Mères (extrait)
Mères, Sofia, Razvitié, 2004 / Ciela 2005 (extrait)
éditions des Syrtes,2006
LIA
C’est scandaleux! Encore un scandale bien bulgare! Une perversion bien de chez nous! Une dépravation de l’esprit! La énième humiliation des artistes en Bulgarie! Tu comprends ce que ça veut dire? Tu comprends ce qu’ils veulent que je fasse? Intellectuel, artiste, homme du verbe, ce sont autant de mots obscènes en Bulgarie! Et parce que certains arrivent tout de même à préserver ce qu’ils sont et à ne pas se foutre jusqu’au cou dans la merde, eh bien, avec eux, on s’y prend autrement: on va les travailler avec des pincettes, l’air de rien, perfidement, en profondeur et par derrière! Ah les enfoirés! Enfoirés! Enfoirés! Vous nous avez détruits! Vous voulez nous rayer de la carte, c’est ça?! Nous écraser?
Kérana avait fait un courant d’air, si bien que toutes les fenêtres et la porte du balcon étaient ouvertes: ils habitaient au dernier étage, et pendant l’été, l’appartement était chauffé par le soleil et devenait invivable, mais ils survivaient tant bien que mal. A l’intérieur, la température dépassait les cinquante degrés, car le toit n’était pas isolé, et avec la chaleur, Yordan faisait souvent des crises de ce genre; aussi bien Kérana que Lia ou les voisins y étaient habitués, d’autant plus que ces derniers y étaient également sujets durant les canicules, sauf qu’ils se disputaient et se battaient entre eux, tandis que Yordan et Kérana se querellaient rarement en principe, d’abord à cause de Lia, car pour Kérana il était absolument exclu que Lia assiste à des scènes, ensuite par inertie, parce qu’ils étaient habitués à ne pas se disputer, à être d’accord (ou à trouver un accord) sur tout, et s’ils n’y parvenaient pas, ils sortaient se promener en silence, mais comme ils aimaient parler tous les deux et tout se confier, leur silence ne durait pas plus d’une soirée. Lia arrivait toujours à comprendre si ses parents étaient fâchés, si leurs relations étaient au beau fixe, si son père était tombé amoureux de l’une de ses étudiantes, s’il était stressé par l’écriture ou accablé par la politique et la situation internationale. Lia ne se fiait pas à leurs paroles ou à leur comportement: plutôt, elle percevait d’une certaine manière par ses antennes secrètes d’enfant l’état d’esprit de ses parents, le degré d’inquiétude, denormalité, de bonheur. Lia était d’une beauté saisissante qui suscitait partout les mêmes réactions: on la cajolait, on la pinçait gentiment, on lui caressait les cheveux, on lui levait le menton, on la regardait, et ses cils! Elle a des cils incroyablement longs, on dirait qu’ils sont dessinés ! Et ses yeux! Et ses cheveux! Elle ressemble à une icône et à une nestinarka[1] à la fois, «christianisme et paganisme se fondent dans ta fille pour ne faire qu’un», comme le disaient des collègues de son père, mais de qui tient-elle?On ne peut pas dire que tu sois beau, sans parler de ta femme! lançaient-elles perfidement, et de nouveau on regardait Lia avec insistance, on la tournait et retournait dans tous les sens, on l’examinait sous toutes les coutures, on la touchait, comme si elle était à vendre. Quant aux femmes plus âgées, des amies de sa grand-mère, elles enjoignaient aussitôt, faisant semblent de cracher[2] (parfois même, elles mouillaient de salive le visage de Lia): «Pfou, pfou, mon Dieu qu’elle est moche, qu’elle est affreuse! regardez-moi ça, les poules l’ont toute salie! Les poules l’ont toute salie!» C’est par ces incantations magiques mêlées de salive que les grands-mères et les amies écartaient de Lia les puissances maléfiques sans aucun doute attirées elles aussi par sa beauté, car à l’école, il n’était pas rare qu’éclatent des bagarres entre les partisans de Lia et ses ennemis, bagarres qui opposaient non seulement des élèves de sa classe, mais aussi d’autres classes, inférieures ou supérieures, bref, Lia entraînait tout le monde dans la bataille, et bien souvent, il y avait des têtes fêlées, des bras ou des jambes cassés, des cheveux tirés, des sacs renversés, des livres scolaires volés, des larmes dans les yeux, des punaises sur les bancs et bien d’autres histoires. Quant à Lia, elle se plaisait terriblement à elle-même et passait des heures entières devant le miroir à étudier le chatoiement de ses yeux, la couleur de ses cheveux, diverses coiffures, divers regards et sourires, en fonction