova dans la presse bulgare:
«Ce qui m’a frappée, c’est que chez aucune victime, on ne trouve la moindre velléité de vengeance. Bien au contraire. Tous, semble-t-il, ont pardonné. Ils ont pardonné en leur for intérieur, en leur âme et conscience. À présent, ils veulent oublier. J’ai été bouleversée par le fait que sans aucun repentir de la part des responsables, sans qu’on leur ait demandé pardon, sans qu’il y ait eu de condamnations ou de coupables [désignés], sans qu’on leur ait ordonné de le faire, ils ont pardonné. C’est là un grand exploit spirituel. Surtout par contraste avec les énergies nauséabondes qui sont répandues dans la société bulgare. En tant qu’écrivain, je m’intéresse non pas au mécanisme du mal, mais bien à la manière de le surmonter»[6].
Si on pousse encore plus loin l’analyse, le pardon exclut toute vengeance non seulement à l’arrivée, mais en réalité dès l’instant où le mal est infligé. Il exclut aussi toute récupération et toute politisation. Il est une vertu prônée par certaines religions, mais sa description concrète suppose d’en décrire les rouages. Le pardon d’aujourd’hui, c’est la négation de la violence dès l’origine. Pour cette raison, Les mécanismes du pardon est une pièce sur l’Histoire récente qui se confond avec le présent. Bien entendu, le pardon ne préjuge pas de la mise en œuvre de la responsabilité pénale individuelle, de même que de la condamnation morale des régimes criminels.
Il est peut-être utile de rappeler que l’émigration bulgare anticommuniste a dénoncé le «processus de régénération nationale» dès le mois de janvier 1985, dans une déclaration publiée dans la Revue Bădešte (L’avenir), dirigée par les agrariens Tsenko Barev et Tontcho Karaboulkov. Cependant, depuis la chute du mur de Berlin, ce sont plutôt la récupération et l’instrumentalisation de la mémoire du «processus de régénération nationale» qui prévalent.
Personnages:
ASIE, jeune femme âgée de 31 ans
GJULFIE, sa mère
ALI, son père
TANZILE, guérisseuse et chiromancienne
VERA, amie d’Asie
IVAN, époux de Vera
LE Dr BEKRI REDŽEBOV
ZINA, son épouse
KALINA, employée municipale
L’ENQUÊTEUR
L’HUISSIER DE JUSTICE
TROIS PRISONNIERS
SCENE 1
Tanzile, Asie et Vera chez Tanzile. L’intérieur frappe par son aspect miséreux: une chaise, un lit, une commode de fabrication artisanale. Une corde servant à étendre le linge traverse la pièce; des chiffons ou bien des guenilles y sont suspendus.
ASIE– Voici Vera. Elle avait très peur de venir chez toi, mère Tanzile, sans que je sache pourquoi.
TANZILE– (elle parle avec un accent): Pas de soucis! Allah ne se fâchera pas.
VERA– Ce n’est pas que j’aie eu peur, c’est juste que… tenez, je vous ai apporté des bonbons, un peu de fromage… (Vera est sur le point de les déposer sur la table.)
ASIE– Pas comme ça, pas comme ça! Ça se donne de la main à la main… et il faut que tu la regardes dans les yeux…
Tanzile sourit, Vera est troublée, elle offre les bonbons et le fromage avec un air visiblement gêné, elles se regardent dans les yeux. Tanzile dépose les cadeaux sur la table, ouvre la boîte de bonbons, en offre aux autres.
TANZILE– C’est bien, merci… Et maintenant, j’apporte le Coran.
Elle sort.
VERA– Mon Dieu, quelle misère!
ASIE – Chut!
VERA– De quoi vit-elle au juste?
ASSIE– C’est de ça qu’elle vit! (Asie désigne les bonbons et le fromage d’un mouvement de tête).
VERA– Et puis qu’est-ce que ça sent mauvais!
ASIE– Tais-toi!
VERA – Qu’est-ce qui empeste l’air comme cela?
Tanzile entre avec deux très gros livres.
TANZILE– C’est que j’élève des chats. J’en ai douze, voyez-vous.
VERA– C’est vrai?!
TANZILE– Tu ne supportes pas les chats, hein?!
VERA– Qu’est-ce que vous en savez? Pourquoi est-ce que je ne les supporterais pas? Bien au contraire, j’aime beaucoup les chats!
TANZILE– Tu parles que tu les aimes!
Tanzile tend l’un des deux livres à Vera.
TANZILE– Ouvre-le!
Vera s’approche d’elle et ouvre le livre. Tanzile s’assoit sur la chaise, commence à lire très vite en turc, plutôt à part soi, acquiesçant, répétant certains mots à voix haute comme si c’étaient des incantations, elle plisse les yeux comme une personne qui est en train d’avoir des visions. A la fin, elle recommence à lire en turc, puis à traduire et à faire l’exégèse du texte en bulgare.
TANZILE– Tu es entourée de roses rouges des deux côtés. Il y a des roses, c’est moi qui te le dis, mais sans épines. Il y a une forêt, et au fin fond de la forêt, il y a une fontaine blanche, trois bacs sous la fontaine, de l’eau s’écoule à partir de chacun des bacs, et un dromadaire s’est allongé devant la fontaine. Tu as l’iman, l’iman!
VERA– Qu’est-ce que j’ai?
TANZILE– Tu as l’iman!
VERA– Qu’est-ce que c’est?
ASIE– La croyance, la foi… quelque chose comme ça.
VERA– Et est-ce qu’il y a un homme dans l’histoire?
TANZILE– Si tu as l’iman, tu auras tout: un homme, une maison, et même des enfants, il suffit que tu le veuilles. À toi de choisir. Mais l’iman, il faut le préserver. Il ne faut pas le gaspiller. L’iman, c’est ton dromadaire bien abreuvé qui se prélasse allongé sous la fontaine, oui-da! (Elle lit derechef.) Des deux côtés de la fontaine, on trouve des escaliers; sur l’un des côtés, un escalier à sept marches qui descend, de l’autre côté un escalier à onze marches qui monte. Tu gravis les marches de cet escalier, quand tu arrives tout en haut, un moineau t’envoie une multitude de papillons, oui-da!
VERA– Et c’est mal, ça?
TANZILE– Les papillons…
VERA– Quoi?
TANZILE– Je veux que tu ailles chercher de l’eau de trois sources différentes, puis je veux que tu me l’apportes pour que je prononce quelques formules, alors le moineau t’enverra les pigeons.
VERA– Et les papillons, qu’est-ce que ça veut dire?
TANZILE– Eux, on les fera partir avec cette eau! Mais tu n’as pas de biche, tu n’en as pas! Des biches, on n’en voit nulle part! Tu n’as même pas une seule biche!
VERA– Et la biche, qu’est-ce que ça représente?
TANZILE– Tu n’en as pas!
VERA– Ça aussi, c’est mal, comme les papillons?
TANZILE– C’est bon signe que tu n’aies pas de biches, bon signe. C’est ça! Je veux que tu mélanges dans une bouteille l’eau de source, de la rivière et du robinet, que tu me donnes la bouteille et que je prononce quelques formules, après je te dirai comment il faut faire pour en boire.
Vera est très confuse, elle répète les instructions à voix basse, remercie Tanzile, fait comprendre à Asie qu’il faudrait qu’elles partent…
ASIE– Mère Tanzile, et moi?
Tanzile lui tend le Coran en silence, Asie l’ouvre; la première commence à lire à voix haute, s’arrête brusquement.
TANZILE– Je suis très fatiguée, je n’en peux plus, tu n’as qu’à revenir la semaine prochaine.
ASIE– Tu ne dis pas la vérité, mère Tanzile, dis ce que tu as lu.
TANZILE– J’ai beaucoup à faire, je n’en peux plus, j’ai beaucoup à faire.
ASIE– Je t’en prie, mère Tanzile, dis ce que tu as lu! Si tu ne me le dis pas, je vais penser que je vais avoir affaire au pire.
TANZILE– Loin, loin, il y a quelque chose qui glougloute et il en sort une écume noire. Voilà pourquoi tu entasseras cent-un cailloux de la taille d’un grain de maïs dans un bocal rempli d’eau puisée dans une rivière, tu me les apporteras, je prononcerai quelques formules et puis tu les jetteras dans une autre rivière. Alors seulement tu seras débarrassé du mal qui est en toi.
ASIE– Très bien, mère Tanzile.
Asie et Vera sortent.
ASIE– (à part soi) Je m’en veux toujours de ne pas avoir entassé ces cent-un cailloux de la taille d’un grain de maïs… pourtant Vera est bien allée chercher de l’eau de trois sources, elle en a bien bu pendant un bon mois! Elle n’a pas pu se débarrasser du mal qui était en elle…
SCENE 2
Asie et Vera sont chez Vera.
VERA– Non, tu n’imagines même pas ce que je suis en train de vivre. Je ne suis plus moi-même, je ne dors plus, je ne mange plus, je ne fais plus que fumer à longueur de journée en pensant à lui et je fais sans cesse des étourderies…
Asie se tait.
VERA– Je suis follement amoureuse de ce type, tu comprends ça? Hier, je sors de chez moi et quand j’arrive à l’abribus, je m’aperçois que j’ai oublié mes sous, je rentre chercher mon porte-monnaie, je repars à nouveau, j’arrive devant la clinique médicale, cette fois j’ai oublié ma sacoche avec les carnets de santé des patients, je refais demi-tour, pendant ce temps ça se met à pleuvoir, j’en deviens toute trempée, parce qu’entretemps j’oublie mon parapluie au bureau, non, je te dis, je vais devenir folle, je vais, je vais devenir complètement folle.
Asie continue à se taire.
VERA– Et puis tu sais quoi, j’ai tellement envie qu’il m’invite à aller quelque part après le travail pour prendre un café que je n’arrive à penser à rien d’autre, et après ça je m’imagine qu’il fait très beau et qu’on va au bord d’un lac, et puis qu’on fait un crochet par la forêt pour s’y reposer un peu, et qu’on s’enfonce de plus en plus dans la forêt, et que je m’appuie contre un arbre, et qu’il se parque tout contre moi, et qu’on se regarde longuement, et puis qu’il commence à m’embrasser toujours et encore, sans cesse plus passionnément, de plus en plus sauvagement, et moi je n’y tiens plus, je ne peux pas résister, je colle mon corps de plus en plus contre le sien et puis…
ASIE– Désolée, mais je peux pas écouter ça.
VERA– Je te dis seulement que c’est un fantasme, pas que c’est arrivé.
ASIE– Je ne veux pas t’écouter quand tu parles comme ça.
VERA– Et comment est-ce que je parle?
ASIE– Tu dis des choses inaudibles, tellement elles sont affreuses.
VERA– Je n’en reviens pas. Tu as honte des choses de la vie?
ASIE– Je n’ai pas honte. De quelles chosestu parles ?
VERA– Tu sais, c’est normal de penser à toutes ces choses.
ASIE– Je sais. Je n’ai pas honte. Mais qu’est-ce qui est normal?
VERA– Tu n’as pas de fantasmes, toi?
ASIE– Non.
VERA– Tu mens.
ASIE– Mais pas du tout.
VERA– Alors c’est que tu as un problème quelque part!
ASIE– C’est bon, je m’en vais.
VERA– Bon, je te laisse tranquille. Dans ce cas je vais te raconter ce qui est vraiment arrivé. Au banquet en l’honneur de je ne sais plus combien d’années d’amitié entre l’organisation des jeunes pionniers et les militaires de la police des frontières… Tu m’écoutes? Je continue?… Et lui, le voilà qui se pointe à la fête, dans le restaurant, alors qu’il nous avait annoncé à l’avance qu’il ne viendrait pas, il se pointe devant tout le monde avec son gros boudin d’épouse, tu te rends compte!
ASIE– De quoi faut-il que je me rende compte?
VERA– Il se pointe avec sa femme qui ressemble à un très, très gros boudin: petite, tassée, les bras courts, les cuisses courtes, son cul qui pend quasiment jusqu’au trottoir, tu vois le genre. Il se pointe avec ce gros boudin! J’avais toujours pensé que pour mériter d’être sa femme, il fallait être un canon, une bombe atomique, je me serais jamais attendue à un boudin pareil! Un vrai boudin! Quand je dis que c’est un gros boudin, c’est vraiment à prendre au premier degré – c’est littéralement du boudin d’origine contrôlée!
ASIE– C’est bien, j’ai compris. Et alors?
VERA– Et alors, rien, quoi. Elle est comme un thon qui nage toujours près de lui. Bien sûr, impossible d’effectuer la moindre percée dans la ligne ennemie, lui il fixe son corps en forme de boule, quelle horreur! Quelle horreur, vraiment! Et le même jour, tu sais, comme je m’étais cousu une de ces blouses blanches, un peu plus… tu vois ce que je veux dire! c’est-à-dire que je suis allée chercher exprès du tissu plus fin, plus transparent; je l’ai cousue un peu plus courte et je la mettais pour la première fois, mais il m’a dit de me changer ! Tu te rends compte!
ASIE– Il t’a dit de te changer?
VERA– Oui, il m’a dit de changer de blouse, tu t’imagines! Alors qu’il me déshabillait du regard en permanence, il a dit vers le milieu de la journée: «Camarade Georgieva, je vous prierais de bien vouloir changer de blouse!».
ASIE– Comment tu as réagi?
