Le plateau

Le film japonais „La Ballade de Narayama“ a inspiré cette pièce.

Tous les vers, cités dans le texte, ainsi que les images poétiques signalées par un astérisque sont tirés du recueil Souvenir d’un rêve de Danila Stoyanova.

La scène représente un plateau, un sommet tronqué, entouré de rochers raides, inaccessibles. Le sol est encombré de pierres, grosses et petites, de toutes les formes. Au milieu se dresse un petit monticule rectangulaire de pierres qui fait penser à un tombeau. A côté de lui, un arbre sec jouxtant une tente, des chaises pliantes, une cage avec un canari.

C’est l’heure où la nuit fait place à l’aube.

La Mère est tout au fond, assise sur une grosse pierre. Deux bassines remplies d’eau sont posées à ses pieds et elle ne cessera de s’y laver les mains lentement, méticuleusement. Autour d’elle sont éparpillés des jouets en peluche, une hache et un cactus. Ses longs cheveux hirsutes  sont noués dans un fichu. Elle est vêtue de guenilles et ressemble à une clocharde. Elle est totalement absorbée par ce qu’elle fait et regarde rarement les autres personnages.

Lee est agenouillé sur le sol, le regard tourné vers l’est, vers le soleil levant. Il se dandine d’avant en arrière, touchant le sol de son front. C’est peut-être une incantation ou une prière.

LEE: Le coeur palpitant de la terre / le soleil, / le soleil mûr / le cerisier sombre, exhalant ses sucs / le soleil / le soleil lent et dodu / l’amour, / le vieillard ardent, / le soleil, / notre père, / est mort, / le soleil dort pour toujours. / Allons démêler ses rayons morts, / et tuer la grosse araignée, / qui l’a étouffé, / le soleil, / grosses larmes, / prière des morts / le soleil a fermé les yeux.

En rampant énergiquement Don sort de la tente. Il est mal réveillé, mais on voit qu’il est furieux. Il observe Lee, puis fait rouler du pied des graviers en les envoyant le plus loin possible. Lee interrompt sa prière, se lève lentement. Ils se regardent avec animosité et méfiance, s’épient. Don sourit, se dirige vers le tas de pierres et y donne un grand coup de pied. Lee se met à réciter à un rythme saccadé et rapide, presque hystérique, le corps secoué de tremblements, avec la conscience que chacune de ses paroles décontenance Don de plus en plus. Don donne des coups de pied rageurs dans les cailloux. Il prend une pierre et fait mine de la lancer sur la tête de Lee. Les pierres sont l’arme de Don et les paroles celle de Lee. Tous les deux tournent en rond comme des boxeurs.

LEE: Plus haut, plus haut / sur les tuiles ensoleillées- / je veux ouvrir le ciel / rien que pour voir / les ailes des anges, / la barbe de Dieu, / la madone bleue, / les saints bienheureux / et s’ils n’y sont pas / je redescendrai /vers les chapelles blanches / où les lions de marbre / dans le silence hurlant ...

Don n’y tient plus, il se rue sur Lee, le renverse par terre, lui bâillonne la bouche. Il le lâche, va vers la cage et se met à taquiner le canari. Lee s’approche du tas de pierres, les remet soigneusement en ordre. Il étudie amoureusement chaque pierre, l’effleurant de ses lèvres, la passant sur son visage avant de la poser sur le tas.

UN LONG SILENCE

Don s’éloigne pour uriner.

LEE: Non... pas là!

DON: Pourquoi?

LEE: Pas sur les pierres!

DON:(en se reboutonnant) Elles sont partout, les pierres.

LEE:(hurlant) Là-bas! (Il montre au fond de la scène un endroit d’où les pierres ont été enlevées) Là-bas! Combien de fois il faut te répéter!

DON: Bon, ça va...

LEE: Bon, ça va...

UN SILENCE

DON: Le soleil se lève.

LEE: Et se couche.

DON: En ce moment il se lève.

LEE: A la fin du jour il se couche.

DON: En ce moment il se lève!

LEE: C’est bien...

DON: Ce n’est pas bien, c’est un fait. Qui n’a pas besoin pour survenir que tu l’approuves.