des situations et flirts. Elle avait un faible pour ce qu’elle appelait «son regard hautain», elle redressait tout son corps et son cou, relevait le menton, cillait d’un air charmant, ne voyant presque rien à cause de ses longs cils, esquissait une inflexion de la tête et toisait le pauvre malheureux imaginaire qui tentait de la persuader de se laisser accompagner jusque chez elle après l’école; son regard était destiné à figer le sang de ce dernier dans ses veines et à le clouer sur place, mais habituellement, le pauvre malheureux en question n’était pas moins impertinent et jouissait du spectacle de Lia marchant la première, la tête droite légèrement en arrière, et le regardant, ce qui avait en général pour effet de la faire heurter un poteau ou encore un élève ou un professeur qui arrivaient en face: Lia était alors la première à pouffer de rire, bientôt imitée par tous ses camarades. Lorsqu’elle se tenait devant le miroir, à répéter son regard, elle éclatait aussi de rire, et ce qu’elle aimait par-dessus tout, c’était se regarder rire, car c’est alors qu’elle était vraiment le plus jolie: non pas lorsqu’elle souriait d’un air pensif, mais quand elle était drôle même pour elle-même, et plus elle se regardait dans le miroir, plus elle s’amusait elle-même, plus elle riait et prenait du plaisir à se contempler elle-même. Elle avait un corps exquis, mince, élancé, tendu comme une corde, qui semblait prêt à se casser à tout moment, ses gestes et son maintien très droit étaient si beaux et si naturels que tout le monde autour d’elle commençait à se sentir pataud, balourd et inadéquat, sans le vouloir elle créait un nouvel ordre, une nouvelle harmonie. Elle était tacitement reconnue comme la chouchoute et la beauté de la classe jusqu’à l’arrivée de Iavora. Alors, on commença à ne pas être d’accord quant à celle qui était la plus belle, et deux camps se formèrent. Mais comme c’était stupide, cela ne dura exactement que le temps d’une récréation, et à la suivante, quelqu’un déclara que si Iavora était une enfant, elle serait comme Lia, et que lorsque Lia grandirait, elle deviendrait comme Iavora, et ce jugement digne de Salomon apaisa la compétition tacite qui divisait les deux camps et dont les deux intéressées n’avaient cependant aucune idée. Si bien que Lia était habituée à sa beauté et l’aimait, plutôt elle s’en amusait, mais sans lui accorder d’importance particulière, car pour elle, l’essentiel, c’était autre chose, c’est-à-dire la danse et le ballet qui accaparaient toute son attention: ce qu’elle aimait le plus au monde, c’était danser, lorsque je danse, je deviens autre, il y a quelque chose en moi, disait-elle à sa mère et à son père qui s’efforçaient de comprendre et de s’expliquer la cause de cet excès de danse, il y a quelque chose en moi, lorsque je suis toute droit, tenez, là, dans le plexus solaire, une sorte de silence qui me pousse à voir la musique en mouvements, je ne sais pas si vous me comprenez, le lien entre le silence, là, au-dessus du plexus solaire, et la musique me poussent à bouger et à inventer tous ces mouvements, c’est plus clair maintenant? En plus, je sens une lumière, quand je danse il y a en moi une lumière, je le sais avec certitude, la seule manière pour moi de traverser ma vie, c’est de la danser, maman, papa, vous m’écoutez?
Oui, mais tu sais bien qu’il y a deux ans, tu as été recalée aux examens de l’école de chorégraphie, tu ne peux pas aller éternellement à des cours privés de ballet, ce n’est pas comme ça que tu vas devenir une vraie ballerine, au mieux, une danseuse de cabaret.
Maman, papa, je deviendrai une vraie ballerine, et pas une danseuse de cabaret, je serai célèbre et vous serez fiers de moi.
Ce n’est pas possible, ma petite fille, tes professeurs disent que tu as les os trop gros, que tu n’as pas ce qu’il faut…
Maman, papa, les professeurs sont des imbéciles, ne les croyez pas…
Il n’y a qu’à Paris, à l’Ếcole de danse contemporaine, que tu pourras apprendre le ballet de manière professionnelle. Du moins c’est ce que nous ont dit ceux qui sont intervenus en ta faveur et qui insistaient pour qu’on te prenne à l’école, mais ceux qui étaient contre étaient plus nombreux, et c’est comme ça qu’ils l’ont emporté, et maintenant, tu dois oublier la danse, le ballet, la lumière, et te consacrer aux langues et à la littérature…
L’Ếcole de danse contemporaine de Paris?