VERA– Je me suis changée, bien sûr, sinon il allait tourner de l’œil s’il continuait à me regarder comme ça. En fait, dès que je pense à lui, je me vois en train de faire l’amour, dans les positions les plus invraisemblables et jusqu’à en tomber d’inanition, en fait je ne pense plus qu’à ça depuis que cette histoire est arrivée, et le matin je me réveille folle de désir, tu vois, je crève d’envie de me l’envoyer.
ASIE– Je ne vois pas ce que je peux faire pour toi.
VERA– Tu crois peut-être que s’il ne me drague pas, c’est parce qu’il veut rester fidèle à l’autre boudin?
ASIE– Sûrement. Ça existe encore, des hommes comme ça.
VERA– Des hommes comment?!
ASIE– De hommes qui ne veulent pas tromper leur femme.
VERA– N’importe quoi! Ne me fais pas rire! Le sexe, ils y pensent tous en permanence. J’ai même lu une étude comme quoi les hommes y penseraient au moins une fois toutes les demi-heures.
ASIE– Mais toi, tu les bats.
VERA– Si tu savais seulement comment il me regarde? Si tu savais comment il mate mes fesses? Si tu savais comment il a l’air de vouloir caresser tout mon corps, centimètre par centimètre?
ASIE– Alors pourquoi il ne t’a pas fait faire un tour dans la forêt?
VERA– C’est précisément ce que je voudrais que tu m’expliques.
ASIE– J’en suis parfaitement incapable.
VERA– Tu en es incapable? Et puis quoi encore! Alors pourquoi tu es mon amie si tu n’es même pas capable de me trouver une explication qui tienne la route?
ASIE– C’est peut-être qu’il te croit inaccessible.
VERA– Certainement pas! Puisque je te dis que je lui fais sans arrêt comprendre que… tu comprends qu’il s’en faut de peu pour que je ne m’évanouisse pas en le regardant! Je me mets à trembler, je ne sais plus quoi dire, ma voix elle aussi se met à trembler, je n’entends plus ce qu’il dit, je fais tomber des objets, ma clope tombe de ma bouche, ou alors je n’arrive pas à l’allumer avec les allumettes que j’utilise pourtant habituellement, ce n’est pas possible qu’il ne réalise pas à quel point il me plaît, ce n’est pas possible qu’il ne se rende pas comte que je l’aime à la folie, tu comprends, à la folie!
ASIE– Alors c’est qu’il a une autre maîtresse.
VERA– Qu’est qui l’empêcherait de m’avoir aussi?
ASIE– C’est peut-être qu’il n’est pas assez sexuel.
VERA– C’est impossible! C’est vraiment impossible, si tu voisce que je veux dire !
ASIE– Alors c’est qu’il n’ose pas.
VERA– Bien vu!
ASIE– Il se peut même qu’il soit très amoureux de toi, mais qu’il n’arrive pas à assumer ses sentiments.
VERA– Ça y est, tu as trouvé! Tu as vraiment trouvé! C’est ce que je pense moi aussi! C’est tout à fait ça! Voici enfin que notre intuition commune prend la bonne direction. Il est en train de lutter avec lui-même, si tu me suis, c’est un homme sérieux, il ne peut pas se permettre des écarts aussi facilement… et il sait que s’il était rattrapé par ses pulsions… tu vois ce que je veux dire! Je te remercie beaucoup… Je te remercie beaucoup de m’avoir aidée à accéder à la vérité… Me voilà rassurée maintenant… Puisque toi aussi, tu es du même avis… même si avec toi… on ne peut pas du tout…
ASIE– Quoi donc?
VERA– Tu m’as fait marcher, n’est-ce pas?
ASIE– Pourquoiça ?
VERA– Tu ne me l’as dit que pour me faire plaisir. Ou alors pour que je me taise. D’où tu tiens que lui aussi, il est amoureux de moi?
Asie se tait.
VERA– Qu’est-ce qui te permet de supposer que lui aussi, il est amoureux de moi, alors que je lui fais toutes sortes d’avances et que lui, il ne fait pas du tout attention à moi?
ASIE– Écoute, pour autant que je le connaisse, il ne fait pas partie des gens qui tromperaient leur femme.
VERA– Ah bon? Alors tu crois qu’il est amoureux de sa femme, c’est bien ça?
ASIE– Je présume qu’il l’est.
VERA– Mais je viens de t’expliquer que c’est impossible! Je t’ai expliqué qu’on est en train de parler d’un boudin et pas d’une bonne femme!
ASIE– Alors pourquoi il ne te remarque pas?
VERA– J’aime cet homme, Asie. Je l’aime. Je l’aime.
ASIE– Ce que tu ressens envers lui, ce n’est pas de l’amour mais des pulsions dégoûtantes de rapace. C’est comme si le monde entier avait des devoirs envers toi, y compris Redžebov. Tu veux en faire ta victime pour l’avaler et le digérer. Comme un boa. Tu choisis ta proie, tu t’enroules autour d’elle et tu commences à serrer. À serrer. Tes yeux se ferment à demi comme les yeux d’une folle.
VERA– Pourquoi tu es si méchante?
ASIE– Moi, méchante?
VERA– Méchante, oui, méchante comme une vieille fille, ce que tu es en fait! Comme une vieille fille qui se morfond seule à la maison à longueur de journée!
ASIE– Je m’occupe de mes parents.
VERA– Tu peux t’occuper d’eux sans que ça t’empêche de vivre normalement, non?! Ça me fait mal au cœur de te voir revenir de la poste chaque soir, tu fais la lessive, tu étends le linge propre, leslilas sont en fleurs, et toi, tu commences à balayer la cour et à nourrir les chats de la mère Tanzile.
ASIE– Fous-moi la paix!
VERA– Et toi, ne t’avise pas de me crier dessus!
ASIE– Comme si ça ne suffisait pas que j’écoute toutes les conneries que tu débites…
Asie s’apprête à sortir.
VERA– J’ai trouvé un jean pour toi!
Asie s’arrête. Toute sa colère s’évapore.
ASIE– C’est vrai?
VERA– C’est même de la marque! Un Levis!
ASIE– Tu l’as trouvéoù ?
VERA– La belle-fille de ma collègue est revenue d’un voyage en France et comme il était trop grand pour sa fille…
ASIE– Il y a peu de chance qu’il soit à ma taille.
VERA– On va me l’apporter demain et je vais t’appeler pour que tu l’essayes, c’est bien du trente-neuf que tu portes?
VERA (à part soi)– Quand j’ai vu Bekri pour la première fois, j’ai eu l’impression que je le connaissais depuis toujours. C’était comme si je venais tout juste d’avoir dix-huit ans, comme si je m’étais transportée près d’une baie nimbée d’un halo lumineux et scintillant… Puis j’ai compris: c’est comme ça qu’elle approche, la mort des sens. Je ne sais pas… C’est moi qui l’ai appelée ainsi. Le sentiment que j’éprouvais envers cet homme avoisinait la mort. C’est peut-être que la mort signifie l’expérience ultime, la fin. J’ai lu quelque part des choses sur Mahomet; à la question: qui êtes-vous? d’où venez-vous?, les membres de sa tribu répondaient: nous faisons partie des gens qui aiment et qui meurent. Un peu plus tard, quelqu’un m’a dit: oui, mais toi, tu n’es pas morte, n’est-ce pas que tu n’es pas morte. Le plus effrayant, c’est qu’on ne meurt pas dans ces moments-là.Oui, ai-je répondu, c’est vrai que je ne suis pas morte mais quelque chose en moi, quelque chose dans mon corps est mort. Il n’y a pas de quoi se réjouir, il n’y a pas de quoi s’apitoyer, c’est comme ça, un point c’est tout.
SCENE 3
Le Dr. Redžebov et Vera au bureau de la clinique médicale.
REDŽEBOV– Combien de patientes ont un rendez-vous pour aujourd’hui?
VERA– Une quinzaine avec des carnets de santé en règle. Il va sûrement y en avoir deux ou trois fois plus au final.
REDŽEBOV– On ne s’était pas mis d’accord sur le fait que je n’allais plus recevoir que sur rendez-vous?
VERA– Elles sont parquées devant la porte, camarade Docteur, et elles attendent. Si vous ne les recevez pas, elles s’en iront. Mais comme vous les recevez toujours… Vos journées de travail s’achèvent en général à dix heures du soir. J’ai le sentiment que désormais toute la ville vient se faire examiner ici!
REDŽEBOV– Maintenant, vous leur direz que je ne vais recevoir que celles qui viennent sur rendez-vous.
VERA– C’est ce que je leur dis à chaque fois, camarade Docteur.
REDŽEBOV– Est-ce que les gants jetables ont été livrés?
VERA– Oui. J’ai aussi stérilisé les gants réutilisables, juste au cas où.
REDŽEBOV– Et le matériel?
VERA– Tout est à sa place, camarade Docteur.
REDŽEBOV– Et les résultats des analyses, ils sont arrivés?
VERA– Tout est posé sur votre bureau.
REDŽEBOV– Est-ce qu’il y a des urgences?
VERA– Je n’ai pas tout regardé.
REDŽEBOV– Pourquoi ça?
VERA– On ne m’avait encore jamais demandé de vérifier les résultats.
REDŽEBOV– Dorénavant, je vous prierais de le faire. Je veux que vous soyez au courant de l’état de santé des patients.
VERA– D’accord, camarade Docteur.
Redžebov regarde vers la fenêtre en tournant le dos à Vera.
REDŽEBOV– Camarade Georgieva, auriez-vous l’obligeance de changer de blouse?
VERA– Elle n’est pas encore à laver! C’est la première fois que je la mets!
REDŽEBOV– Elle est complètement indécente, camarade Georgieva.
VERA– En quoi est-ce qu’elle est indécente, camarade Docteur?
REDŽEBOV– Elle est… quasiment transparente, au cas où vous ne l’auriez pas remarqué.
VERA– Mais toutes les infirmières portent des blouses de ce type, camarade Docteur. Est-ce que vous allez leur demander de se changer à elles aussi?
REDŽEBOV– Il n’y a que vous pour vous exhiber avec une telle blouse. Je vous en prie, ayez la gentillesse de…
Il lui tend une des blouses qu’il garde dans son armoire. Elle commence à se déshabiller lentement et ostensiblement, se retrouve presque entièrement nue. Lui l’observe, dépose la blouse sur la chaise, elle la met tandis qu’il se dirige vers la sortie du bureau. Il s’arrête sur le pas de la porte.
REDŽEBOV – Et puis dites à la réunion de ce soir que j’ai un empêchement.
VERA – Mais c’est une réunion publique du Parti, camarade Docteur. Elle n’est pas facultative.
REDŽEBOV – Je vous ai bien dit que j’avais un empêchement. Et maintenant, c’est le travail qui nous attend.
SCENE 4
Le Docteur Bekri Redžebov et sa femme Zina chez eux. Zina entasse ses vêtements dans une valise. Lui, il lit le journal.
ZINA– Je t’ai cuisiné plusieurs plats. Et je les ai congelés dans des bocaux, que j’ai mis dans le congélateur. Le tout, c’est que tu penses à sortir un bocal dès le matin. Vers le soir, il sera déjà naturellement décongelé. Après, tu n’as plus qu’à en faire chauffer le contenu, et ça te fera de quoi dîner.
BEKRI– Très bien.
ZINA– Je vais tâcher de revenir d’ici une semaine grand maximum.
BEKRI– Ne t’en fais pas.
ZINA– Le tout, c’est que je m’assure à quel point papa a perdu sa mobilité, parce que tu sais, maman invente toujours des scénarios catastrophe.
BEKRI– Prends ton temps.
ZINA– Je te remercie. Tu ne peux pas savoir combien je te remercie! Un autre à ta place aurait… été mécontent, maussade, jaloux…
BEKRI– Reste aussi longtemps qu’il le faudra.
ZINA– La facilité avec laquelle tu me laisses partir commence à paraître suspecte.
BEKRI– Qu’est-ce que tu m’as préparé dans les bocaux?
ZINA– Des haricots, des lentilles, des feuilles de vigne, des poivrons farcis. Pourquoi? Tu aimes bien, non?
BEKRI– Effectivement.
ZINA– Pourquoi me le demander? Tu voulais quelque chose d’autre?
BEKRI– Non, je voulais juste savoir.
ZINA– Non, ce n’est pas que tu voulais juste savoir. Tu me l’as demandé exprès. Qu’est-ce que tu voulais dire?
BEKRI– Zina, je suis fatigué. Je veux me reposer. Je n’avais rien de particulier derrière la tête.
ZINA– Bien sûr que tu es fatigué. C’est tous les soirs que tu es fatigué, tout le temps. Je vis recluse comme une chauve-souris dans cette ville paumée au milieu de nulle part, j’attends que tu rentres et quand tu rentres fatigué, tu veux que je te laisse te reposer. C’est pareil tous les jours et tous les soirs.
BEKRI– J’ai dû examiner beaucoup de patientes.
ZINA– Naturellement! Et après ça, la réunion!
BEKRI– Je ne suis pas allé à la réunion du Parti.
ZINA– Tu n’y es pas allé? Comment ça?! Pourquoi?
BEKRI– Parce que j’ai dû examiner beaucoup de patientes.
ZINA– Il faut croire que nous n’allons jamais pouvoir rentrer à Sofia! Nous allons toujours nous trouver aux endroits les plus éloignés de la patrie! Ballottés de ville en ville, de ville en ville, de ville en ville… toujours plus loin, toujours plus loin! Au lieu de se rapprocher de Sofia, on s’en éloigne! Pourquoi tu veux pas aller aux réunions du Parti! Pourquoi tu veux pas entrer au Parti! Il est plus que probable qu’on va nous virer d’ici aussi et qu’on va nous envoyer dans un village! Le voilà, le résultat! Le voilà!