LEE: Ni que tu l’annonces.

DON: Bon.

LEE: Bon.

UN SILENCE

DON: Tu as bien dormi?

LEE: Comme un ange.

DON: Tu as pu dormir?

LEE: Oui, comme un ange, et toi?

DON: Moi aussi... comme un ange... On étouffe de chaleur dans cette tente et elle a une drôle d’odeur.

LEE: Et au-dessus de ma tête des myriades d’étoiles, tu sais, des myriades... Elles clignotent, brillent, bougent, parlent... les étoiles savent plus que nous, tu sais?

DON: Cette nuit non plus tu n’as pas dormi, hein?

LEE: (en soupirant) Dormir est un péché.

Don le regarde, rit, fait négligemment rouler du pied un caillou. Lee se rembrunit.

LEE: (très doucement) Tu recommences?

DON: Quoi?... Oh, c’était machinal!

Lee s’assied par terre, se prend la tête entre les mains.

LEE: Je ne te demande qu’une seule chose et toi...

DON: Moi aussi je t’ai demandé des choses.

LEE: J’avais oublié, je ne savais pas que tu étais réveillé!

DON: Tu parles! Tu as crié exprès pour me réveiller!

LEE: Non, j’avais oublié, je pensais que tu dormais encore!

DON: Non, non, après... Ce n’était pas un oubli, je veux dire quand...

LEE: Bon, ça va, je te demande de m’excuser...

DON: Moi aussi je te demande...

LEE: Bon...

DON: Bon...

UN SILENCE

LEE: Tu as dis que c’était sans le vouloir, mais c’était exprès.

DON: C’était pas exprès, simplement...

LEE: (lui coupant la parole) Bon, ça va.

DON: Oui. Bon.

LEE: Bon.

UN SILENCE

LEE: Je ne peux vraiment pas comprendre pourquoi tu...

DON: (l’interrompt) Ecoute, c’est sans importance ...

LEE: Oui, bon, c’est sans importance.

Don ouvre son sac à dos, en sort des provisions, une bouteille d’eau, commence à manger avec appétit, presque gloutonnement. Lee est debout à ses côtés et l’observe. Don lui tend du pain, Lee refuse de la tête.

DON: Aujourd’hui tu vas jeûner aussi?

Don lui tend la bouteille d’eau. Lee de nouveau refuse en hochant la tête.

DON: Donnes-en à Koki! Il a de l’eau fraîche?

LEE: Oui.

DON: Elle s’est peut-être évaporée?

LEE: Elle ne s’est pas évaporée.

DON: Tu es donc allé chercher de l’eau?

LEE: Non, je ne suis pas allé chercher de l’eau.

DON: Tu as fouillé dans mon sac?

LEE: Non, je ne fouillerai jamais dans ton sac.

DON: Bon.

LEE: Bon.

UN SILENCE

DON: Il faut lui donner de l’eau fraîche tous les jours.

LEE: Oui.

DON: Alors?

LEE: Fous-moi la paix.

DON: Bon.

LEE: Bon.

UN SILENCE

Lee s’est de nouveau agenouillé dans son coin dans la partie est, apparemment il fait sa prière.

DON: M-m-m, incroyable!... Qui eût cru qu’un bout de pain rassi et un morceau de fromage seraient aussi délicieux Ca doit être l’air de la montagne qui vous excite... l’appétit, je veux dire, pas autre chose...

Lee a un haut le corps et se tourne vers Don.

LEE: C’est honteux!

DON: Pardon, j’avais oublié! (Il sort une bouteille de vin à moitié pleine et boit au goulot).

LEE: Tu peux pas rester un jour sans boire?

DON: Quel jour on est?

LEE: Je ne sais pas.

DON: Tu te crois malin?

LEE: Et toi?

DON: Je t’ai demandé quel jour on était.

LEE: Je ne me souviens pas.

DON: Tu te souviens de quoi? De la forme de chaque caillou, de sa couleur, de ses bosses, de la façon dont il brille, c’est ça?

LEE: Je me souviens de tout, ce qui n’est certainement pas ton cas.

DON: Ah bon?