Oui, mais pour ça, il faut de l’argent, beaucoup d’argent, Lia, et je ne sais pas où on les trouverait, et cela faisait déjà deux ans qu’ils avaient cette discussion, et pendant toute la journée, Lia dansait et s’exerçait dans sa chambre, échauffement, première position, deuxième, Lia refusait d’accepter l’affreuse vérité, à savoir qu’elle n’avait pas accès aux écoles, aux professeurs, maman, papa, je vis le plus intensément lorsque je danse, mais, ma petite chérie, ça, tu l’as entendu de la bouche de ton père, ce n’est pas ta propre pensée, tu es encore trop petite pour comprendre des choses pareilles, et invariablement, sa mère la prenait dans ses bras et se mettait à lui caresser le visage, triste et silencieuse, Kérana éprouvait alors un sentiment confus, qu’elle n’exprimait jamais, mais profond, et il l’atteignait au cœur de son amour maternel, car elle avait déjà calculé des milliers de fois quelle somme minimale leur serait nécessaire pour l’Ếcole de danse contemporaine de Paris, et elle n’arrivait jamais à moins de vingt mille euros, et même si Lia arrivait à obtenir une bourse, ils n’avaient rien à vendre, ni bien immobilier, ni bijoux, et elle ne voyait vraiment pas comment ils pourraient gagner autant d’argent, et le cœur de Kérana se serrait, mais elle ne voulait pas le montrer, elle voulait le cacher et elle prenait sa fille dans ses bras et se mettait à lui caresser les cheveux, parce qu’au fond de son cœur de mère, elle savait: Lia deviendrait une ballerine célèbre.
Mais cette danse te prend maintenant tout ton temps! Son père essayait de la raisonner, car il ne parvenait pas à comprendre qu’on puisse préférer sautiller et faire des mouvements à gauche et à droite, plutôt que d’écrire des poèmes et des romans, son père, Yordan, était dans l’incapacité totale de comprendre que l’on ne puisse s’adonner à l’écriture de romans et de poèmes, pour lui, les gens qui ne s’occupaient pas de littérature n’étaient que de semi-humains, voire des non-humains. Je n’arrive pas à piger, disait souvent Yordan devant ses collègues amis, ou simplement devant Kérana et Lia, et je ne comprendrai sans doute jamais, ce que peut bien faire quelqu’un s’il n’écrit pas. Comment peut-il appréhender le monde? Quand est-il heureux? Par quel biais peut-il transfigurer la vie, la penser? Rien qu’en la contemplant ? Absurde! Or, chez l’écrivain, vie et écriture sont intimement liées, l’écriture est un moyen de vivre davantage, plus profondément, plus clairement, plus intérieurement, plus, tout simplement, parce qu’en écrivant, il vit plus intensément même que dans la vraie vie! Et les collègues écrivains de son père hochaient la tête en signe d’assentiment à cette vérité bien connue dans leur milieu, sur le lien entre le vivre et l’écrire, entre l’aveugle et la canne blanche; bon, prenons le cas d’un homme d’affaires normal, qui travaille toute sa sainte journée, qui a légalisé son business et qui porte toujours un costume cravate, digne, rasé de près, eh bien, il gagne de l’argent et c’est son objectif, mais après? Le temps pour une vie personnelle vient ensuite, après le boulot, d’accord? Et alors? Qu’est-ce qu’il fait? Comment vit-il sa vie personnelle? En allant au tennis? En s’occupant de sa femme, de ses enfants, de ses maîtresses, en escaladant les montagnes? Pour son père, être un artiste, et surtout un écrivain, c’était synonyme de prophète et de saint, d’homme de Dieu, doté par le Seigneur d’un talent dont il était responsable et qu’il devait cultiver sans arrêt. Il ne comprenait pas ses collègues qui gaspillaient leur talent, notamment dans la boisson, ou le vendaient aux dirigeants, ou encore le mettaient au service d’une cause politique, bref d’une connerie, et il méprisait ceux qui, décidément n’arrivaient pas à croire à l’importance de ce don qu’ils auraient dû servir avec une vénération toute religieuse, car ils l’avaient reçu pour en faire profiter les autres, c’était ça, et rien d’autre qui lui donnait tout son sens. Yordan encourageait ses jeunes collègues, les stimulait, les réconfortait, s’occupait d’eux avec le sentiment qu’il s’agissait de frères prophètes, l’impression de créer et d’entretenir la communauté dont dépendait l’avenir du monde. Aussi bien le public que la critique le considéraient comme le plus talentueux des jeunes écrivains, ses nouvelles et romans étaient déjà traduits dans plusieurs