BEKRI– Oui, il est plus que probable qu’on va nous chasser d’ici. Et il est plus que probable qu’on ne retournera jamais à Sofia. Et il est plus que probable que je ne mettrai jamais le pied à leurs réunions. Et je ne deviendrai jamais membre de leur Parti à la con. Ça m’embête que tu fasses autant de sacrifices pour moi,Zina. Je voudrais que tu ne sois pas obligée de te sacrifier autant pour moi. Je voudrais que tu vives à Sofia, que tu sois heureuse, que tu sois auprès des tiens. Je pense que tu as commis une erreur en m’épousant. Je pense que tu n’aurais pas dû m’épouser. En fait, je suis exténué. Aujourd’hui, j’ai vraiment dû examiner beaucoup de patientes.
ZINA– Autant d’infirmières que de patientes, n’est-ce pas!
BEKRI– Quoi?
ZINA– Depuis quelque temps, on voit sur les revers de ta veste des cheveux d’une blonde, longs et frisés!
BEKRI– Où est-ce que tu veux envenir ?
ZINA– Je veux en venir au fait que tu sembles vouloir ta liberté! C’est pour ça que je suis un fardeau pour toi! C’est pour ça que tu ne veux pas de mes sacrifices! C’est pour ça que tu aimerais mieux que je retourne à Sofia!
BEKRI– Je suis à bout de forces, Zina, crois-moi.
ZINA– Maman me le disait bien… «Il est trop beau, Zina, ne l’épouse pas… on n’a que des problèmes avec les hommes trop beaux»…
BEKRI– Je suis pas beau, moi.
ZINA– Et comment! Tu es très beaumême ! Toutes les femmes sont folles de désir en te voyant, où qu’on aille!
BEKRI– Ça n’a rien à voir avec ça.
ZINA– Et comment! Ce que tu veux, c’est séduire, c’est…
BEKRI– Moi, je ne profite jamais de ce genre atouts, ce n’est pas la beauté qui compte.
ZINA– Dans ce cas, c’est quoi ces cheveux blonds et frisés sur les revers de ta veste?
BEKRI– Zina! Je te le dis pour la dernière fois. Je te le dis clairement et succinctement, pour que tu t’en souviennes toujours: venant de ta part, ce genre de paroles me blessent profondément.
Je suis monogame, tu me suffis amplement, je ne fais pas attention aux autres femmes, c’est toi et toi seule que j’aime.
ZINA– Je te crois pas.
BEKRI– Tu es trop nerveuse en ce moment. Tu es sans emploi. Tu passes toute la journée seule à la maison. Tu ne communiques avec personne. Je te comprends. Mais ça, ça me blesse vraiment.
ZINA– Dans ce cas, pourquoi, sur le revers de ta veste…
BEKRI– À quelle heure part ton train?
ZINA– Relaxe, relaxe, je m’en vais dans un petit moment!
Zina compose un numéro de téléphone et commande un taxi pour aller à la gare. Il lui arrache le combiné.
BEKRI– «Allô, jeune femme, camarade, nous annulons la commande». Qu’est-ce que tu fais? Tu sais bien que j’allais t’emmener? Pourquoi faut-il qu’on se sépare de cette manière, Zina?!
Il va vers elle et l’entoure de ses bras.
SCENE 5
Asie, sa mère et son père sont chez eux. L’atmosphère est typiquement turque, quoique citadine. Lorsque Asie entre, tous deux se lèvent et commencent à s’affairer autour d’elle.
ASIE – Bonjour à vous deux.
GJULFIE – Bonjour ma chérie. Comment ç’a été?
ALI – Il fait chaud dehors?
ASIE – Il fait très chaud.
GJULFIE – Alors je vais attendre encore un peu avant de sortir. Je vais y aller sur le coup de huit heures, même si ça va me faire rater les infos.
ASIE – Quelle importance si tu rates les infos? C’est toujours la même chose. Quelqu’un a téléphoné?
GJULFIE – Pas que je sache. Tu attends peut-être un coup de fil?
ASIE – Papa, est-ce que quelqu’un a téléphoné aujourd’hui?
ALI – Pas que je sache. Tu attends peut-être un coup de fil?
GJULFIE – Alors, comment ç’a été?
ASIE – Hein? De quoi?
GJULFIE – Eh bien, ta journée, enfin…
ASIE – (l’interrompant brutalement) Ma journée, maman, se déroule toujours de la même manière depuis des années, je vais bosser à la poste, je fous pas grand-chose, non, vraiment, je perds mon temps, parce qu’en général on me donne rien à faire, et dans le cas contraire, je finis tout en une demi-heure tout au plus, et le reste du temps, je mange des graines de tournesol, je prends mon café, j’écoute les potins de toute la ville, je vais faire ma pause déjeuner, je fais du lèche-vitrines, sauf qu’il n’y a rien derrière les vitrines, et c’est à peu près tout.
GJULFIE – Comme tu étais en retard, je me suis dit que, sûrement…
ASIE – Quoi, sûrement?
Gjulfie baisse la tête comme si elle était vexée, puis elle s’éloigne.
ASIE – On s’est vu avec Vera, elle est tombée amoureuse de son patron, tu sais, le nouveau gynéco.
GJULFIE – Ç’a toujours été une petite pute.
Pause prolongée. Asie s’effondre en pleurs.
ASIE – Si seulement je pouvais, moi aussi, être une petite pute!
GJULFIE – Asie!
ASIE – Je la hais la poste. Je hais le service international de la poste! Je hais le travail de fonctionnaire à la poste! N’avoir rien à faire de la journée et entendre commenter les recettes de cuisine! Vous savez pourquoi j’ai été virée de l’industrie électrique? Eh bien parce que je suis nulle en transactions commerciales! Et je suis nulle en transactions commerciales parce que je suis nulle en négociations. Je suis nulle en négociations parce qu’on m’a toujours appris à céder! On m’a toujours appris à céder aux autres la plus grande et la meilleure partie de tout! On m’a toujours appris à faire en sorte que les autres se sentent bien! Voilà où j’en suis! Oui, maman, regarde-moi! Regarde où j’en suis arrivée grâce à ton éducation et à tes principes! Tu es contente, maintenant? J’ai trente et un ans, je n’ai pas de mari, je n’ai pas pu me mettre en ménage, je n’ai ni enfants, ni petit copain, même si j’ai fait des études supérieures, jusqu’en troisième cycle, et même si je suis la fille la plus digne au monde! Tu es contente de moi?! Tous les week-ends, j’emmène papa et maman en balade jusqu’à la maison de campagne! Vous êtes contents, maintenant?! Je vous le demande, est-ce que vous êtes contents?!
GJULFIE – Qu’est-ce qui se passe? Tu es malade ou tu es enceinte?
ASIE – Non, maman, je ne suis pas enceinte. Je suis pucelle.
Pause.
ASIE – Vous ne m’avez pas entendue, je suis pucelle! (Pause) Ça aussi, je le dois à votre éducation, bien évidemment! Tous les hommes à qui je dis que je suis pucelle me fuient comme la peste! Par contre, si je leur dis pas, ils finissent toujours par l’apprendre d’une manière ou d’une autre, et ils me fuient eux aussi comme la peste! Qu’est-ce qu’on est censé faire face à çà, d’après les principes de votre éducation? Vous me trouvez un célibataire endurci d’un certain âge, lui aussi puceau, et vous nous mariezde force ? Ou bien autre chose? Comment voudriez-vous que je m’y prenne? Pourquoi vous me regardez comme ça? Je croyais pourtant que vous aviez réponse à tout? Ils faisaient comment, les gens, à votre époque,face à de telles situations?! Pourquoi vous me répondez-vous pas? Pourquoi vous vous taisez? Pourtant, vous aviez tout prévu me concernant?!
ASIE – C’est là que tout a commencé. C’est bien difficile d’évoquer des choses pareilles, n’est-ce pas? Je crois que chacun de nous est un puits qui déborde par moments. Quand ça arrive, on se sent obligé dе parler, ne serait-ce qu’à une seule personne. Parce qu’ainsi, au moins, ce qu’on a vécu n’aura pas été en vain et pourra servir à une autre personne.
SCENE 6
Vera et Ivan sont chez eux.
VERA – L’ambiance risque d’être très solennelle au banquet du vendredi.
IVAN – En effet.
VERA – Tu vas mettre ton costume bleu foncé, ta chemise, ta cravate rouge.
IVAN – Bien entendu.
VERA – Tu as aussi des chaussures chic, les noires.
IVAN – Oui, c’est vrai.
VERA – Tu as tout ce qu’il te faut.
IVAN – Comme tu le sais, c’est mon unique costume.
VERA – Au moins, tu as quelque chose à te mettre pour pouvoir aller au banquet. Pas moi. (Pause) J’ai craqué sur une robe. Noire, avec des bretelles, très sobre. C’est la belle-fille de l’infirmière, qui revient d’un voyage en France, qui la vend. Elle me va à merveille.
IVAN – Tu t’es déjà acheté une robe le mois dernier.
VERA – Oui, mais c’est une robe d’hiver. Il fait trente degrés dehors en ce moment.
IVAN – J’ai regardé la météo, il paraît qu’il va faire plus frais pendant les trois prochains jours.
VERA – Et si jamais il ne fait plus frais pendant les trois prochains jours?
IVAN – Attends, c’était même écrit dans le journal!
VERA – T’es vraiment con, quand tu t’y mets!
IVAN – Quoi?
VERA – T’es vraiment con, quand tu t’y mets !
IVAN – Mais on n’a pas de quoi payer cette robe!
VERA – Mais on a de quoi acheter tous tes gadgets, n’est-ce pas? Pour la courroie de transmission, pour la courroie de distribution, moteur de la voiture, pour tes clefs anglaises, pour des tuyaux de canalisation, pour le flotteur du carburateur, pour des isolants…
IVAN – Tu sais pertinemment bien qu’on vit à crédit, qu’on doit rembourser les prêts pour la voiture et l’appartement, tu sais pertinemment bien que je travaille sans relâche, tu sais très bien ce que j’ai dû faire pour toucher un peu plus, pour qu’on puisse partir en vacances à la mer, pour qu’on puisse vivre en toute tranquillité, tu le sais parfaitement, tout ça, n’est-ce pas? J’avais obtenu ton accord, n’est-ce pas?
VERA – De tu parles?
IVAN – Tu comprends vraiment pas de quoi je suis en train de te parler?
VERA – Bon, ça va, je peux me passer de cette robe.
IVAN – Tu sais, j’y peux vraiment rien! Vraiment rien! Dans quelques années, on m’enverra peut-être travailler à l’étranger, mais pour le moment, je peux pas gagner plus, je peux vraiment pas! De toute façon, on vit déjà bien mieux que tous les autres!
VERA – Tu n’es qu’une… personne qui est incapable de faire face à la vie.
IVAN – Je pense que je sais y faire face. Je pense que je gère plutôt bien les choses. Bien mieux en tout cas que la plupart de ceux que je connais.
VERA – Non, décidément, tu ne sais pas y faire face. Tu pourrais, me tu ne le fais pas. Il te manque quelque chose: de la hauteur de vue, de la force morale, de l’intelligence. Quelque chose dans ce genre.
IVAN – Qu’est-ce qui me manque?
VERA – De la dignité.
IVAN – Sous le socialisme, l’homme ne peut pas avoir de dignité.
VERA – Si.
IVAN – Je te dis que non.
VERA – Et moi, je te dis que si.
IVAN – Toi, tu en connais peut-être, des hommes qui en ont, mais moi non.
VERA – Tu n’es qu’un mollusque, un lèche-bottes!
IVAN – Juste parce que cette semaine, tu n’as pas pu t’acheter la robe de la belle-fille de l’infirmière qui revient d’un voyage en France!
VERA – Samedi, je n’irai pas au banquet avec tes supérieurs. Je t’accompagnerai plus nulle part.
SCENE 7
Kalina et Ivan sonnent à la porte du Dr. Redžebov.
KALINA– Docteur Bekri Redžebov?
BEKRI– C’est moi.
KALINA– Enchantée. Kalina Spasova – je suis employée municipale. Voici Ivan Tenev, un de nos collaborateurs.
BEKRI– Vous désirez?
KALINA– Est-ce que Zina, votre épouse, est à la maison?
BEKRI– Que désirez-vous?
KALINA– Nous vous le dirons en temps utile, seulement je me demande si nous ne serions pas mieux à l’intérieur.
BEKRI– Je vous écoute.
IVAN– Vous et moi, nous nous connaissons fort bien, camarade Redžebov.
BEKRI– Je regrette, je ne vous connais pas.
Le Dr Redžebov essaie de refermer la porte, mais Ivan la bloque brutalement du pied, le repousse, et ils entrent tous deux dans le vestibule. Ivan se dirige vers le salon comme un intime, il scrute l’intérieur, s’arrête devant certains bibelots. Kalina se tient debout à côté du canapé, attendant qu’on l’invite à s’asseoir. Bekri se tient parfaitement immobile. Silence.
KALINA– Ecoutez, je suppose… que vous savez pourquoi nous sommes venus, est-ce que nous pouvons nous asseoir?
D’un geste, Bekri désigne les fauteuils, Kalina s’assied, Ivan reste debout, il allume une cigarette.
BEKRI– Je vous écoute.