LEE: Jusqu’au moindre détail, tout est là, devant mes yeux...

DON: Si tu me racontais un peu alors, parce que devant mes yeux à moi, il n’y a que ces pierres...

LEE: Cela devrait te suffire!

DON: En effet, quand on y pense, l’homme a besoin de peu de choses... d’air pur, de soleil, de cailloux...

LEE: Pourquoi tu prends ce ton?

DON: Parce que je commence à me sentir le dernier des imbéciles!

LEE: Je suis venu ici pour faire la chose la plus importante de ma vie...

DON: (lui coupe la parole) Mon Dieu! Et quelle est la chose la plus importante de ta vie, Lee?.. C’est Koki, hein?.. Tu vas tester son adaptabilité à l’air de la montagne, du vas observer ses capacités vocales à grande altitude...

LEE: Tu sais, j’ai une faveur à te demander: ne dis plus rien aujourd’hui...

DON: Doux ciel!

LEE: Au moins jusqu’au coucher du soleil.

DON: Quel supplice!

LEE: (avec emportement) Un supplice, oui, un supplice! C’est bien le mot! A peine levé, tu m’exaspères, tu me déranges, tu me détournes de l’essentiel.

Don lui tend de nouveau la bouteille d’eau.

DON: Une seule gorgée, histoire de t’humecter le gosier.

Lee repousse la main de Don. Son bras tremble.

LEE: Quel cynisme. Salaud!... Comme je voudrais que tu me fiches la paix!

DON: Aujourd’hui tes tremblements ont commencé plutôt... hier c’était à midi, avant-hier le soir et aujourd’hui avant même le lever du soleil...

Lee va jusqu’à son lieu de prière, s’agenouille.

LEE: (avec intensité et une étonnante douceur) Le soleil fera son travail aujourd’hui...

DON: (l’interrompant) Avec ces températures, c’est certain!

Lee se remet debout avec nervosité, retourne au tas de pierres.

LEE: Ecoute, ce n’est par hasard que les températures sont aussi élevées et ce n’est pas par hasard que le soleil est comme ça, c’est clair?

DON: Oh, oui, c’est clair. J’ai compris, mais j’avais oublié, excuse-moi.

Lee se met à trier les pierres. Il passe chaque pierre sur son visage comme un objet sacré, puis la pose avec mille précautions sur le tas à côté des autres.

La mère transvase l’eau d’une bassine dans l’autre. Au bruit de l’eau qui coule, tous les deux se regardent, prêtent l’oreille. Leurs visages, leurs gestes trahissent un malaise.

LEE: Tu sais quelle est ma conviction profonde? Je te la dirai!

DON: Pourquoi Koki ne chante pas ce matin?

LEE: Il y a toujours quelqu’un quelque part dans ce monde qui accomplit ce rituel avant la venue du soleil: il se lève avant l’aube, sort, regarde vers l’est, s’agenouille ...

DON: (l’interrompant) Regarde un peu, il a les ailes fripées et sa cache la tête sous l’aile...

LEE: (l’interrompant)... pour que le soleil puisse se lever!

DON: Il m’a l’air bien fatigué, cet oiseau, l’air de la montagne ne lui vaut rien.

LEE: Et si tous ces gens, je m’interroge, si le dernier de ces hommes disparaissait, se lèverait-il quand même?

DON: Tu es sûr de lui donner régulièrement de l’eau fraîche?

LEE: Je t’ai posé une question!

Don s’approche de la cage, l’examine.

LEE: Tu ne dis rien, hein... D’où vous vient cette conviction absolue qu’il se lèvera? Je te pose une question!

DON: Oui, oui, tu as raison!

LEE: Il pourrait bien lui arriver quelque chose, tu y as pensé? Je te pose une question!

DON: J’ai l’impression que l’air ne lui vaut rien ...

Lee se rue sur Don, l’empoigne par la chemise.

LEE: Tu ne te rends pas compte! Chaque nuit il est englouti par l’empire de la mort et chaque matin il en émerge, mais si on ne le laissait pas partir un matin? Tu sais bien que chaque matin, il lui faut une offrande? Réponds!