langues, tous n’avaient que son nom à la bouche, on l’invitait à participer à des jurys, à s’exprimer sur des thèmes brûlants à la télévision, à la radio, dans les journaux, tous voulaient le connaître, espéraient qu’il signerait les livres qu’ils avaient achetés de lui, qu’il discuterait avec eux, qu’il ferait partie de leurs bandes d’amis, de leurs soirées, de leur bar, ses amis fondaient comme neige au soleil, tandis que le cercle de ses connaissances s’élargissait de plus en plus et que ses ennemis l’atteignaient de plus en plus souvent au cœur, de leurs flèches empoisonnées, le blessant jusqu’au sang, car il ne voyait pas de sens aux querelles, à la confrontation, aux paroles perfides à l’encontre des autres, il savait dans son être le plus intime qu’ils n’avaient pas autant de talent que lui, et il les plaignait, il se disait qu’il ne savait pas ce qu’il aurait fait s’il s’était trouvé à leur place et tout au fond de lui-même, il leur pardonnait sans leur en vouloir. Il n’était pas parvenu à s’habituer aux mondanités auxquelles il était de plus en plus souvent convié, aux cocktails et soirées officielles, il était gêné de devoir y assister, il n’arrivait pas à discuter et à entretenir des conversations amicales avec tous, à parler pour le plaisir de parler, au contraire, il ouvrait rarement la bouche, faisait de courtes phrases, de longues pauses, des réponses laconiques, ses interlocuteurs suaient sang et eau tant ils étaient mal à l’aise et avaient le sentiment de parler pour ne rien dire, ils ne comprenaient pas ce qu’il avait en tête, or il voulait simplement leur signifier qu’il ne faut exprimer que ce qui est important, les grandes et belles choses, et que lorsqu’un homme en rencontre un autre, c’est un véritable événement, car chacun peut révéler à l’autre les arcanes et les prodiges de l’univers et de son monde intérieur, ce qui d’ailleurs revient au même si l’on se réfère aux sages de l’Antiquité. Yordan était toujours prêt à écouter, écouter, c’était le meilleur auditeur, tous venaient auprès de lui pour raconter leur vie, leurs amours, se confier, demander conseil, car tout ce qu’on lui avait dévoilé pouvait se transformer en roman ou en récit, eux-mêmes pouvaient devenir les héros de ses récits et de ses romans, bref quelque chose d’unique, de profond et d’authentique, la plupart des gens n’avaient pas conscience de leur unicité, et la littérature était seule susceptible de le leur suggérer. Parfois, ses yeux devenaient rouges à cause de la fumée de cigarette et des nombreux cafés absorbés, à de tels moments, il semblait d’un autre monde et vulnérable et attirait encore plus l’attention des gens, car, n’est-ce pas, tel doit être un véritable écrivain, d’un autre monde et vulnérable, sinon, comment pourrait-il percevoir les mystères, puis les raconter et les rendre accessibles au commun des mortels? Yordan préparait ses cours sur les classiques bulgares avec un soin extrême, éprouvant pour eux une véritable piété, à ses yeux rien ne pouvait être plus important pour un Bulgare que Sofroni de Vratsa, Zakhari Stoyanov et Vazov[3], il citait des passages entiers de «L’Épopée des oubliés», déclamant sur un rythme si vrai que ses étudiants le priaient de relire et relire encore, comme si c’était la première fois qu’il découvraient la poésie et la musique de ces vers, l’héroïsme, le tragique et autres clichés des théories littéraires, ils écoutaient, fascinés, l’extraordinaire interprétation de leur professeur, aucun acteur ne pouvait atteindre cette subtilité, cette maîtrise, ses cours se transformaient en spectacles, on se pressait pour y assister et il y avait des gens debout, extasiés, transportés par les mots; inspiré, il leur révélait la magie du verbe qui sauverait le monde, source enivrante d’une vie secrète et plus profonde. Yordan agissait sur ses étudiants comme une recharge miraculeuse, de chacun de ses cours ils ressortaient meilleurs, moins bêtes, grandis, car il leur transmettait avec bonheur le sentiment qu’ils avaient une mission à accomplir, il leur faisait sentir la grandeur et la noblesse de l’esprit que l’on pouvait découvrir en toute chose et à tout moment, la littérature donnait un nom et une forme à ce qui restait invisible à l’œil nu, c’est par les mots que cet invisible se manifestait, tel était le sens du verbe, telle était l’incroyable signification du créateur et de l’art.