KALINA– Vous êtes… un des plus célèbres… pour ne pas dire le plus célèbre médecin de la région, vous savez, j’ai déjà bénéficié de vos soins, je doute que vous vous en souveniez, je venais d’accoucher de ma fille, elle n’avait que quelques mois, on vivait encore dans un bled paumé qui s’appelait Stomanovo, c’était au mois de janvier, on n’avait ni charbon, ni bois de chauffage, on gelait, mon mari travaillait en ville et notre enfant est tombé malade, il devait faire moins vingt dans la pièce, et moi je suis allongée à côté du marmot et je le réchauffe avec mon corps sans oser aller lui préparer à manger parce qu’il va attraper froid si je le laisse tout seul, et lui il a faim, il pleure… et vous, vous entrez et me demandez: pourquoi il fait si froid ici? et moi je dis: j’attends mon mari qui doit rentrer d’un moment à l’autre et il va apporter du charbon, et alors vous avez dit: levez-vous, faites le nécessaire, c’est moi qui le réchaufferai et vous avez enlevé votre chemise, puis placé l’enfant sur vous(pour le réchauffer) et moi, pendant ce temps, j’ai réussi à faire du feu, à faire bouillir de l’eau, à lui préparer de quoi manger, après mon mari est revenu avec une demi-charrette de charbon… mais à ce moment-là, vous étiez allongé à côté de mon enfant et vous étiez en train de le réchauffer avec votre chaleur corporelle… pour nous c’est un grand honneur d’avoir réussi à vous convaincre de venir travailler dans notre clinique, incontestablement, c’est… un succès indéniable.
Pause.
IVAN– Est-ce que votre épouse Zina est encore à Sofia?
BEKRI– Comment vous savez où elle est censée être?
IVAN– Nous le savons car si elle avait été là, elle aurait pensé à nous offrir du café ou quelque chose à manger.
BEKRI– Je peux vous offrir du café?
KALINA– Oui, volontiers.
BEKRI– Mais comment vous savez que mon épouse est censée être à Sofia?
IVAN– Surtout, je ne voudrais pas que vous me fassiez du café turc! Bien entendu que je ne le sais pas. Je le présumais.
BEKRI– Du fait qu’elle n’est pas à la maison, vous déduisez qu’elle est à Sofia, c’est bien ça?
IVAN– Est-ce que c’est interdit d’émettre des suppositions, docteur?
KALINA– Il n’est pas nécessaire, Dieu merci, que votre épouse prenne part à cet entretien.
BEKRI– Et pourquoi ça?
KALINA– Elle est bulgare, après tout.
BEKRI– Qu’est-ce que vous avez à me dire?
KALINA– Elle est bulgare, elle, tandis que vous ne l’êtes pas.
BEKRI– Qu’est-ce que vous avez à me dire?
KALINA– Vous n’ignorez pas la politique de notre Parti à tous, camarade Docteur.
BEKRI– Je ne suis pas au fait de la politique de votre Parti.
IVAN– On la discute en détail aux réunions qui sont ouvertes même à ceux qui n’en sont pas membres, et auxquelles vous refusez ostensiblement de prendre part.
BEKRI– Pour autant que je sache, elles sont facultatives.
IVAN– Oui, mais si vous y aviez assisté, vous seriez au fait de la politique actuelle du Parti. Il s’agit de rendre leurs anciens noms et prénoms aux Bulgares de confession musulmane.
BEKRI– Qu’est-ce que vous avez à me dire?
IVAN– C’est un processus qui reflète la dynamique de la conscience nationale et du sentiment national de notre nation.
BEKRI– Qu’est-ce que vous avez à me dire?
IVAN– Le processus naturel visant à rendre leurs anciens noms et prénoms aux Turcs de Bulgarie est lié à la suppression des vestiges de l’ancien empire turc; il concerne également la toponymie de plusieurs villes, rivières et montagnes qui étaient pour l’essentiel désignées par des noms turcs jusqu’à la Libération. Ceci, d’ailleurs, est une pratique courante dans tous les pays qui tournent la page aux effets d’un passé colonial.
Pause.
IVAN– Le fait pour les gens de reprendre leurs anciens noms et prénoms est une question de choix personnel libre et éclairé. C’est un processus naturel visant à gommer les signes extérieurs qui rappellent le pouvoir ottoman. Les allégations selon lesquelles les autorités bulgares recourraient à la contrainte ne sont que pure calomnie. L’accélération du changement des noms et prénoms est une réaction spontanée des citoyens contre les aspirations panturques dont les musulmans de Bulgarie sont la cible. Vous devez savoir qu’un renouvellement des papiers d’identité a lieu dans tout le pays. Peut-on s’imaginer un seul instant que le gouvernement de la République Populaire de Bulgarie entraverait le souhait des gens de reprendre leurs anciens noms et prénoms en dépit des difficultés techniques que cela engendre pour les autorités administratives compétentes?
BEKRI– Qu’est-ce que vous avez à me dire?
IVAN– Tout cela ne porte nullement atteinte aux convictions religieuses de tout un chacun, contrairement à ce que peut avancer la propagande turque, – la liberté de conscience, de même que le droit de se choisir un prénom et un patronyme en toute liberté sont garantis par la Constitution et les lois de notre pays…
BEKRI– Je vous prierais de quitter mon domicile.
KALINA– Non, non, c’est inutile, camarade Redžebov, je vous assure que c’est parfaitement inutile. Vous ne ferez que vous attirer des ennuis et vous ne pourrez aller nulle part. Vous êtes un homme perspicace, intelligent, vous savez jusqu’où nous pourrions aller, alors voici le registre, sans doute qu’un prénom proche du votre…
BEKRI– (la tête baissée, d’une voix étouffée) Je vous prie de quitter mon domicile.
IVAN– Non, nous n’allons pas le quitter, camarade Docteur.
KALINA– C’est pour votre bien que nous ne le quitterons pas. Faites-moiconfiance: c’est pour votre bien. Vous avez aidé tant de gens, c’est vous qui avez accouché la plupart des enfants de ce département, vous êtes connu partout, voyez seulement quel mauvais exemple vous allez donner à la population si vous vous mettez à contester les instructions du Parti: de toute façon c’est ainsi qu’il en a été décidé, et c’est ainsi qu’il sera fait et nous sommes obligés d’appliquer les instructions. Sinon, pourquoi serions-nous des cadres du Parti, pourquoi serions-nous ses membres et pourquoi nous appellerait-on des communistes? Je disais donc qu’on pouvait choisir quelque chose qui se rapproche de vos nom et prénom, vous pourriez vous appeler Asen Asenov, par exemple, qu’on s’appelle Bekri ou Asen, au bout du compte ce n’est pas le prénom qui reflète la personnalité, vous…
Bekri se relève lentement, saisit Kalina par la robe, la soulève et la traîne vers la porte, elle piaille, Ivan se jette sur lui, commence à le battre, le bat avec acharnement, le tabasse, Bekri tombe, Ivan continue à lui administrer des coups de pied.
IVAN– Animal! Animal! Je nique ta putain de mère turque! Je nique ta putain de mère!
KALINA– Fais gaffe! Fais pas ça! Tu vas l’assommer!
IVAN– Arrête de le défendre, toi! C’est quoi ces conneries que tu lui racontes! Il aurait sauvé ton enfant du froid! Ils méritent que des coups, eux! que des coups!
SCENE 8
Le Dr Redžebov et Vera sont à l’hôpital. Il est torse nu. Elle lui refait ses bandages.
VERA– Est-ce que vous allez finir par me dire ce qui s’est passé?
REDŽEBOV – Téléphonez à mon épouse.
VERA– Je vous en prie, dites-le moi. Quelqu’un vous a attaqué?
REDŽEBOV – Vous n’avez qu’à composer le numéro, ensuite vous pouvez me passer le combiné.
VERA– Est-ce que c’est bien raisonnable de l’inquiéter?
REDŽEBOV – Quelle heure est-il?
VERA– Presque neuf heures. Ne vaudrait-il pas mieux que je vous emmène chez vous?
REDŽEBOV – Je préfère rentrer tout seul.
VERA– Mais vous marchez à peine!
REDŽEBOV – Personne ne doit être mis au courant que vous m’avez aidé. Vous avez intérêt à ficher le camp au plus vite!
VERA – Et pourquoi?
REDŽEBOV – Vous risquez d’avoir des ennuis.
VERA – Qui vous a arrangé comme ça, camarade Docteur?
REDŽEBOV – Un type que je n’ai pas l’honneur de connaître.
VERA – Je ferais n’importe quoi pour vous, camarade Redžebov!
REDŽEBOV – Alors téléphonez à mon épouse.
Vera compose le numéro.
VERA – Personne ne décroche.
REDŽEBOV – C’est impossible. Passez-moi le combiné!
Il compose le numéro, mais à nouveau personne ne décroche.
REDŽEBOV – S’il vous plaît, partez tout de suite, Vera.
VERA – Je ne peux pas vous laisser dans cet état.
REDŽEBOV – Si quelqu’un remarque que vous me soignez, vous serez limogée.
VERA – Je ne vois pas pourquoi!
REDŽEBOV – Parce que vous n’avez pas le droit de soigner des Turcs!
VERA – C’est n’importe quoi!
REDŽEBOV – Bien sûr que non!
VERA – C’est pas possible, camarade Redžebov, vous vous faites des idées!
REDŽEBOV – Mais vous voyez pas ce qui est en train de se passer?
VERA – Qu’est-ce qui est en train de se passer?
REDŽEBOV – Vous voyez vraiment pas?! Pourtant, ça se passe sous vos yeux! Le couvre-feu, les patrouilles qui veillent à ce qu’on ne parle pas en turc… on nous envoie dans des camps, on tire sur nous!
VERA – On tire sur vous! Comment c’est possible que des représentants de l’État tirent sur les gens qui y vivent?
REDŽEBOV – À vous entendre parler, on dirait qu’on n’habite pas dans le même pays.
VERA – C’est la Turquie qui nous tient ce discours, c’est la propagande qu’elle diffuse, camarade Redžebov. Chez nous, ça ne pourra jamais arriver. Chez nous, tout est calme.
REDŽEBOV – Oui, tout est calme pour vous.
VERA – Chez nous, les gens déposent eux-mêmes des demandes de rétablissement de leurs précédents noms.
REDŽEBOV – Je vous croyais pas aussi sotte, camarade Georgieva.
VERA – Alors vous voulez dire que… on vous a roué de coups à cause de ça? (Un temps.) Mais qui donc?... Qu’est-ce qu’ils vous voulaient?... Camarade Redžebov!
REDŽEBOV – Promettez-moi quelque chose.
VERA – D’accord.
REDŽEBOV – N’en parlez à personne.
VERA – Motus et bouche cousue.
REDŽEBOV – Vraiment à personne, même à la personne qui vous est la plus chère.
VERA – C’est promis.
SCENE 9
Asie, sa mère et son père sont chez eux. Kalina franchit le seuil. Elle se déchausse. Ils lui tendent des pantoufles.
ALI – C’était pas la peine, mais puisque…
KALINA – Je sais qu’on doit se déchausser avant d’entrer chez vous, c’est un sacrilège si on ne le fait pas.
ALI – Nous, on n’est pas très regardants concernant ces choses-là, mais puisque tu t’es déjà déchaussée…
KALINA – Bonjour quand même. Est-ce que les travaux de rénovation de la toiture sont terminés?
ALI – On a fait refaire le toit, mais il fuit à nouveau.
GJULFIE (en turc) – Ah, ces vieilles maisons avec leur toiture en sale état! Il faut faire changer les poutres. L’été prochain, inch’ allah…
KALINA – Pourvu qu’il en soit ainsi. Asie est à la maison, n’est-ce pas? C’est qu’elle n’est pas à son travail.
GJULFIE (en turc) – On est dimanche…
KALINA – Eh bien, je passais vous voir tous les trois, pour ne pas avoir à revenir juste pour elle.
GJULFIE – Asie, fais-nous un café. Je vous apporte le baklava. Asseyez-vous, mettez-vous à votre aise.
Kalina s’assied, Gjulfie s’empresse de mettre la table et le couvert, puis elle lui apporte des oreillers.
GJULFIE – (en turc) Vous le prenez avec du sucre?
KALINA – (en bulgare) Non, merci, je ne prends pas de sucre.
Exit Gjulfie. Kalina et Ali se retrouvent en tête-à-tête.
KALINA – Tu les as préparés comme il faut?
ALI – Pas du tout.
KALINA – Comment ça, pas du tout?
ALI – Je les ai pas préparés.
KALINA – Mais pourquoi? Tu leur as rien dit, c’est bien ça?
ALI – Rien du tout.
KALINA – Alors ici, dans ta maison, il faudrait que je recommence tout depuis le début, c’est bien ça?
ALI – Effectivement.
KALINA – C’est pas ce que tu nous disais pendant les réunions du Parti.
ALI – Tu sais que c’est pas si facile.
KALINA – Et pour moi, tu crois que c’est facile? Tu crois que c’est facile pour moi, je te le demande, de faire la tournée des maisons à longueur de journée?
Asie entre en apportant un plateau et quatre tasses de café. Elle le sert. Gjulfie apporte du baklava.