DON: Aujourd’hui, Koki pourrait bien être cette offrande... Le seul être que tu aimes est train de mourir sous tes yeux et tu feins de ne rien remarquer!

LEE: (presque hystérique) Koki est à moi! Koki est là pour être sacrifié! Il ne se lèvera pas à l’horizon si on ne fait pas de sacrifice! Mais ça, ce n’est pas tes spectacles idiots qui te l’apprendront, hein!

DON: Tu vas sacrifier Koki? ... C’est pour ça que tu l’as emmené avec toi?

LEE: (hurlant) Tu ne peux changer l’ordre de l’univers, tu ne peux pas toujours te moquer de tout!

DON: Calme-toi, tu vas l’effrayer!

LEE: (se recroqueville, entourant sa tête de ses bras, comme s’il était pris d’une forte douleur) Tout s’écroulera... Si tu brises même le plus petit élément, tu...

Don s’approche de lui avec la bouteille d’eau, la lui tend, l’entoure de son bras, Lee boit comme un automate quelques gorgées, repousse brutalement Don.

LEE: Pourquoi tu m’as donné de l’eau... Pourquoi tu profites de la situation...

DON: Tu te sentiras encore plus mal...

LEE: Tu n’as pas compris qu’elle est contaminée!

DON: Par quoi?

LEE: Par toi! Par tout!... Tu vas encore me parler de ta secrétaire...

DON: (l’interrompant) C’est un beau brin de fille!

LEE: Et de tes aventures et de Willie Flegminton...

DON: Billie! Billie Flegminton!

LEE: Et de tes bars, de tes whiskies et de ton fric!

Don lui caresse les cheveux, lui prend la tête sur l’épaule. Lee se libère, respire lourdement, se passe la langue sur les lèvres, il est très agité, il a les gestes de somnambule d’un homme qui n’a rien mangé et rien bu depuis quatre jours.

LEE: Je ne peux pas, tu comprends, je ne peux pas, je ne veux pas... je ne veux pas ça... Le soleil fera son travail, lui il sait... et la nuit aussi, le froid, quand il fera froid... et la pluie, quand il pleuvra... et le tonnerre, quand ... il grondera...

Don réussit à le faire asseoir. Lee s’adosse au tas de pierres, ferme les yeux. Peu après il recommence son manège avec les pierres. Il les trie, les examine, les frôle des lèvres...

DON: Peux-tu me dire enfin pourquoi tu fais ça continuellement?

LEE: Tu ne comprends pas...

UN SILENCE

DON: Si je trouve aujourd’hui la chèvre, tu boiras du lait?.. Tu crois que je la verrai aujourd’hui?... Tu crois qu’on est venu la chercher, tu crois que les chiens l’ont dévorée?

LEE: C’est une chèvre sauvage.

DON: Je ne sais pas si les chèvres sauvages donnent du lait.

LEE: Elle n’appartient à personne! Et il n’y a pas de chiens ici!

DON: Des chiens sauvages, qui n’appartiennent à personne... pourquoi il n’y en aurait pas...

LEE: Don, je t’en supplie!

DON: Bon, ça va...

LEE: Bon.

DON: Bon.

UN SILENCE

DON: Cette nuit, j’ai entendu des hurlements!

LEE: Cette nuit j’ai entendu des chiens qui dévoraient la chèvre...

DON: J’ai entendu des gémissements...

LEE: Des hurlements, des gémissements, oui! ... De tes pépées!

DON: Depuis au moins trente ans on ne dit plus „pépées“! On dit des nanas, des poules, des gonzesses, des poufiasses, des meufs! Mais on dit pas „pépées“!... Tu m’exaspères!

LEE: Tu ne verras jamais cette chèvre.

DON: Excuse-moi!

LEE: Jamais elle ne se montrera.

DON: Je m’en fous de la voir ou pas!

LEE: C’est maman...

DON: Non de Dieu!

LEE: Elle est là qui nous regarde, elle est autour de nous, elle nous donne de son lait, et quand elle cessera de venir, ce sera signe que...

DON: Oui, sauf que maman ne nous a jamais donné du lait, hein?

LEE: Jamais? Elle nous en a toujours donné.