Ils vivaient tous les trois, avec Kérana et Lia, dans un tout petit appartement, avec un salon, une chambre et une cuisine, la chambre était pour Lia, quant à Kérana et Yordan, ils dépliaient le canapé du salon pour dormir, et le seul endroit possible pour écrire demeurait la cuisine, endroit pourtant terriblement incommode, car il était impossible d’y installer l’ordinateur, au mieux on pouvait y transporter la machine à écrire, sauf que le fracas des touches aurait empêché Kérana de dormir, si bien que Yordan écrivait à la main, au stylo plume et à l’encre, c’est bizarre que personne n’ait songé à m’offrir une plume d’oie, disait-il pour plaisanter, bien qu’il n’eût guère envie de rire, car il devait attendre que tout soit prêt, relu, corrigé, réécrit, complété, pour recopier le texte dans l’ordinateur installé cette fois-ci à cette fin dans la cuisine pour quelques jours seulement.
Pour l’heure, le père de Lia continuait d’arpenter l’appartement, de la cuisine au salon, du salon à la cuisine, tandis que Lia et Kérana se faisaient toutes petites sur le balcon, feignant de ne pas entendre, de ne pas savoir, de ne pas prendre part: deux heures auparavant, on avait appelé Yordan au téléphone pour lui annoncer la création, à partir de cette année, d’un grand prix littéraire; le jury avait décidé qu’il en seraitle premier récipiendaire, et on l’appelait pour l’en informer et lui demander s’il n’avait rien contre cette décision.
Et qui finance ce prix? demanda innocemment Yordan.
«Intrafax», répondit le membre du jury.
Silence au bout du fil.
Allô? demanda le membre du jury, Yordan tu m’entends,?
Oui, je t’entends, répondit ce dernier.
Pourquoi tu ne dis rien?
Parce que… répondit Yordan, mais l’autre l’interrompit.
Qui d’autre pourrait donner autant d’argent pour la littérature, hein, espèce d’idiot?
Et c’est quelle somme?
Vingt mille euros, répondit le membre du jury.
Le silence fut encore plus long et plus dense cette fois.
Allô, qu’est-ce qui se passe, tu n’es pas content?
Euros, tu as bien dit? demanda Yordan d’une voix sourde.
Oui, euros. Ou quarante mille léva[4].
Quarante mille léva? répéta Yordan d’une voix encore plus assourdie, comme s’il ne connaissait pas le cours de l’euro.
Ếcoute Yordan, qu’est-ce que tu as, ça ne va pas, est-ce que Kérana est là, allô, allô! criait le membre du jury à l’autre bout du fil.
Et qu’attend-on de moi?
Arrête, on ne va rien te demander, on te décerne un prix, c’est tout, on t’estime, on te tend la main.
Et pourquoi on me tend la main?
Oh, écoute, ne sois pas si méfiant! Digère la nouvelle et ce soir, je te rappelle pour que tu confirmes, parce qu’il veulent faire un tabac dans les médias et ils veulent être sûrs que tu acceptes le prix. Des fois que t’aurais l’intention de prendre des grands airs et de le refuser en public, c’est pour ça qu’on t’appelle avant.
Le membre du jury raccrocha et Yordan sentit ses extrémités tout engourdies.