KALINA – Vous vous demandez sans doute pourquoi je suis ici. Je ne vais pas tourner autour du pot. Vous n’êtes pas sans savoir que dernièrement, la Turquie mène une campagne antibulgare sans vergogne. Les prétentions turques s’appuient sur le fait qu’il y aurait une minorité turque en Bulgarie et que les droits et libertés de celle-ci seraient bafoués de façon systématique. Cette allégation est dénuée de tout fondement, de quelque nature que ce soit. Ce ne sont que des manifestations anachroniques du panturquisme, lequel fut jadis rejeté par l’illustre homme d’État Kemal Atatürk, mais que la Turquie d’aujourd’hui s’efforce de ressusciter. En effet, les musulmans bulgares ont conservé les principaux traits caractéristiques de l’ethnie bulgare et même la conscience de leurs origines bulgares. En ce moment, on procède au renouvellement des documents d’identité dans tout le pays. C’est le moment idoine pour qu’on vous voie réaffirmer votre conscience nationale bulgare. Je vais aller droit au but. Il s’agit de la remise en usage de vos noms et prénoms bulgares d’autrefois. On ne force personne. Voici pour commencer une liste avec de magnifiques prénoms bulgares.
Elle commence à donner lecture de la liste des prénoms.
KALINA – Il faut que chacun se choisisse un prénom en déposant une demande à la mairie. Ensuite, vous me donnez vos anciens documents d’identité et d’ici deux semaines, je vous remets vos nouveaux passeports internes avec vos nouveaux noms et prénoms.
Gjulfie pousse un cri de pleureuse. S’ensuivent des lamentations en turc. Personne ne comprend ce qu’elle dit, mais ses hurlements deviennent de plus en plus stridents.
ALI – (il s’adresse à sa femme en turc.) Arrête de chialer! C’est Allah qui en a décidé ainsi. Il faut lui obéir. On est tous logés à la même enseigne. Choisissez plutôt un prénom. D’accord, c’est moi qui vais lire la liste.
Le pater familias commence à lire la liste alphabétique des prénoms bulgares. De temps à autre, il s’arrête sur un prénom féminin, le répète à voix haute en se tournant vers les deux femmes. Gljulfie se met à pleurer encore plus fort. Asie observe son père en se tenant immobile.
ALI – Ne me regarde pas comme ça. Qu’est-ce que tu veux? On est obligés d’obéir. T’imagines même pas ce qui va se passer si on désobéit. (à voix basse, en se tournant vers Asie.) Ils vont nous massacrer! Ils vont nous égorger! Ils vont nous envoyer moisir en prison! La vie vaut tout de même plus qu’un prénom, n’est-ce pas!
KALINA – (en se tournant vers Ali.) T’as qu’à choisir les prénoms pour eux… Au point où on en est… Partout, les gens veulent changer de nom et prénom. Ils remplissent tous seuls les formulaires, ils viennent nous voir d’eux-mêmes. Vous tous, vous avez de lointains souvenirs à propos de vos racines bulgares. Les Turcs ont tenté de nous assimiler pendant cinq siècles. Vous n’êtes pas des Turcs, vous êtes des Bulgares. L’autre jour, c’est votre célèbre comédienne qui est passée nous voir à la mairie. Un formulaire de six pages! Elle décrit ses rêves, la nuit elle revoit sa maison, ses ancêtres, elle entend parler bulgare, elle danse des danses bulgares, elle court à travers nos montagnes, elle se voit comme une nymphe des bois de la poésie bulgare. Elle voulait retrouver son prénom bulgare! Et moi, il faut encore que je fasse toute votre rue aujourd’hui. Alors,… faisons au plus vite, allons, allons.
Les hurlements de Gjulfie se font de plus en plus stridents.
ALI – Ilija.
ASIE – Papa!
ALI – Ilija Jordanov Orlinov
ASIE – Papa!
KALINA – Tu écris maintenant… Je demande à ce que je ne m’appelle plus Ali Muradov,… mais bien Ilija Jordanov Orlinov. Date. Signature.
ASIE – Papa, s’il-te-plaît, je t’en prie, fais pas ça!
ALI – Qu’est-ce que vous avez à rester comme ça toutes les deux? L’une qui chiale, l’autre qui est comme pétrifiée! Pas de scènes de ménage! Qu’est-ce que vous avez à voir avec la Turquie? Pour vous, c’est comme le Cambodge ou l’Argentine, pas vrai? Écoute à la fin! Arrête de pleurnicher! C’est maintenant qu’on t’offre la chance inouïe de redevenir bulgare, tu as bien compris, non?
GJULFIE – (en turc.) Les morts aussi?
KALINA – Qu’est-ce qu’elle a dit?
ALI – Des conneries.
KALINA – Qu’est-ce qu’elle a dit?
ALI – Elle dit que notre prénom nous est donné par notre mère, et qu’il ne peut nous être repris que par elle.
KALINA – Explique-lui que c’est une chance pour elle. Une chance que sa mère n’a pas été en mesure de lui offrir.
GJULFIE – … … … … .
KALINA – Qu’es aquo?
GJULFIE – Elle dit qu’Allah va lui barrer le chemin du paradis à tout jamais.
KALINA – Rétorque-lui qu’Allah lui ouvrira les portes sans se préoccuper du prénom qu’elle porte.
Ali traduit et Gjulfie répond.
KALINA – Qu’est-ce qu’elle dit, traduis-moi!
ALI – Elle dit qu’elle ne parle pas bulgare.
KALINA – Mon œil, elle comprend tout!
ALI – (il parle en turc avec emportement)
GJULFIE – (elle répond en turc.)
KALINA – Qu’es aquo?
ALI – Elle dit qu’elle ne peut même pas commander sa miche de pain à la boulangerie en bulgare.
KALINA – Allons donc, on ne me la fera pas gober, celle-là! Tu sais combien je suis fatiguée! Dis-lui de se choisir un prénom! J’ai encore toute une rue à faire, aujourd’hui. Ça fait au moins une douzaine de maisons. Et puis après, il faut refaire les nouveaux passeports à la mairie. Je vais devoir rentrer une fois de plus à minuit. Une fois de plus, je vais être privée de mon enfant. C’est facile pour vous autres, qui restez à la maison: c’est à Kalina de faire la tournée… À force de ressasser toujours la même chose, je commence à ressembler à un vieux quarante-cinq tours complètement rayé.
ALI – Elle dit que tu devrais rentrer voir ton enfant.
KALINA – Au lieu de me dire ce que j’ai à faire, elle ferait mieux de se choisir un prénom. Lis-lui la liste!
Ali reprend la lecture des noms de la liste.
KALINA – Ognemira? Asie, est-ce que ça te plaît?
Asie se lève et s’éloigne.
KALINA – Et pour ta femme – Elena? Elena Jordanova Orlinova?
ALI – C’est pas mal.
KALINA – Tu lui remplis son formulaire, elle aura plus qu’à signer.
Il poursuit la lecture. Gjulfie pleure de plus en plus fort. Il doit crier pour être entendu. Gjulfie se met à crier après lui.
KALINA – Ça suffit! Arrêtez! Je ne sortirai pas d’ici tant qu’elle n’aura pas signé le formulaire!
GJULFIE – … … …
KALINA – Qu’est-ce qu’elle a dit?
ALI – Elle dit qu’elle refuse de changer de prénom.
KALINA – Oh, que si.
GJULFIE – … … …
KALINA – Qu’es aquo?
ALI – Elle ne veut pas.
GJULFIE – (en turc) Je refuse! Non, non et non! Le destin de l’être humain est inscrit en face de ses nom et prénom: sa vie, mais surtout sa mort. Qu’en sera-t-il de mon destin? Je vais être privée de destin!
ALI – Ton destin, Gjulfie, sera inscrit en face de ton cœur, en face de ta conscience. Au jour du Jugement, chacun devra rendre compte de ses actes sans qu’on tienne compte de ses nom et prénom…
KALINA – Gjulfie, j’aimerais qu’on tire les choses au clair, pour ton bien. Tout le monde le fait. Sinon, on s’attire des ennuis. Il n’y a pas de quoi en faire tout un plat! Gjulfie, je t’en prie, j’aimerais que tu comprennes que tôt ou tard, il faudra vous y résoudre.
GJULFIE – Elena?
ALI – Oui, Elena. Elena Jordanova Orlinova. N’est-ce pas?
ASIE – (pour la première fois en turc.) Non, maman, ne fais pas ça! S’il-te-plaît, ne fais pas ça!
GJULFIE – Il le faut. Tôt ou tard, il va falloir qu’on y passe.
Ali lui tend le formulaire. Gjulfie prend un stylo.
ASIE – S’il-te-plaît, maman, ne le fais pas!
Gjulfie signe le formulaire et part en courant, suivie de près par Ali. On entend les pleurs de Gjulfie, ainsi que la voix d’Ali, qui essaie de la calmer.
KALINA – Ognemira?
Asie reste immobile.
KALINA – Ognemira?... Et Asie?
ASIE – Vous vous rendez compte de ce que vous être en train de faire?
KALINA – Il fallait bien que quelqu’un s’en charge, non? C’est ce qui s’appelle aller au charbon.
ASIE – Vous pouvez vous passer de charbon.
KALINA – Nous sommes en pays bulgare! La population d’ici est bulgare! Il faut savoir préserver la nationdans toute sa pureté! Alors c’est bon pour «Ognemira»?
ASIE – Non.
ALI – Comment ça, non?
ASIE – C’est non, un point, c’est tout. Vous pourrez faire de moi ce que vous voudrez. Faites comme il vous plaira.
Kalina et Ali, qui vient de rentrer, échangent des regards interrogateurs.
KALINA – Très bien. C’est à toi de décider, après tout. Nous, on ne force personne. C’est vous qui décidez. J’ai une montagne de travail. Je n’ai plus le temps de dormir.
Kalina s’en va.
SCENE 10
Ali, Kalina et Ivan.
ALI – Avec la famille des Mehmedov, ça va être du gâteau… le mari trompe sa femme depuis plusieurs années avec la femme de Vejsal. Les deux amants vont tous les ans dans la maison des parents de Vejsal à Radnevo. Ils sont morts, du coup la maison est vide… Il fait croire à sa femme qu’il travaille tous les week-ends sur les chantiers… mais comme il ne rapporte pas d’argent, ils se disputent, pourtant sa femme ne se doute de rien…
IVAN – Je vois. Alors c’est d’abord lui qu’on va rencontrer. Et en ce qui concerne la famille de Bajramov…
ALI – Quand le père du mari est décédé, il a falsifié le titre de propriété pour récupérer la maison familiale, et son frère s’est retrouvé à la rue. Deux ans après, son frère est décédé et sa veuve a fui en Turquie. Comme les Bajramov n’avaient pas d’enfants, ils ont adopté leur neveu, qui doit avoir dix ans maintenant. On pourrait faire qu’il apprenne la vérité un jour par un de ses petits camarades ou bien alors…
KALINA – Je vois. On ne va pas avoir de problèmes de ce côté-là. Mais ta fille s’est déjà fait remarquer. On pourra pas s’éterniser sur son cas.
ALI – On se parle plus.
IVAN – Il va falloir prendre des mesures.
ALI – Elle ne parle plus avec sa mère, non plus.
IVAN – Il va falloir l’envoyer quelque part pour un petit moment.
ALI – Elle passe toutes les nuits à pleurer dans sa chambre.
KALINA – Comment tu nous conseilles de nous y prendre? C’est à toi de nous dire!
ALI – Asie est vierge.
IVAN – Ah bon?
KALINA – Elle est malade ou quoi?
ALI – Elle ne s’intéresse pas aux hommes! Sa mère est allée voir la guérisseuse Tanzile, elles ont tout essayé, tous les tours de magie possibles et imaginables, mais ça n’a rien donné!
IVAN – Je crains que ça ne relève du domaine de compétences des hommes, pas des femmes. Je m’en charge.
ALI – Dis-lui de prouver qu’elle n’est pas pucelle. Des fois que ça l’aiderait à se lâcher et à trouver chaussure à son pied, dans l’espoir d’un mariage… Nous n’avons pas d’autre enfant, il n’y a qu’elle qui puisse nous faire des petits-enfants!
SCENE 11
Asie, un bac à eau à côté d’elle, passe la serpillère sur le sol. On sonne à la porte d’entrée. Asie ouvre en reculant. Ivan s’avance pour entrer. Ali, le père d’Asie, passe à côté d’eux et sort par la porte.
ASIE – Qu’est-ce qu’il y a?
IVAN – Tu le sais très bien.
ASIE – Toi aussi, tu sais très bien ce que je vais te répondre.
IVAN – Ce n’est pas raisonnable de ta part.
ASIE – Je n’ai pas l’intention de discuter avec toi à propos de ce qui est raisonnable et de ce qui ne l’est pas. Et puis on se déchausse quand on entre chez des musulmans!
IVAN – Tôt ou tard, tout le monde se décide à le faire.
ASIE – Tu perds ton temps.
IVAN – Je ne t’ai jamais plu, c’est ça?
ASIE – Je sais que tu viens me dire qu’en réalité, je suis bulgare.
IVAN – Tous autant que vous êtes, vous avez été bulgares avant de passer à l’islam.
ASIE – Ah bon?
IVAN – Eh oui.
ASIE – Tu as appris ça où?
IVAN – Il y a des registres pour l’état civil, des documents historiques, des souvenirs familiaux, des légendes même.
ASIE – Où ça?
IVAN – En ton for intérieur.
ASIE – Où sont les documents historiques qui prouvent que j’ai été bulgare avant de me convertir à l’islam pour devenir turque?
IVAN – On dirait que tu cherches des embrouilles!
ASIE – Je voudrais voir les registres de l’état civil en ce qui me concerne. Il est où?
IVAN – Eh, oh, du calme, ma petite! Si tu me disais d’abord pourquoi je ne te plais pas?
ASIE – Où est-ce que tu veux en venir?
IVAN – Pourquoi je te plais pas en tant qu’homme, en tant que mari de ta meilleure amie?...
ASIE – C’est faux.
IVAN – Qu’est-ce qui est faux?