DON: (très étonné) Toujours?

LEE: Avant, oui...

DON: (l’interrompant) Bon, bon, je t’en prie, ça n’a aucune importance... (Don s’éloigne)

LEE: Et ces pierres ont été les témoins... elles ont tout vu...

DON: Et si je dégringolais, si je glissais sur une de ces pierres pleines de mérites, si je plongeais dans le...

LEE: Tu as oublié le seau, où mettras-tu le lait?

DON: Puisque je ne la verrai pas!

LEE: Prends-le à tout hasard, on ne sait jamais!

Don revient, cherche dans la tente, en sort avec un petit seau, s’éloigne.

DON: Et tu ne fouilleras pas dans mes affaires! Ni dans mon sac! Tu touches à rien! Si tu veux changer le sable de Koki, tu le feras quand je serai là, compris?

LEE: (Il commence calmement et finit la tirade dans l’hystérie) Pour la traire prend des précautions! Ne renverse pas son lait sur les pierres! Bois-le pour avoir des forces! Pour être en forme et en bonne santé! Pour grandir, pour devenir un homme! Pour vivre vieux et pouvoir goûter à tous les plaisirs de la vie! A toutes les délices, à toutes ... les femmes!

Lee sort en cachette la bouteille d’eau, boit une, deux gorgées, nettoie la cage de Koki, remet la bouteille à sa place, fait les cent pas, comme s’il guettait quelque chose, sentant une présence invisible.

La mère a cessé de se laver les mains. Elle observe Don, épie le moindre de ses gestes. Puis elle laisse échapper un long gémissement strident. Elle dénude ses jambes, prend le cactus et s’en frotte les genoux. Les mains. Le visage. Le sang gicle.

Lee s’assied près du monticule. Il prend des cailloux, les garde au creux de sa paume, les laisse tomber sur sa tête, les embrasse.

Don revient en balançant le seau vide au bout de son bras, s’assied par terre.

DON: C’est la même chose qu’hier, qu’avant-hier... pas un nuage... Dans quelques heures, on n’entendra même pas les insectes bourdonner... Si jamais il y a des insectes dans ce désert!... Lee, qu’est-ce qui te prend, bon sang, avec ces cailloux!

LEE: C’est un désert, tu dis? Ca a toujours été un désert? Il n’y a jamais eu d’insectes? Ne savions-nous pas depuis notre enfance que c’est un désert, qu’il n’y a pas d’insectes? Réponds-moi!

DON: Nous l’avons toujours su, bien sûr!... Tu te souviens, quand nous avons vu pour la première fois les alpinistes qui rampaient comme des cafards sur la paroi et Anna-Maria a pleuré de rage et nous lui avons promis d’arriver tout en haut du sommet, nous aussi... et nous sommes revenus ici tous les dimanches, tu te souviens, on n’a jamais été aussi persévérants... et elle, pendant qu’elle sautillait comme une chèvre entre les pierres, entre les rochers...

LEE: (l’interrompant) Dieu lui a montré le chemin...

DON: Et comme nous étions étonnés en arrivant enfin ici... fiers, victorieux et uniques...

LEE: Elle a hurlé de joie, elle a dansé...

DON: Cet endroit exerçait sur nous ... une sorte de pouvoir purificateur...

LEE: On grimpait jusqu’ici en deux heures...

DON: La plus paradoxale des cachettes: ouverte à tous les regards et inaccessible, aucun de nos camarades de classe ne nous croyait ... et nous n’avons montré à personne... le chemin secret, le seul chemin menant au sommet...

LEE: Cette fois-ci il nous a fallu presqu’un jour pour le trouver.

DON: On n’a pas cessé de se perdre...

LEE: Parce qu’on avait oublié le chemin...

DON: Je crois que ça va être beaucoup plus difficile pour redescendre... Moi je pourrais m’envoler... je ne sais pas ce qui me retient... cette pierre peut-être...

LEE: C’est la pierre. Elle arrête le regard. Elle est dure, rude, forte, silencieuse. Il n’y a rien d’humain dans ses traits. Sa forme appartient à un autre monde. Tu l’as remarqué? Réponds-moi!