«Intrafax» était le groupe le plus maffieux du pays; ses chefs, qui avaient pour surnom Le bec, Le Sagittaire, L’Aigle etc. se tiraient dessus les uns les autres aux carrefours, leurs voitures volaient en éclats, leurs bureaux étaient la proie d’attentats, leurs enfants étaient enlevés, leurs maîtresses menacées, tous conduisaient sans exception des Mercedes aux verres teintés, se déplaçaient avec des gardes du corps à lunettes noires et au cou épais, possédaient des maisons sur la côte californienne, des îles dans la mer Ếgée des compte en banques bien garnis en Suisse, c’était des bandits qui s’étaient enrichis par le trafic de drogue, de chair humaine et d’armes, ils tenaient un réseau de prostitution dans toute l’Europe, ils ne se cachaient même pas d’avoir été les exécutants déclarés des anciens flics de la Sécurité d’Ếtat, et c’est dans leurs mains que le Parti avait fait passer le meilleur et le plus gros morceau du gâteau qu’ils avaient le culot d’exhiber avec arrogance et vulgarité, en même temps que leur cou épais et leurs doigts boudinés, recouverts de bagues et de chaînes en or. Et c’étaient des gens comme ça qui allaient lui décerner un prix littéraire! C’étaient eux qui avaient apprécié son œuvre! Mais ils ne savaient même pas lire! Sa première réaction, après avoir raccroché, fut d’éclater de rire, un rire pétillant, profond, sincère, qui incita Kérana et Lia à se joindre à lui et à sourire, tandis qu’il se tenait les côtes de rire tout en tournant comme une toupie dans l’appartement, plié en deux, et elles attendaient patiemment de pouvoir partager cette gaieté, cette hilarité, sans doute provoquée par la énième stupidité des mœurs littéraires ou de la vie universitaire, mais apparemment, c’était encore plus drôle, car il n’arrivait décidément pas à s’arrêter, son fou rire s’interrompait quelques secondes, portant à son comble l’impatience de Kérana et de Lia à en connaître la cause, mais, hélas, Yordan repensait au coup de téléphone et de nouveau, le fou rire le reprenait pour ne pas le quitter. Enfin, il parvint à leur expliquer ce qui s’était passé. Le visage de Kérana se figea. Même Lia, toujours en mouvement, toujours mobile, demeura pétrifiée. Un étrange silence s’installa. Il les regardait, abasourdi. Que se passe-t-il, demanda-t-il, comme si de rien n’était. Pourquoi vous vous taiseztout à coup ?
Et toi, pourquoi tu ris? demanda Kérana, mais en réalité, ce n’était pas une question, elle ne faisait qu’exprimer son désir catégorique de ne pas entendre la réponse.
Comment ça? rétorqua Yordan, perplexe.
En ce qui me concerne, je ne vois rien de drôle, c’est plutôt une heureuse nouvelle, non? répondit Kérana avec une gaieté exagérée.
Et qu’est-ce qui est heureux? demanda Yordan, étonné.
Eh bien, une somme pareille… prononça Kérana, hésitante, tant d’argent… On pourra envoyer Lia étudier à l’Ếcole de danse contemporaine à Paris! … On pourra transformer le grenier en bureau! Comme ça, tu pourras enfin travailler normalement:!
La foudre s’abattit sur Lia. Chaque mot entendu si inopinément avait un pouvoir magique: contemporaine, Ếcole, danse, Paris. Leur combinaison, qui voulait dire qu’on l’enverrait étudier à Paris, lui donnait carrément le vertige. Elle en eut le souffle coupé. Elle entra dans sa chambre. Ferma la porte. Et se mit à danser, comme dans les moments les plus difficiles ou les plus heureux jusque là. Ou plutôt, elle s’efforçait de transfigurer par la danse le tremblement de son corps. Il en résulta, sans qu’elle le veuille, quelque chose qu’elle n’avait encore jamais vu nulle part et dont elle ne savait pas si cela pourrait se répéter. Elle tremblait, dansait, vibrait, comme une feuille au vent, le vent et la danse tentaient de l’arracher et de l’emporter, mais elle leur résistait, ondulait, ployait, le vent, la danse et Paris se la renvoyaient comme une balle, la faisaient tourner, jouaient avec elle, la transformaient en biche galopant dans la forêt, en nuage au visage humain, en serpents lovés ou en taureau furieux, en torrent rapide, tout débordait de vie, d’exaltation, de sens, et la danse quil’attendait! La danse qu’allaient lui apprendre les professeurs de Paris! Désormais, elle danserait éternellement et offrirait du bonheur aux autres, telle était sa destinée et elle s’accomplirait, maintenant, parce qu’on décernait un prix littéraire à son père, avant beaucoup d’argent!
Mais oui, une somme pareille, répéta Kérana en s’asseyant lentement sur le canapé qui, le soir, leur servait de lit. C’est une grosse somme…
Quoi? hurla Yordan, et Lia fut littéralement paralysée au beau milieu de sa chambre, la danse-frémissement s’arrêta net. Elle n’avait jamais entendu ses parents crier. Tu crois vraiment que je vais accepter leur argent de merde? Tu crois vraiment que je vais le prendre? C’est ça que tu veux me dire, que tu crois que je vais prendre cet argent?
Lia s’écroula par terre. Personne ne l’entendit. Comme une marionnette. Quelque chose s’était brisé et elle n’était qu’un tas de morceaux de Lia: tête, bras, jambes, corps de Lia, jetés en désordre. Elle ne respirait plus.
Et tu ne vas pas le prendre? entendit-elle la voix de sa mère, puis de nouveau le silence auquel elle avait l’impression de ne pouvoir résister.