ASIE – Qu’est-ce que tu me veux?
IVAN – Je voudrais comprendre pourquoi tu m’as toujours méprisé.
ASIE – Je ne vois pas de quoi tu parles.
IVAN – Pourquoi est-ce que tu ne m’as jamais respecté?
ASIE – Je ne suis pas sûre de comprendre.
IVAN – Il paraît que tu me considères comme un déchet, comme un moins que rien. Pourquoi?
ASIE – Qu’est-ce qui te fait dire ça?
IVAN – Tu essaies de faire croire ça à ma femme, n’est-ce pas?
ASIE – Il ne nous est jamais arrivé de parler de toi.
IVAN – Ah bon?! Et pourquoi? Je suis pas suffisamment intéressant? Vous parlez de qui, alors?
ASIE – Je ne comprends pas ce que tu veux de moi! Si tu ne comptes pas partir d’ici, je te prierais de te déchausser ou je te fous à la porte!
Il commence à se déchausser, puis il enlève son pullover, déboutonne sa chemise…
IVAN – Dis-moi, est-ce que je ne t’ai jamais plu ne serait-ce qu’un tout petit peu?
ASIE – Papaa!
IVAN – Ton père est sorti.
ASIE – Je vais crier!
IVAN – Crie tant que tu voudras!
ASIE – Qu’est-ce que tu me veux?
IVAN – Que tu me regardes un peu, que tu fasses un peu attention à moi, peut-être qu’après tout je suis pas si méchant!
ASIE – Au secours! Je vais le dire à Vera! Salaud! Dégage d’ici!
IVAN – C’est un service que je te rends. Si tu signes ton formulaire, je te laisse tranquille.
ASIE – Dégage d’ici! Je vais crier! Sale vermine! Vera le saura! Mon père ne va pas tarder à rentrer!
IVAN – Ne t’en fais pas pour ça, ma biche. N’y pense pas. J’ai tout prévu.
Asie commence à se débattre avec rage, à le griffer, à crier. Son père traverse le séjour en coup de vent sans qu’Asie ne l’entende.
IVAN – Ognemira…
Elle gît à terre, immobile.
IVAN – Ognemira. Tu aimes ce prénom?
Elle ne répond pas.
IVAN – Ognemira. Quel joli prénom. Ça veut dire «celle qui allie le feu à la paix», ou alors, autre sens possible: «le monde de feu». Allez, signe!
Elle reste immobile sur le sol. Il se relève et referme sa braguette. Il se met à crier.
IVAN – Ognemira! Signe! Autrement toute la ville le saura demain!
Asie se relève, signe le formulaire puis prend la serpillère humide et s’en sert pour asséner des coups sur le visage d’Ivan, lequel reste impassible. Elle le frappe de toutes ses forces: lentement, régulièrement, méthodiquement. Elle émet des bruits sourds, provenant du plus profond de sa gorge: des cris de haine, des éructations pleines d’agressivité, d’envie de meurtre. Du sang commence à dégouliner sur le visage et la chemise d’Ivan. Il continue à se tenir immobile. À la fin, à bout de forces, Asie s’affale sur le sol, à ses pieds.
SCENE 12
Ivan rentre chez lui tout trempé et couvert de sang.
VERA – Qu’est-ce qui s’est passé? Tu étais où? Qu’est-ce que t’as fait? Qu’est-ce que c’est que ces égratignures sur ton visage? Pourquoi est-ce que ta chemise est trempée? Pourquoi elle est déchirée? Qu’est-ce qui s’est passé? Tu reviens d’où? Qu’est-ce que tu fais?
Il essaie de lui prendre la main et de la poser sur son front. Il est épuisé, il se sent meurtri, il ressent du dégoût envers lui-même. Il a besoin de sa main.
VERA – Est-ce que tu peux faire en sorte qu’on foute la paix au Docteur Redžebov?
Il la regarde avec froideur.
VERA – Est-ce que tu peux faire en sorte que le Docteur Redžebov sorte de prison?
Il la regarde avec froideur.
VERA – Est-ce que tu pourrais faire quelque chose pour moi? Sauver le Docteur Redžebov?
Il la regarde avec froideur.
Elle s’éloigne de lui avec dégoût. Elle se met à pleurer sans bruit, mais son corps est secoué de sanglots.
SCENE 13
Asie est allongée dans son lit. Elle vomit de temps à autre dans une bassine à côté du lit prévue à cet effet. Vera fait les quatre cent pas dans la pièce.
VERA – Je comprends vraiment pas! Je t’ai blessée ou quoi? Je t’ai fait mal? Qu’est-ce qui s’est passé? J’y comprends plus rien!
ASIE – Je me sens pas bien.
VERA – T’es jamais en forme quand je viens. Tu as toujours quelque chose. Qu’est-ce qui t’arrive?
ASIE – C’est l’estomac, des ulcères, une inflammation des muqueuses, la totale, quoi.
VERA – Je me fais des soucis pour toi, Asie!
Vera s’assied sur le lit à côté d’elle et lui caresse le visage.
ASIE – (elle crie) Ne me touche pas!
VERA – Pourquoi?
Asie se relève, enveloppée dans un drap, elle manque de tomber, elle tousse, vomit à nouveau et crie.
ASIE – Désormais, je m’appelle Ognemira. Ognemira! Dis-moi: «Je me fais des soucis pour toi, Ognemira!». Donne-moi ta main et appelle-moi: Ognemira. Viens à côté de moi! Serre-moi dans tes bras! Appelle-moi: Ognemira! Quoi, tu veux pas? Je t’inspire du dégoût? Ne me touche pas! Plus personne n’a le droit de me toucher! Jamais plus personne! Jamais!
Asie s’effondre sur le sol et se met à vomir de plus en plus fort. Vera l’attrape par la taille et lui relève le front.
ASIE – Ognemira Ilieva Orlinova. Ognemira Ilieva Orlinova.
SCENE 14
Asie et le Docteur Redžebov dans le cabinet médical de ce dernier.
REDŽEBOV – Pourquoi tu m’a appelé aussi tard?
ASIE – J’en sais trop rien… je pouvais pas… je suis allée voir la mère Tanzile…
REDŽEBOV – Je te croyais plus rationnelle que ça! Allez voir la mère Tanzile, non mais! Tu es entrée dans le quatrième mois!
ASIE – Elle m’a fait avaler…
REDŽEBOV – Qu’est-ce qu’elle t’a fait avaler?
ASIE – De la quinine et des infusions d’herbes médicinales.
REDŽEBOV – Combien de quinine?
ASIE – Six comprimés par jour.
REDŽEBOV – Le fœtus est probablement endommagé! Comment t’as pu faire ça?!
ASIE – J’avais honte de moi, camarade Redžebov!
REDŽEBOV – Et maintenant, tu n’as plus honte?
ASIE – Camarade Docteur, je…
REDŽEBOV – Je peux pas prendre ce risque. C’est hors de question.
ASIE – De toute façon, cet enfant ne verra jamais le jour, Docteur.
REDŽEBOV – Je ne peux pas faire ça. Le risque de stérilité est trop important.
ASIE – Cet enfant ne verra pas le jour, camarade Docteur.
REDŽEBOV – Qu’est-ce que ça signifie?
ASIE – Je veux pas de cet enfant! J’en veux pas! Si vous m’aidez pas, je me tue!
REDŽEBOV – C’est du chantage?
ASIE – Vous êtes le seul qui puisse m’aider.
REDŽEBOV – Est-ce que tu réalises ce que tu veux me faire faire?
ASIE – J’ai changé de prénom, camarade Docteur.
REDŽEBOV – Soit. Comme tout le monde.
ASIE – Pas tout le monde, camarade Docteur.
REDŽEBOV – C’est quoi le rapport?
ASIE – Je me suis fait violer.
REDŽEBOV – Par qui?
ASIE – Ça, je peux pas vous le dire, camarade Docteur.
REDŽEBOV – Pourquoi?
ASIE – Vous êtes le seul à qui je le dis. Personne d’autre ne le sait. Personne n’en saura jamais rien. Jamais.
Un peu plus tard, on entend un long cri perçant émis par Asie.
ASIE – L’hémorragie était… terrifiante. Je me souviens vaguement de l’alarme du SAMU comme si j’étais dans les vapes et… je n’ai plus envie d’en parler. Vous n’allez plus filmer, n’est-ce pas?
Vous savez, là-bas, il y a tout le temps des gens comme vous qui viennent pour filmer. Comme si on pouvait y observer des singes d’une espèce rare. Ce n’est que maintenant… que je comprends pourquoi les victimes n’avaient pas envie de parler. Les gens s’en vont un par un, après vous passez à une autre thématique. J’en sais rien. C’est très humiliant.
ALI – Elle a saigné toute la nuit. Le matelas, les draps, les couvertures: tout était maculé de sang. Gjulfie changeait les compresses, puis le Docteur Redžebov a appelé une ambulance, on l’a transférée à l’hôpital pour lui transfuser trois litres de sang. Bekri était assis à côté d’elle, pâle comme un linge, à lui tâter le pouls, Asie devenait de plus en plus fluette, comme si elle était en train de fondre à vue d’œil, de temps en temps elle ouvrait les yeux au prix de gros efforts… elle était violemment happée par la mort… Pardonne-moi, Allah, d’avoir tout le temps voulu qu’elle soit un garçon… Je voulais qu’elle soit forte, qu’elle étudie, qu’elle apprenne des langues étrangères, qu’elle soit courageuse… alors que… elle n’était qu’une fille, une enfant… Pardonne-moi, Allah, laisse-là en vie, ô Allah! Tu peux reprendre ma vie en échange de la sienne… Ô Allah!...
SCENE 15
Le Dr Redžebov partage une cellule avec trois autres prisonniers.
A– On a touché notre paye et on est allés au bistrot avec les collègues, boire une rakija. Il y a un type qui vient et qui nous dit: vous me payez tous une amende de cinq leva. On lui demande: Pourquoi, qu’est-ce qu’on a fait? Vous parlez en turc, qu’il nous dit. C’est interdit. On était quatre personnes et on a donné chacun cinq leva. Et on a continuéà causer: de toute façon, l’amende, on se l’était déjà fait coller. Mais une demi-heure plus tard, l’autre, il rapplique et il nous fait: chacun paie une amende de cinq leva, on a casqué, et on a continué à boire et à causer, et une demi-heure plus tard, l’autre, il rapplique à nouveau et il nous fait: chacun paie une amende de cinq leva! On s’est mis dans de beaux draps! Ils nous arrêtent au bistrot et ils nous font venir direct ici. Ils nous ont pris toute notre paye.
B – Et ma femme, comme elle est toujours malade, elle a dit qu’on ferait bien d’égorger un animal pour faire un repas en mon nom, alors j’ai chopé une poule et puis je suis allé dans la forêt, juste pour recueillir le sang dans un pot de confiture, j’allais laisser la viande aux bêtes fauves, c’est que ma femme, n’est-ce pas… juste pour lui enduire le front et le pas de la porte… Elle s’est mis dans la tête que tout allait s’arranger de cette façon. Mais quelqu’un m’avait pisté… «Où c’est que tu vas avec cette poule, qu’il a dit, tu sais pas que c’est interdit de fêter l’Aïd el-Kebir?» et moi, j’lui ai dit que je savais pas, mais que j’allais relâcher la poule dans la forêt. «Pourquoi tu veux la relâcher dans la forêt, qu’il me fait?» et je savais pas quoi lui répondre… Je connais, il a fait, tous vos us et coutumes. Il m’a pris la poule, puis…
C – Après les vacances d’hiver, je retrouve mes écoliers, mais ils se taisent, ils me font les gros yeux. La leçon du jour, c’est le siècle de l’empereur Kalojan. Après la classe, le proviseur me convoque dans son bureau pour me dire: désormais, tu vas t’adresser à tes élèves en utilisant leurs nouveaux prénoms, voici les nouveaux carnets de correspondance avec les prénoms rectifiés. Le jour d’après, je rentre en classe, ils se tiennent tous sagement assis sans parler, c’est le grand silence… Je commence à faire l’appel. «Antoine!» – personne ne répond: «présent». «Aneta!» – personne ne répond: «présent». «Boyan!»… Aucun enfant ne répond: «présent», alors qu’il n’y a pas d’absents… Ils se taisent et me regardent en chiens de faïence… Je m’approche de Hasan, le meilleur élève, je lui caresse la tête et lui demande: comment tu t’appelles maintenant? Il prend ses jambes à son cou… et tout le monde s’enfuit après lui… la salle de classe est désertée… Je vais alors voir le proviseur et lui dis: il ne reste plus d’enfants, camarade proviseur, en tout cas personne ne répond «présent» à la liste que vous m’avez remise, allez voir vous-même si vous ne me croyez pas…. Lui me répond: est-ce que c’est à un instit de province de me dire ce que j’ai à faire?... À ce moment-là, j’ai vu rouge, je me suis mis en colère… Il n’est toujours pas sorti de l’hosto.
Un gardien approche.
GARDIEN – On demande Petăr Georgiev! (Silence.) J’ai dit: Petăr Georgiev est attendu pour son interrogatoire par l’enquêteur!
Personne ne bouge. Le gardien se dirige vers Redžebov et le pousse violemment.
Toi, là, le sale fez! Bekri Redžeb aga! T’attends une invitation officielle ou quoi!
SCENE 16
L’enquêteur et Bekri.
L’ENQUETEUR– J’espère que tu as fini par changer d’avis.
Bekri ne répond pas.
L’ENQUETEUR– Tu vas signer ici, oui!
Bekri reste immobile.