DON: Avec toi, je me suis toujours senti très con, très con, très con!

LEE: Elles ont aussi été des témoins.

DON: Témoins de quoi?

Lee va chercher dans la tente une sacoche, en sort des photos qu’il commence à regarder.

DON: Pourquoi faut-il cent fois te poser la même question sans que tu répondes jamais! ... De quoi elles ont été témoins? UN SILENCE. (Don s’accroupit derrière Lee et regarde les photos par-dessus son épaule).

DON: Tu n’as pas du tout changé... Tu es toujours le même... on croirait même que tu portes toujours le même costume, le même sourire, il n’y a que les canaris qui changent...

LEE: Anna-Maria avec Léon... c’est sa plus belle photo... (il rit)... c’était absolument défendu...

DON: (regardant les photos) Quoi donc, Lee?

LEE: Rien que d’y penser, rien que d’y rêver... c’était déjà condamnable...

DON: De quoi tu parles?

LEE: Ca aussi c’est Léon... une patte rose pâle et l’autre rouge... une mort banale, l’ornithose...

DON: Voila, tu recommences, tu dis quelque chose que je dois essayer de deviner... Un secret qui émerge des profondeurs de ton âme insondable?

LEE: Et voici Léon sous la tonnelle, avant que la foudre ne tombe sur elle... Tu te souviens qui nous l’avait offert?

DON: Le prof de dessin. Qu’est-ce qui était absolument défendu?

LEE: Il est parti en Amérique du Sud. Tu te souviens comme ses yeux étaient bleus?

DON: Bon, je ne vais pas te forcer...

LEE: Je n’ai plus de secret, Don... il a brûlé... et j’ai dispersé ses cendres sur mes paperasses au bureau, sur le soleil, sur mes journées de travail de huit heures, sur mes tisanes, sur les deux semaines de congé en août...

DON: Confidences littéraires?!... C’est la première fois que je t’entends parler ainsi.

LEE: Et la dernière.

DON: Remarque, un même fait peut avoir des significations différentes selon la manière dont on l’exprime... Par exemple, si tu dis: „Toute ma vie j’ai été amoureux d’Anna-Maria, mais je n’ai jamais osé le lui dire, parce que c’était ma soeur“. .. J’improvise... on peut le dire aussi autrement: „La seule gonzesse qui m’ait fait bander, c’était ma soeur, mais quel putain de merdier!“

Lee se dresse comme s’il venait de recevoir une décharge électrique; il est profondément indigné.

LEE: Qu’est-ce que tu veux dire par là?

DON: Rien, excuse-moi... je sais que les gros mots te font rougir, mais reconnais que les deux phrases n’ont pas le même effet.

LEE: Ton exemple était ... extrêmement inconvenant.

DON: Extrêmement inconvenant, en effet. Remarque, quand elle était jeune Anna-Maria était un des plus beaux êtres que j’aie jamais vus... abstraction faite du reste... UN SILENCE ... Mais tu t’en fous toujours des femmes, hein?

LEE: Et ça c’est Fury, un tarin rouge du Vénézuéla, très rare et remarquable chanteur...

DON: Je n’arrive pas à comprendre... Excuse-moi Lee, tu es encore puceau?... UN SILENCE ... Si tu veux, ne me réponds pas... D’ailleurs, il vaut mieux que tu ne répondes pas... Ecoute, Lee, parlons sérieusement...

LEE: (l’interrompant) Bon, je te répondrai... tu sais à quoi je ne pouvais même pas rêver... c’est de posséder toutes les espèces ... de transformer la maison en une vaste volière... tous les murs couverts de treillage, avec des branchages ici et là ... des nids partout, de grands nids, on peut élever comme ça des centaines d’oiseaux... quelques grandes balançoires horizontales ... et au printemps dans les chambres à l’étage des cages et des cages où je pourrais accoupler, faire des croisements... pour obtenir l’espèce rêvée ... et, en rentrant le soir, on entendrait de loin leur chant, un choeur divin, la musique... plus que de la musique... Voici encore Léon, mon Léon préféré, le plus pantouflard de tous...

DON: Et celui qu’on a tué à coups de pierres?