Tu n’as vraiment pas l’intention d’accepter? redemanda Kérana, quelques minutes plus tard, le regard baissé, résignée.
Yordan la regarda et au moment où il allait répondre, il sembla se souvenir brusquement de quelque chose et se tut.
De nouveau le silence, ce silence qui laissait filtrer des conversations fortuites, venant de la rue, quelqu’un gonflait un pneu de sa voiture, des enfants jouaient au footbag, de temps à autre, un bourdon voletait au-dessus des géraniums du balcon, une voix de femme, à l’autre bout de la rue, appelait avec de plus en plus d’insistance son enfant pour le déjeuner, instinctivement, Kérana sortit sur le balcon, car l’espace, dans l’appartement, s’était tout à coup rétréci, et elle se mit à arroser une fois de plus les fleurs dans les pots, bien qu’elle l’ait déjà fait le matin.
Les fils se retendirent: ils redressèrent Lia, la firent sortir de sa chambre, lui firent traverser le salon et la laissèrent sur le balcon, près de sa mère qui arrosait les fleurs comme un somnambule.
Yordan apparut sur le balcon, alluma une cigarette et s’appuya au chambranle de la porte-fenêtre. Il regarda Kérana qui lui tournait à moitié le dos, faisant semblant de ne pas l’avoir remarqué. Il regarda Lia, son corps frêle et tendu qui lui sembla encore plus allongé, ses cheveux tirés en queue de cheval. Lia avec le regard figé, plongé dans celui de son père.
C’est toi qui décides, prononça-t-il lentement en regardant sa femme droit dans les yeux.
Qu’est-ce que tu veux que je décide? demanda Kérana, affolée, et Lia se dépêcha de filer comme un chat du balcon de toute façon trop étroit.
C’est toi qui décides si je dois accepter cet
argent ou non, dit Yordan calmement.
Ah oui? ce fut tout ce que Kérana parvint à articuler, car elle ne s’y attendait pas du tout, jamais elle n’aurait imaginé cet arrangement fatal. Elle enfouit son visage dans les géraniums, à la recherche de feuilles ou de fleurs pourries, les arrachant nerveusement, sans parvenir à saisir si la situation était avantageuse ou non: d’un côté, elle était idéale, mais de l’autre catastrophique, il avait trouvé le meilleur moyen de se défiler, en lui laissant le choix, mais en fin de compte, ce n’était pas elle que l’on récompensait, mais lui, ce qui était en jeu, c’était son nom et son argent à lui, pas les siens propres, il n’a pas le droit d’agir ainsi, se dit-elle brusquement, il n’avait pas le droit de se défausser sur elle de qui le concernait directement. Elle allait le lui dire lorsqu’une autre pensée lui vint subitement à l’esprit et lui réchauffa le cœur: elle ne recevrait probablement jamais de plus belle déclaration d’amour et de confiance, son mari lui livrait la partie la plus intime de son être, elle pouvait la vendre ou la garder intacte, elle tenait son âme entre ses mains, et à cette pensée, elle eut le vertige, se mit à frémir, tout comme, l’instant d’avant, sa fille avait tremblé toute seule dans sa chambre, elle sentait l’âme de son mari en elle, dans son corps, frémissant elle aussi, fragile et effrayée par la catastrophe qui rôdait alentour, son âme était fragile et effrayée et ployait sous le poids de son amour pour elle et pour le monde, ployait sous les responsabilités, l’affliction et les élans d’enthousiasme, attendant d’être décapitée ou laissée en vie, Seigneur, quelle idiote je suis! Qu’est-ce que j’allais faire! J’allais vendre tout cela pour une assiette de lentilles, j’allais tout détruire pour ces foutus euros, qui m’a sauvée, qui m’a aidée, est-ce un ange qui est passé près de moi sous la forme de ce bourdon et a levé les voiles qui nous entravent, merci, Seigneur, merci, et elle se tourna vers son mari, les larmes coulaient de ses jolis yeux, il fumait toujours et la regardait, et savait qu’elle ne le trahirait pas, il était sûr de sa femme, il savait qu’elle serait toujours avec lui, quoi qu’il arrivât, elle serait toujours avec lui et ne le trahirait jamais, elle l’étreignit et murmura: bien sûr que tu vas refuser le prix, et il la serra dans ses bras, si fort qu’elle ne pouvait pas respirer, il la pressait contre lui, je suis tombé amoureux d’abord de ton nom, Kérana, de la beauté primitive de ton nom, ensuite de tes cheveux frisés tombant en cascades, et enfin de ton corps puissant, fait pour mettre au monde des enfants, mais avant tout, c’était ton nom, Kérana, et ensuite tes cheveux, tes seins, ton corps, lorsque je ne peux plus écrire, lorsque je ne peux plus vivre, je commence à inscrire ton nom, Kérana, j’écris Yordan, Kérana, Lia, je les répète intérieurement, cette musique de nos noms, Kérana, mais pas seulement de nos noms, la musique entre nous, Kérana, et pas seulement entre nous: la musique, les mots, la tendresse, Kérana, et le sentiment du divin et les fulgurances, la sensation que Dieu nous observe, les miracles de notre vie, Kérana, de notre quotidien, tant de voix divines autour de nous, Kérana, et nous ne les entendons pas, nous ne les voyons pas, ça me fait mal, tout me fait mal, Kérana, tout, parfois, si tu n’étais pas là, je m’éparpillerais, Kérana.