L’ENQUETEUR– Ou bien c’est que t’as pas encore réfléchi?
Bekri ne répond pas.
L’ENQUETEUR– Tu fais le héros, hein? Et en vue de quoi est-ce que tu luttes, est-ce qu’on peut savoir? Non, on n’a pas le droit. On ne mérite pas d’entendre tes arguments contre les décisions du Parti. Tu défends qui exactement, est-ce qu’au moins tes idées sont claires là-dessus? Tu luttes contre qui, déjà? Tu luttes en vue de quoi?
Vous avez passé cinq siècles à nous égorger un par un! Quoi, c’est pas vrai, peut-être? Eh, oh, j’ te cause! C’est pas vrai que vous preniez votre pied à nous égorger?! À nous déporter! À incendier nos maisons! À violer nos femmes! À nous enlever nos enfants! À nous traiter comme des infidèles! Comme du gibier de potence! Sale vermine! On vous a supportés pendant cinq cents ans! Et vous continuez à vivre ici! Et à vivre sur un grand pied, par-dessus le marché! À avoir un meilleur train de vieque nous! À bénéficier de privilèges! De quotas dans les universités!... Alors que votre place n’est pas ici! Vous profanez nos terres avec votre présence! Mon fils avait à peine un an quand il a été contraint d’entendre pour la première fois votre «Allah akbar», il s’est mis à pleurer, à crier… il tremblait… est-ce que tu réalises qu’il tremblait?… L’horreur que vous nous inspirez est inscrite dans nos gênes… nous ne permettrons jamais que ce qui nous est arrivé nous arrive encore, souviens-toi: plus jamais!... Donc il vaut mieux que vous partiez d’ici. Pour être franc, ce qu’il nous faudrait, ce n’est pas changer vos noms et prénoms, mais passer carrément à l’étape suivante…
Pause.
L’ENQUETEUR– Espèces de saboteurs! Vous frelatez le sucre avec de la laine de verre, vous jetez la nourriture à la rivière, vous injectez du poison aux animaux! Et toi, qui sait combien de femmes tu as estropiées en plus de la tienne! Ecoute, je te conseille le plus amicalement du monde de rompre ton silence.
Bekri reste immobile.
L’ENQUETEUR– (en criant.) Vous avez intérêt à avoir quitté le pays en vingt-quatre heures, toi et ta bonne femme!… Passé ce délai, votre séjour en Bulgarie sera réputé illégal!… Rien que pour l’avortement illégal, je peux t’envoyer au trou pour dix ans! Je me fous de savoir comment vous allez effectuer le trajet, d’où vous allez partir, vers où!… Les passeports internationaux, vous les aurez au commissariat! Agents de diversion! Chiensgaleux !
SCENE 17
Le Docteur Rdžebov rentre à la maison. Zina, son épouse, l’attend.
ZINA– C’était pas trop tôt!
Elle se jette sur lui, l’embrasse et l’étreint.
ZINA– J’arrive pas à y croire! Si tu savais combien je me suis inquiétée! Si tu savais seulement! Je me disais, je me disais que …
Il s’assied sur une chaise sans quitter son imperméable, s’entourant la tête de ses deux mains.
ZINA – Qu’est-ce qui s’est passé?! Est-ce qu’il est arrivé quelque chose?! Bekri, je t’en supplie!
BEKRI – D’ici demain, à midi, il faudra qu’on ait quitté la Bulgarie.
Il jette les deux passeports internationaux sur la table.
ZINA – Comment ça: qu’on l’ait quittée?
BEKRI – C’est ça ou je retourne en prison.
ZINA – Qu’on l’ait quittée de quelle manière?
BEKRI – Je sais pais.
ZINA – Pour aller où?
BEKRI – Je sais pais.
ZINA – Comment ça, qu’on ait quitté la Bulgarie jusqu’à demain midi? Pour combien de temps?
BEKRI – À jamais.
ZINA – À jamais?!
BEKRI – Oui.
ZINA – Avant demain midi?
BEKRI – Au plus vite, oui. Avant demain midi.
ZINA – Mais comment est-ce qu’on peut quitter au plus vite… Pour aller où?
BEKRI – Je n’en sais strictement rien.
ZINA – Comment est-ce qu’on va quitter la Bulgarie, alors?
BEKRI – On a jusqu’à demain midi pour ne plus être à l’intérieur des frontières du pays.
ZINA – Les frontières de quel pays?
BEKRI – Du nôtre.
ZINA – Mais pourquoi?
BEKRI – Parce que…
ZINA – Mais pourquoi?!
BEKRI – Zina…
ZINA – Pourquoi! Et mon père, ma mère? Qui va… (Elle s’arrête brusquement.)
BEKRI – Dans ce cas, le mieux serait que tu restes.
ZINA – Quoi?
BEKRI – Je pars seul.
ZINA – Je ne peux pas… (Elle s’arrête brusquement.)
BEKRI – Tes père et mère, il se peut que tu ne les revoies plus jamais.
Il compose un numéro de téléphone, puis raccroche.
BEKRI – Il faut que je trouve un moyen de transport, n’importe lequel.
ZINA – Quoi comme transport?
BEKRI – J’en ai pas la moindre idée.
ZINA – Et pour aller où?
BEKRI – Jusqu’à la frontière.
ZINA – Laquelle?
BEKRI – Jusqu’à la frontière avec la Turquie.
ZINA – Mais pour aller où, en Turquie?… (Elle s’arrête brusquement.)
BEKRI – J’en ai pas la moindre idée. Tant de gens partent sans savoir où ils vont.
ZINA – Il faut que j’appelle papa et maman.
BEKRI – D’accord.
ZINA – Non, je peux pas les appeler, ils vont…
Elle compose le numéro.
ZINA– Bonjour maman. Nous allons bien… Tout va merveilleusement bien. Oui, on a reçu les conserves de nourriture, c’était très bon. Mais oui, je cuisine régulièrement, mais oui, il va bien, il travaille, tout va bien… Maman… maman… allô! On entend mal… Ils sont en train de couper la ligne… Allô! On n’entend rien! Oui, oui, nous allons bien! Ils vont nous couperla ligne ! Non, c’est plus la peine d’envoyer d’autres conserves de nourriture! Vraiment, je t’assure, on en a suffisamment. Allô! Allô!
Elle raccroche et se met à pleurer.
BEKRI– Je t’en prie, Zina, resteici ! Je t’en supplie! Je sais pas du tout… je sais même pas où on pourrait aller dormir… on n’a pas d’argent… je peux pas te prendre avec moi, je veux pas, je t’en supplie, resteici ! Je connais personne en Turquie, on n’a aucun parent ou ami là-bas, je t’en prie, Zina, resteici !
ZINA – Tu sais bien que je resterai toujours à tes côtés.
On sonne à la porte. Bekri ouvre pour laisser entrer Kalina.
KALINA – Camarade Docteur, ça y est, j’ai tout arrangé! Je vous ai trouvé un moyen de transport pour demain! Il y aura une camionnette pour six familles et un mètre carré pour les bagages, ce qui veut dire que vous pourrez prendre une valise, une petite table, avec un peu de chances une casserole, des couverts, et surtout un réchaud à gaz. Vera, que j’ai croisée en chemin, m’a dit qu’elle en avait un, elle va aller le chercher tout de suite, des fois que vous auriez besoin de vous faire à manger en chemin parce qu’il faut faire la queue pendant plusieurs jours à la frontière et ça fait qu’il va y avoir des foules en train d’attendre… Je vous ai apporté un peu de poivrons farcis et des soupes en sachet… N’oubliez pas de prendre des vêtements chauds, des toiles cirées, des k-way, voire de grands morceaux de nylon… il paraît qu’il va beaucoup pleuvoir… Votre camionnette sera immatriculée AK 1920, tout le monde part demain matin à sept heures à partir de la place centrale, mais il faut que vous y soyez avec vos bagages dès six heures, pour qu’on puisse les ranger… Camarade Redžebov, j’ai dû faire des pieds et des mains pour vous trouver cette place… les camionnettes sont toutes pleines, et le prix de la course avoisine les mille leva au black…
Kalina s’en va. Au moment de franchir le pas de la porte, elle se retrouve face à Vera, qui apporte le réchaud à gaz.
VERA – Kalina, elle a dit que…
Vera dépose le réchaud par terre.
VERA – Un verre d’eau, c’est possible?
Zina lui verse un verre d’eau.
VERA – Camarade Docteur, je vous ai apporté un peu d’argent. Il est de moi. C’est moi qui l’ai économisé. Je sais juste que quand quelqu’un part aussi inopinément,… de toute façon vous me le rendrez. Quand vous irez en Turquie et deviendrez très riches,… vous allez ouvrir une clinique privée et c’est à ce moment-là que vous me le rendrez…
BEKRI – Je te remercie, Vera, mais on a suffisamment d’argent. Je t’assure. On n’a pas besoin d’argent, par contre le réchaud à gaz, si c’est vrai qu’il y a plusieurs jours d’attente…
ZINA – Bekri, on n’a que trente-sept leva à nous deux!
Vera se précipite vers elle et lui tend l’argent. Zina le range.
ZINA – Je vous revoudrai ça, je vous remercie!
VERA – Vous allez voyager par quel moyen de transport?
ZINA – La femme qui vient de passer a dit que… un camion viendrait demain à sept heures.
VERA – Un camion?! Mon Dieu! Un camion! Vous dans un camion! C’est que je les ai vus, ces camions, camarade Redžebov! Les gens qu’on y entasse, ça fait penser à… jusqu’à dix familles sur un camion, c’est comme… Je vous emmène avec notre voiture familiale.
ZINA – Nous ne pouvons pas accepter… Vous nous avez déjà trop…
VERA – Je vous emmène jusqu’à la frontière et je vous dépose. Il y en a pour trois heures de route grand maximum. Autrement dit on peut partir à neuf heures.
BEKRI – Vera… Je te serai toujours reconnaissant pour ce que tu fais pour nous.
VERA – C’était bien la moindre des… Vous avez un époux admirable, Zina!... Vous devez être très heureuse avec lui!...
Vera sort. Zina commence à apporter des valises, à les ouvrir, à enlever les vêtements qui y sont rangés.
BEKRI – On va prendre juste celle-là, la plus petite. Juste du linge de corps, les brosses à dents, l’encyclopédie médicale…
ZINA – Je voudrais prendre aussi ma robe beige.
BEKRI – D’accord.
ZINA – Et mes nouvelles chaussures.
BEKRI – Il ne nous reste plus qu’à dîner. Qui plus est copieusement, car il se pourrait que ce soit notre dernier dîner dans des conditions normales.
Premiers et derniers éclats de rire.
SCENE 18
Vera et Ivan.
IVAN – Non, tu n’auras pas la voiture.
VERA – Mais je leur ai promis!
IVAN – Non, tu l’auras pas.
VERA – Ils ont renoncé à leur place dans le camion parce que je leur ai promis de les emmener.
IVAN – J’ai dit non!
VERA – Mais la voiture n’est pas qu’à toi!
IVAN – Les gens prennent jusqu’à mille euros pour un aller simple jusqu’à la frontière!
VERA – Qui ça, les gens?
IVAN – Tous ceux qui ont des voitures.
VERA – Arrête ton délire!
IVAN – Tu crois que je délire quand je vois ces chiens galeux en train d’incendier les champs avant de partir?
VERA – Le camarade Redžebov et moi, on est collègues. Il est médecin. Un médecin remarquable.
IVAN – Qu’il dégage.
VERA – Donne-moi les clés! Je t’en prie, ils vont le remettre au trou s’il ne quitte pas la Bulgarie!
IVAN – T’es sa maîtresse ou quoi?
VERA – Non.
Ivan se précipite vers elle et lui serre la gorge.
IVAN – Réponds-moi franchement: tu es sa maîtresse?
Vera arrive à s’arracher à son étreinte et crie.
VERA – Oui!..., non!... Je suis pas sa maîtresse! Mais j’aurais bien aimé! Si seulement il avait accepté, si tu veux savoir!
IVAN – Si seulement il avait accepté? Mais il a pas voulu? C’est lui qui a pas voulu, c’est bien ça?
Silence. Vera lui arrache la clé de la voiture et sort.
VERA – On a attendu au poste de frontière pendant près d’une semaine. Zina pleurait presque sans arrêt, alors que Bekri se taisait… On n’avançait que de quelques centaines de mètres par jour. On n’arrivait pas à dormir, à se nourrir, à… C’était comme en enfer… Des centaines, des milliers et des milliers de camions et de voitures, chargés de mobilier, de tapis, de matelas, de couvertures, le tout assujetti maladroitement avec des cordes sur les galeries de toit… imbibé d’eau de pluie, sentant le moisi… La nuit, il faisait très froid, on était obligé de faire du feu pour permettre aux enfants et aux vieillards de se chauffer, il n’y avait pas de sanitaires… Une femme est morte dans la voiture avant la nôtre, il n’y avait pas de pelles… on l’a enveloppée dans le tapis qu’elle avait apporté… puis on l’a enterrée dans une tombe de feuillage et de buissons arrachés, recouverts du peu de terre qu’on avait réussi à ramasser à la main… Le quatrième jour, Zina a cessé de pleurer et a adopté un comportement étrange… Elle se taisait, regardait dans le vide et ne sortait jamais de la voiture, ce qui était encore plus effrayant que ses gémissements. Une nuit, Bekri, qui n’en pouvait plus, a remonté toutes les vitres et s’est mis à crier, c’était impossible de rester dans la voiture… Il a dit à Zina qu’il ne voulait plus rester avec elle, qu’il voulait qu’ils se séparent, qu’il ne permettrait jamais qu’elle l’accompagne jusqu’en Turquie. Elle est restée toujours aussi immobile, comme si elle ne l’entendait pas. Le lendemain matin, elle a claqué la portière et est repartie en arrière entre les voitures. Bekri et moi l’avons suivie du regard… Sa silhouette rapetissait de plus en plus… Elle ne s’est jamais retournée… Bekri est tombé dans les pommes à côté du pare-choc.