LEE: La portière de sa cage était toujours ouverte, il volait jusqu’au cerisier, mais n’osait se poser sur aucun autre arbre...

DON: Et comment s’appelait celui qui...

LEE: Et ça c’est Tornade, rouge feu, indocile et farouche, mais très mauvais chanteur, je pense qu’un chat de gouttière l’a ... mais c’était de ma faute, je n’aurais jamais dû le lâcher...

DON: Et celui qui a été massacré avec des pierres?

LEE: Ca c’est Platane, un canari isabelle gris-blanc, le plus beau de tous, très mélancolique... nonchalant...

DON: Et celui qu’on...

LEE: Néron a été blessé, il n’a pas été abattu, on lui a cassé une aile, alors que Platane avait la diphtérie, le voici, et Anna-Maria, on sait pas pourquoi, l’a descendu à la cuisine et l’air empesté l’a achevé...

DON: C’est Néron qu’on avait abattu avec des pierres.

LEE: Il avait été blessé. Voici encore Fury, un homme me l’avait vendu au marché, il m’avait demandé une somme fantastique, c’était un vendredi après-midi, je suis allé à la banque et j’ai retiré trois mois d’économies, c’est pour lui que j’ai acheté cette cage... (il montre la cage de Koki).

DON: Néron a été tué à coups de pierres!

LEE: Il a été blessé!

DON: Tué.

LEE: Ca c’est encore toi avec Léon et Anna-Maria... c’est moi qui ai pris la photo dans le jardin... regarde comme elle le tient gauchement par le cou... Tu te souviens de Néron, fou de frayeur dans sa cage, parce qu’elle lançait sur lui tout ce qui lui tombait sous la main, sa cage a été démolie et tu as dû en acheter une neuve...

LEE: J’ai acheté la nouvelle cage pour Fury beaucoup, beaucoup plus tard, parce qu’après Néron on n’a pas eu d’oiseau un long moment...

DON: Il se débattait, il piaillait, se cognait contre les barreaux, tu te rappelles, et elle s’est approchée...

LEE: Là c’est Anna-Maria qui nous a photographiés dans la tonnelle, avant que la foudre...

DON: Elle s’est approchée, elle a pris le grand cendrier de marbre et de toutes ses forces...

LEE: Tu avais de beaux cheveux alors et comme tu étais mince...

DON: Elle a frappé la cage avec le cendrier, mais elle ne l’a touché qu’à l’aile...

LEE: Ca suffit!

DON: Tu étais devenu pâle comme un linge, tu étais prêt à écraser le cendrier sur sa tête, mais tu devais penser d’abord à l’oiseau, parce que ce pépiement désespéré, cette impuissance de l’oiseau affolé ...

LEE: Je t’en prie, tais-toi!

DON: Et alors elle a essayé de te l’arracher, mais elle n’a pas pu, ce qui l’a rendue encore plus furieuse et c’est alors qu’a commencé sa crise...

LEE: Je ne veux plus t’écouter, tu n’as pas compris! Tais-toi!

DON: Elle a hurlé, ses cris ressemblaient à ceux de Néron, mais ils beaucoup plus forts, beaucoup plus laids, parce que lui était faible et elle était énorme et sur le tapis rose il y avait une tache sanglante laissée par Néron et Anna-Maria a essayé d’enlever la tache avec un chiffon, avec un chiffon et des larmes, parce que c’était votre canari préféré, votre seul bonheur, cet oiseau affolé et tu es allé à la salle de bain chercher du coton et du mercurochrome et toutes ces choses destinées aux hommes, mais absolument inutiles pour un canari...

Lee est debout, bouleversé, torturé par le souvenir.

La Mère se lève. Elle marche lentement autour d’eux.

Traduit du bulgare par Roumiana Stantchéva

Imprimer

SERVICES

Par notre intermédiaire, vous pouvez entrer en contact avec un écrivain présenté sur ce site, ou avec le traducteur indiqué au bas des extraits traduits.

Si vous voulez recevoir notre bulletin d’information, à chaque fois qu'un nouvel auteur est présenté, envoyez-nous un courriel.

TRADUCTEURS