Et on entend toujours, dans la rue, les cris de ceux qui jouent au footbag, celui de la mère appelant son enfant. Lia observait leurs mouvements de la cuisine, ces mouvements semblables, presque symétriques, ceux de son père, retenus, profonds, virils, ceux de sa mère, dispersés et confus, mais parallèles à ceux de son père, synchronisés il faut les transformer en danse, se dit machinalement Lia, et elle voyait la danse, les danseurs et la musique, elle voyait même le bourdon qui voletait toujours auprès d’eux. Ils étaient là, enlacés, pleurant et s’embrassant, comme s’ils s’étaient retrouvés après une longue séparation, et Lia comprit que son père avait renoncé au prix, qu’elle ne partirait pas à Paris, qu’elle ne saurait pas, ne pourrait pas, ne développerait pas ses dons et qu’elle ne suivrait pas la voie tracée à l’avance par son destin. Elle avait envie d’aller les rejoindre, de tomber à genoux devant eux et de leur dire, je vous en prie, je vous en supplie, acceptez cet argent, envoyez-moi à Paris, c’est ce qu’il y a de plus important pour ma vie, je vous en supplie, ne m’enlevez pas ça, elle avait envie de rester à leurs genoux et de les implorer jusqu’à ce qu’ils acceptent de prendre cet argent et de lui faire faire des études à Paris, c’est ma dernière chance de devenir ballerine, de danser, puisqu’on m’a renvoyée de l’école bulgare, puisque je n’ai pas d’autre endroit où aller étudier, puisque de toute façon j’ai pris du retard et que je dois beaucoup, beaucoup rattraper, or c’est seulement à Paris que j’aurai lapossibilité de le faire, avec des professeurs différents de ceux d’ici, des professeurs qui s’occuperont de moi et m’aideront dans ma voie, qui m’apprendront à découvrir mes propres mouvements, mes inflexions et mes musiques.
Maman, papa, aidez-moi, envoyez-moi là-bas, ne me laissez pas ici, j’ai du mal à vivre ici, j’ai du mal à vivre sans la danse, maman, papa, aidez-moi, mais elle ne pouvait pas prononcer les mots, elle pouvait les danser, mais pas les dire, les mots étaient impuissants, incolores, faibles, elle entra dans sa chambre, se déshabilla et se coucha, la tête enfouie entre les bras, elle ferait semblant de dormir tout l’après-midi, mais en réalité elle pleurerait sous ses draps, elle pleurerait, pleurerait l’école et les professeurs de Paris, pleurerait sa danse, sa voie, les mouvements et les inflexions qu’elle n’apprendrait jamais
Vers le soir, sa mère entra, inquiète, dans sa chambre, que se passe-t-il, tu es malade? Tu ne te sens pas bien?
Non, je n’ai rien, je sors maintenant, j’ai rendez-vous avec Iavora et les autres, elle fermerait sans bruit la porte de sa maison, sa mère et son père se préparaient avec volupté à regarder la coupe du monde de foot, elle sortirait en dansant sur les marches de l’escalier, s’arrêtant à chaque étage et cherchant la pose de l’oiseau blessé qui s’affaisse lentement sur le sol.
Mais parlez! Parlez! Comment rêvez-vous Iavora?
Vous êtes obligée de nous le dire!
Vous ne pouvez pas garder davantage le silence!
Ouvrez les yeux! Ouvrez-les, je vous dis!
Regardez-moi!
Lia!... Lia!
Pour la centième fois je vous demande comment vous rêvez Iavora!
Arrêtez de vous taire!
Je… je … je…
S’il vous plaît, emmenez-la !
Traduit du bulgare par Marie Vrinat