Il a vraiment fini par ouvrir une clinique privée. Il me propose tout le temps d’aller travailler avec lui, mais moi… Notre clinique médicale a été considérablement agrandie. Je suis montée en grade.
Je n’arrive pas à me décider de partir parce que… à quoi bon? Certes, je gagnerais plus d’argent, mais…
BEKRI REDŽEBOV – J’ai passé trois jours au camping de Kırklareli. Je n’y connaissais personne. Je n’ai pas envie d’évoquer le passé. On dirait que l’offense et la douleur finissent par être oubliées avec le temps. L’être humain est ainsi fait: il va de l’avant. J’ai deux filles: Esra et Etem. J’ai envie de leur faire visiter la Bulgarie, mais je ne m’y résous jamais. Nurcan, mon épouse, voulait bien venir aussi… Zina? (pause prolongée) J’aurais peur de la croiser, de voir les rues de… En fait, les premiers jours, mois, années même, de mon séjour en Turquie… j’avais l’impression qu’elle était à mes côtés, j’entendais sa voix, sa brosse à dents était toujours à côté de la mienne, sa robe et ses chaussures étaient suspendues sur…
J’ai ouvert une clinique de gynécologie. Parfois, il y a jusqu’à vingt enfants qui naissent ici en un seul jour, et ça me rend très, très heureux… Vraiment, jusqu’à vingt enfants…
ZINA – Je n’ai pas envie d’en parler parce que… parce que ce que j’ai fait à Bekri, c’est comme si j’avais abandonné mes parents alors qu’ils seraient en train d’agoniser… comme si j’avais volé… comme si j’avais tué, oui, rien que ça… Quand une chose pareille vous est arrivée, il ne vous reste plus qu’à… Dieu merci, Bekri mène à présent une vie heureuse… Je voulais dire que quand quelqu’un a commis un tel crime, il ou elle a besoin de beaucoup de temps pour s’en remettre. Oui, le terme de «crime» n’est pas trop fort.
Le plus étrange dans l’histoire, c’est que si on ne nous avait pas fait attendre aussi longtemps au poste de frontière, s’il ne pleuvait pas sans arrêt, s’il n’y avait pas toutes ces odeurs pestilentielles, si la femme dans la voiture de devant n’était pas décédée, si… je serais sûrement… sûrement…
IVAN – Tout ça (il désigne une petite maison en bois avec une cour bien entretenue), c’est moi qui l’ai fait. Avec mes deux mains, comme on dit. Papa était autrefois propriétaire d’un champ, qu’il s’est fait restituer, j’ai donc décidé de m’installer ici… Des patates, des haricots, cette année, j’ai même planté des tomates… Qu’est-ce qu’il faut de plus qu’une belle montagne comme celle-ci à un homme?... Ici je suis face à la montagne, qui est comme un cœur vivant… J’ai fait faire une fosse septique, j’ai raccordé la maison au réseau électrique… L’année prochaine, si tout se passe comme prévu, je vais faire installer des toilettes à l’intérieur de la maison… Là-bas, il y a un noyer probablement bicentenaire…
Ça va bientôt faire quatorze ans que j’habite ici… Là-haut, sur la colline, j’ai fait construire une chapelle. Rien d’extraordinaire, n’est-ce pas? Oui, mais il y a sans arrêt des gens qui y passent. Ils ressentent tous le besoin de faire une halte pour allumer un cierge. Vous voulez savoir si je suis en contact avec Vera et Asie? (pause prolongée) Il faut faire comme les voyageurs qui ne s’arrêtent jamais. Parfois, on se demande pourquoi telle ou telle chose nous est arrivée. Toutes les choses arrivent pour pouvoir être ressenties, le chagrin par exemple. Le sens de la vie, c’est la souffrance… tout comme le bonheur. Comme si la vie pouvait avoir un sens autre que la souffrance ou le bonheur… Tu veux que je cueille quelques pommes pour te les offrir?
KALINA – Maman s’est retrouvée veuve avec trois enfants à l’âge de vingt-cinq ans. Ma sœur avait six ans, j’en avais deux, mon frère était encore nourrisson. Mes parents étaient très pauvres. Tellement pauvres qu’ils devaient labourer à la main. Il était évident pour ma mère qu’au moins un de ses enfants allait devoir vivre à l’orphelinat. Son choix s’est porté sur moi. J’ai été envoyée à l’orphelinat de Bankja. On n’y manquait jamais de viande, de vêtements, de chaussures. L’été, on partait en colonies de vacances au bord de la mer. On prenait bien soin de nous. Les premières personnes que j’appelle le soir du Nouvel An sont toujours les anciens surveillants de Bankja. Un jour, quand j’avais onze ans, une femme est venue me voir pour me dire: «Kalina, toi aussi, tu as une maman comme tous les autres enfants. Tu as aussi un oncle à Ihtiman, il s’appelle Stefan». Je n’en croyais pas mes oreilles. Moi aussi, j’avais une maman et un oncle! Je n’ai rien osé demander à cette femme. Elle m’a laissé vingt-cinq leva, m’a embrassée et est repartie. Avec l’argent qu’elle m’a laissé, j’ai acheté un aller simple pour Ihtiman et j’ai pris le train. Dans mon compartiment, il y avait des femmes âgées qui allaient aussi à Ihtiman. Nous sommes descendues ensemble et elles m’ont emmenée à la mairie locale. Je suis entrée dans une des pièces du bâtiment. Un homme âgé était assis derrière son bureau et je lui ai dit que je m’étais enfuie de l’orphelinat de Bankja car j’avais appris que j’avais un oncle ici qui s’appelait Stefan. D’accord, il a dit, mais il y a trois Stefan ici, comment on peut savoir lequel est ton oncle? Je leur ai dit: faites les venir tous les trois et mon oncle me reconnaîtra. Peu après, trois hommes sont venus et c’est alors que j’ai vu pour la première fois de ma vie des gens pleurer. Tout le monde pleurait. Je me demandais pourquoi, sans arriver à comprendre. J’avais seulement eu l’occasion de voir des gens en train de se battre ou d’être battus (oui, on nous battait parfois à l’orphelinat). L’un des trois Stefan m’a prise par la main et m’a emmenée chez lui. Il s’essuyait tout le temps les yeux. Ma tente avait eu une fille de mon âge qui était décédée. Le matin en question, elle a dit à mon oncle: écoute, ma belle-sœur a envoyé un enfant à Bankja et je voudrais aller le trouver en sortant du boulot pour qu’on le prenne avec nous. Ça s’est passé le matin, et dès l’après-midi, mon oncle m’emmenait chez eux. Tout le monde pleurait et me regardait sans que je puisse comprendre pourquoi. Puis, mon oncle et ma tante m’ont emmenée voir maman dans un autre quartier. Entre-temps, elle s’était remariée et son mari était un veuf avec trois enfants à charge. Maman devait donc s’occuper de cinq enfants. On m’a emmenée voir maman et tous les enfants se sont mis à pleurer, tout comme maman et mon beau-père. En même temps,le personnel de l’orphelinat est parti à ma recherche à travers toute la Bulgarie. Puis l’employé de la mairie est venu me demander: c’est Kalilna, ton prénom? Allez, viens appeler ta surveillante parce qu’ils ont eu la frousse de leur vie, ils ont crû qu’on t’avait enlevée. Mon grand-père a interdit à mon oncle et à ma tente de m’adopter. Quoi qu’il en soit, je suis très contente d’avoir grandi à l’orphelinat. Quand j’ai eu dix-huit ans, je suis venue faire mes études ici parce que c’était le seul endroit où j’ai pu trouver une résidence. L’été, je donnais des cours au noir dans l’école d’un village, et ce n’est que comme ça que j’ai pu m’acheter un manteau pour l’hiver et des chaussures. On était logé et on recevait des tickets repas. Après la fin du premier semestre, j’ai aussi obtenu une bourse de dix-huit leva par mois, ce qui me faisait de l’argent de poche. Puis, j’ai été recrutée ici, à la mairie. Puis, je me suis mariée. Mon mari et moi, on a remboursé un prêt immobilier pour l’appartement pendant vingt ans. Puis les enfants sont nés. Tout le mobilier et tout ce qui se trouve chez nous, on l’a gagné à la sueur de notre front. Je ne me plain pas. Le Parti et l’État ont été comme une famille, comme une mère pour moi. C’est eux qui m’ont élevée. Je leur dois tout. Vous voulez savoir si j’ai pardonné à ma mère? Je ne lui ai jamais rien reproché. Je lui ai toujours été reconnaissante de m’avoir envoyée vivre à l’orphelinat. L’ironie du sort, c’est que ses autres enfants ont à peine terminé le collège. J’ai eu de la chance. Que dire de plus?
ASIE – Cette nuit-là, j’ai compris que voulais soit mourir, soit continuer à vivre, mais ailleurs, sous une autre identité. C’était aussi douloureux qu’un accouchement ou un décès. Toute la ville connaissait le culte passionnel qu’Ivan Tanev vouait aux jeunes filles vierges. Je savais que Vera ne pouvait pas le lui avoir dit car d’une part elle ne le savait pas, et d’autre part elle aurait tout de suite deviné ce qui se serait ensuivi. J’ai toujours su que mon père était informateur des services secrets, car sans ça personne ne m’aurait autorisée à étudier trois langues et à compléter mes études à l’étranger. Je m’appelle Ognemira Ilieva Orlinova. Je travaille pour une compagnie d’assurances. J’ai mon propre appartement au centre de Sofia, j’ai une voiture de fonction et un compte en banque bien fourni. J’ai quarante-sept ans et je m’appelle Ognemira. Tout le monde dit que c’est un très joli prénom. Un de mes collègues l’a même choisi pour sa fille. L’année dernière, j’ai adopté une petite Bulgare âgée de sept ans. Je tenais beaucoup à ce que ce soit une Bulgare de souche. Je l’ai fait baptiser sous le prénom Dobrica.
Une fois, ma fille m’a demandé: «maman, je me souviens pas avoir été dans ton ventre?». Oui, je lui ai répondu, je ne t’ai jamais portée dans mon ventre, mais je t’ai portée dans mon cœur pendant très longtemps, et ça, c’est beaucoup plus important.
Je ne suis pas retournée chez moi depuis cette époque, en fait même depuis les funérailles de mon père. Peu après l’incident, maman l’a retrouvé dans la cave. Il s’était pendu. Ici, je me suis fait de nouveaux amis, une nouvelle identité. Ici, personne ne sait que je suis turque. Je ne le révèle que maintenant. Je ne suis pas bulgare. Je suis turque. J’ai toujours eu peur de le dire. Peur parce que… Parfois, quand je me revois en pensée, je m’appelle Asie.Parfois Ognemira. Au début, je ne savais plus qui j’étais. Je me trouvais face à un vide tellement silencieux et menaçant que… C’est alors que Dobrica est entrée dans ma vie.
Je pense qu’à présent que j’ai dit la vérité, tout le monde va me renier. Tous mes amis vont me tourner le dos. Ou du moins ils vont se dire: elle n’est pas des nôtres. J’ai peur. Mais je ne peux plus continuer à vivre dans la dissimulation. Je ne devrais pas mentir à mes amis, à mes collègues, à ma fille. J’ai peur de ce qui va arriver quand ils verront le reportage auquel je participe. Quoi qu’il arrive, au moins ils connaîtront la vérité.
SCENE 19
Gjulfie frappe à la porte de Tanzile.
GJULFIE– (en turc) Je ne sais pas, Tanzile, je ne comprends pas pourquoi tout ça est arrivé, je ne vois pas quel péché nous avons pu commettre, pourquoi il fallait qu’Ali commette le pire des crimes, pourquoi il fallait que sa tombe soit ornée d’une étoile rouge au lieu d’une simple pierre, pourquoi Asie ne pourra plus avoir d’enfants, pourquoi j’ai perdu la vue!
Tanzile prend son gros livre, l’ouvre et lit.
TANZILE– Allah ne change pas le destin des gens avant qu’ils n’aient changé ce qu’ils ont dans l’âme.
GJULFIE– Qu’est-ce que ça veut dire, ça, Tanzile, explique-moi, je comprends pas.
TANZILE– La foi, c’est ce qui relie l’homme à la vraie vie. C’est seulement par la foi en Dieu que l’homme peut croire en sa propre vie.
GJULFIE– N’avons-nous pas été pieux, Tanzile! On priait, on faisait l’aumône et le ramadan, on fêtait le l’Aïd el-Kebir. Mais pourquoi diable est-ce que ça nous est tombé dessus?
TANZILE– Allah n’en demande jamais à une âme plus qu’elle ne peut endurer. C’est seulement ainsi, Gjulfie, qu’il est permis de s’adresser à Allah: «Notre Dieu, ne nous oblige pas à endurer ce qui est au-dessus de nos forces».
FIN
[1] Dramaturge et romancière, Teodora Dimova est la deuxième fille du célèbre romancier Dimităr Dimov, née de son deuxième mariage.
[2] Nom donné à la politique de slavisation forcée des Bulgares d’origine turque menée par le Parti Communiste Bulgare entre 1985 et 1989.